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28/11/2012

Patrice de la Tour du Pin, Une Somme de poésie

                          

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                Un corps à naître

 

Du plus secret, des fonds de la moelle et du sang,

Un corps de femme doit surgir…

Il se forme, il est pris déjà dans mon désir

Qui rôde sur ses seins, ses jambes, les découvre

Brusquement de la nuit qui voudrait les retenir ;

Et tout le corps émerge enfin dans l’ombre douce,

Ses bras, ses yeux fermés encore, et cette bouche

Où ma vie tout entière entrera d’un baiser.

 

Et tout s’étonne autour, chancelle de surprise,

Les arbres ont plié leurs branches sur les brises,

Tout se retient… Et moi de même, à m’épuiser…

 

Elle sera plus belle à retarder l’étreinte ;

Il faut laisser monter aux vagues de désir

Ce qui la pressentait aux songes, à la crainte,

À l’espoir que ses yeux se dorent de plaisir ;

Et découvrir la place, ombrée par les cheveux,

Où mon baiser vraiment fera mourir deux êtres…

 

Attendre ? Ce n’est pas celle qui doit venir,

Rien qu’un pâle mirage au monde nébuleux,

Pas vraiment elle et sa surprise, sur mes rêves,

Pas la chair qui ne fait qu’une chair avec moi…

 

Quand mon baiser sera comme un appel de lèvres

D’agonisant qui cherche l’air une dernière fois.

 

Patrice de la Tour du Pin, Une Somme de poésie, I, Gallimard, 1981, p. 84-85.


À propos de Patrice de la Tour du Pin

 

   Les histoires de la littérature au XXe siècle consacrent très peu de place à Patrice de La Tour du Pin (1911-1975), poète plutôt oublié et peu lu aujourd’hui. Ce n’est pas tant ses exigences de poète chrétien qui l’ont mis à l’écart — Pierre Emmanuel (né en 1922), Jean-Claude Renard (né en 1916), ses quasi contemporains, avec des choix spirituels analogues, ont eu une reconnaissance du public qui lui a échappé — que son isolement général du paysage poétique. Mais aussi sa vie à côté, jamais mondaine, éloignée du monde de l’édition : il a vécu l’essentiel de sa vie au château familial de Bignon-Mirabeau, dans le Gâtinais, sans autre souci que de se consacrer à l’écriture.

   Son premier livre, La Quête de joie, salué par Supervielle, est édité à compte d’auteur en 1933, repris en 1939 par Gallimard. C’est le point de départ d’une œuvre importante, tous ses textes étant progressivement réunis sous le titre Une Somme de poésie à partir de 1946, somme sans cesse augmentée jusqu’à former dans l’édition définitive revue par l’auteur trois gros volumes, sous-titrés : I. "Le jeu de l’homme en lui-même" (1981), II. "Le jeu de l’homme devant les autres" (1982), III. "Le jeu de l’homme devant Dieu" (1983). Chacun des volumes est à son tour divisé en livres. Ces trois volumes constituent aux yeux de ceux qui les étudient un ensemble très structuré, mais la complexité du projet fait qu’ils ont été reçus comme un amas de recueils hétérogènes.

   Les études de l’œuvre ne manquent pas(1), surtout depuis la disparition de Patrice de la Tour du Pin. Elles restituent le foisonnement du travail poétique, et notamment situent la place de La Quête de joie, livre fondateur, dans l’édifice. Résumer les contenus d’Une Somme de poésie, c’est-à-dire de 40 années de réflexions, est exclu ; on se limitera à relever l’importance du mot "jeu", à la fois jeu avec le langage et jeu comme action dramatique, ce que soulignait Patrice de la Tour du Pin lui-même : « J’ai bien fait de m’en tenir au terme de "jeu" pour désigner en même temps ce que je suis, ce que je fais, ce que je cherche », et il ajoutait « le mot même de "jeu" me ramène au plaisir naïf, natif de l’enfant »(2). Le jeu théâtral, ici comme ailleurs, revêt sans aucun doute une dimension cathartique, mais il est aussi, profondément, au service de la « tentative d’élucidation du mystère de l’homme et non plus seulement de l’individu. »(3) Pour un des commentateurs, on peut lire Une Somme de poésie comme une « longue pièce théâtrale en 3 actes ("jeu") avec un acteur unique ("l’homme"). Le sujet de l’œuvre est également unique : la recherche d’une parole poétique susceptible d’accueillir et de refléter la présence du divin, qu’elle soit en nous, chez les autres ou en Dieu lui-même. »(4)

   De longs développements seraient aussi nécessaires à propos de l’idée de "joie", de celle de "quête", toutes deux essentielles dans La Quête de joie et ensuite, à l’exemple de la quête du Graal. Ce n’est pas la seule rencontre avec le Moyen Âge :  Une Somme de poésie « partage avec la poésie médiévale cette extrême attention de tous les sens à la nature environnate, cette perception de la nature, non comme un spectacle que l’on contemple, ais une immerson dans un univers dont on fait partie. »(5) Bien que la recherche de Patrice de la Tour du Pin exige souvent des lecteurs un minimum de connaissances théologiques, bien des poèmes débordent largement ce cadre : on peut lire cette poésie "classique" (plutôt en vers comptés) sans avoir la foi, tout comme on peut lire Claudel. 

La collection Poésie / Gallimard a fait paraître en 2011 Poèmes choisis, après, en 1967, de La Quête de la joie.



1 Cette présentation de Patrice de la Tour du Pin emprunte à : Marie-Josette Le Han, Patrice de la Tour du Pin : La quête d’une théopoésie, Honoré Champion, 1996 ; Luca Pietromarchi, Les Anges sauvages, La Quête de joie de Patrice de la Tour du Pin, Honoré Champion, 2001, Patrice de la Tour du Pin : La Quête de joie au cœur d’Une Somme de poésie, aces du colloque au Collège de France, 25-26 septembre 2003, textes réunis par Isabelle Renaud-Chamska, éditions Droz, 2005.

2  Patrice de la Tour du Pin, Une Somme de poésie, II, p. 229.

3  Marie-Josette Le Han, op.cit., p. 49.

4 Luca Pietromarchi, op.cit., p. 10.

5  M. Zink, dans Isabelle Renaud-Chamska, op.cit., p. 20.

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