13/03/2019
Jean-Paul Michel, "Défends-toi, Beauté violente"
« Ordonne ce frais désordre de choses données »
Ordonne ce frais désordre de choses données
Prends
Toute beauté donnée, toutes choses à l’excès données
Prends.
Qu’on sente dans ton pas gémir la terre tendre
Marche. Cadence. Rythme. Chasse.
Tout le parfait réel. Tout le Mal. Prends.
Plonge en lui, Nageur ô crache
Avec le sel l’exultante
Joie.
Jean-Paul Michel, « Défends-toi, Beauté violente ! »,
Poésie/Gallimard, 2919, p. 247.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-paul michel, « défends-toi, beauté violente ! », désordre, excès, joie | Facebook |
18/06/2016
Jean-Paul Michel, Générosité de l'ellipse, dans L'Étrangère
Générosité de l’ellipse (Du fragment)
1
La légitimité du fragment se soutient de l’impossibilité de « tout dire ».
« Tout dire » supposerait que se puisse dire le tout. On peut craindre que cette condition préjudicielle ne soit pas offerte de droit à nos langues. Un pur désir de la totalité du vrai pourrait seulement ouvrir, en cela, devant le sujet de ce désir, carrière à des travaux inachevables. Il y a de l’impossibilité à dire.
Nos facultés de dire tiennent aux puissances de symbolisation du langage, augmentées de la ressource des compositions d’effets sensibles qui sont la matière de nos arts. Ces opérations paradoxales donnent un bord désirable à nos mondes. Les bienfaits qu’elles prodiguent aux mortels sont une provende sans prix. Aussi bien, l’incessante « chasse » de ces figures laisse un reste.
Ce reste parle à notre mélancolie.
Il est immense.
Jean-Paul Michel, Générosité de l’ellipse, dans L’Étrangère, n° 35-36, 2014.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-paul michel, générosité de l'ellipse, du fragment, tout dire, le vrai, mélancolie, l'étrangère | Facebook |
18/07/2015
Jean-Paul Michel, Nous étions voués à souffrir de ce savoir ainsi
Les intentions ne suffisent pas. La poésie agit par des œuvres. Gauguin a été, en acte, davantage que Le Décadent. Rien ne ment comme les fausses communautés. On s’est mépris sur le sens de « La poésie doit être faite par tous, non par un ». L’effet touche chacun, le feu naît imperceptiblement dans une âme concrète, un corps singulier, des formes et un temps imprévisibles. Rien qui ne puisse être établi à la règle et au compas, fondé, démontré, prouvé même à des enfants de dix ans.
La poésie qui vaut est le point le plus haut de l’objectivité de la vérité : elle est, en acte, la dernière Justice. Sa solitude est une force qu’aucune machine ne pourra réduire. Le temps est venu de prendre au sérieux la sublime Préface à un livre futur. Hölderlin : « habiter en poète ». Rimbaud : « La charité est cette clef ».
Jean-Paul Michel, Nous étions voués à souffrir de ce savoir ainsi (Carnets de Pietranera), La Cabane, 2008, p. 8.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-paul michel, nous étions voués à souffrir de ce savoir ainsi, poésie, œuvre, vérité, hölderlin, rimbaud, gauguin | Facebook |
16/04/2014
Jean-Paul Michel, Écrits sur la poésie, 1981-2012 : recension
Il y a près de quarante ans que le premier livre de poèmes de Jean-Paul Michel a été publié (C'est une grave erreur que d'avoir des ancêtres forbans, 1975). Depuis, une œuvre complexe s'est construite, jalonnée de réflexions à propos de la poésie — pas seulement la sienne —, plus généralement de l'art, et la plus grande partie est réunie dans ce fort volume d'Écrits sur la poésie. Les textes sont d'origine variée : lettres, carnets, "conseils aux jeunes écrivains" (pour suivre une tradition bien établie), entretiens, études, préfaces, mais cette diversité et le passage du temps n'empêchent en rien une quasi permanence de la pensée, aussi bien pour ce que représente la poésie et l'art, la relation au monde que pour la permanence des références et la conduite de l'écriture.
D'entrée de jeu la poésie, l'art sont liés au vécu en ce qu'ils sont saisis comme seuls moyens de vivre « digne » dans le monde, et ce motif de la dignité est repris à différents moments, depuis l'affirmation forte quant au rapport entre poésie et langue (« la poésie est le seul usage digne de la parole », 55 ; souligné par Michel, comme dans les autres citations) jusqu'à, dans les dernières pages, la tâche à nouveau assignée à la poésie « de rendre à chaque chose, à chaque dieu, à chaque homme sa dignité » (283). Dans un hommage à Khaïr-Eddine, Michel définit la grandeur de ce poète par le fait qu'il aurait toujours su « appeler à l'insurrection de la dignité, de la liberté, de la beauté, de l'audace » (230). La dignité — estime, respect de soi-même — est une recherche individuelle, l'activité de création s'éloigne de tout projet de transformation du monde ; peu est dit explicitement à ce sujet, mais sans ambiguïté : il n'est que des « affirmations béates touchant demain » (138), et « la promesse d'une dignité pour tous [...] fut l'abaissement de tous, pas même le salut d'un seul » (137).
Bref, la poésie, l'art doivent « se défendre de la vulgarité du monde »(209), c'est-à-dire échapper au « sérieux du travail et de l'épargne », à tout ce qui rend acceptable l'angoisse de vivre, tout comme ils aident à dépasser les contraintes zoologiques (la faim, la peur, etc.), pour vivre le « sans mesure », le poétique, c'est-à-dire « trahir l'effroi, déployer le cérémonial, entrer dans le sacrifice » (180). On reconnaît là des éléments de la pensée de Bataille, l'un de ceux qui, pour Michel, ont su affronter "l'impossible" et considérer qu'il fallait vivre dans le défi, le dépassement de soi pour, enfin, se « connaître inconnu de soi » (230), pour comprendre que l'on écrit « contre ce que l'on est » (33). Reviennent au fil des réflexions les noms des figures idéales, choisies, de ceux pour qui écrire engageait tout l'être, poètes ou philosophes, Baudelaire, Rimbaud, Hölderlin, Hopkins, Mallarmé, auxquels s'ajoutent dans une liste Héraclite, Socrate, Dante, Shakespeare, Pascal, Kierkegaard, Nietzsche, Dostoïevski. C'est la réunion de ceux qui se sont arrachés à la « vie inessentielle » (10), « figures éblouissantes » (94), vrais « saints » (98) dans l'histoire de la pensée.
Le rejet des "valeurs" de la société marchande ou de l'engagement pour des "lendemains qui chantent" n'implique pas le refuge dans une bulle hors de toute atteinte. Les choix peuvent paraître hautains, ils se sont formés par l'expérience des choses et n'excluent évidemment pas une relation sensible au monde, bien au contraire : c'est par le poème, toujours, qu'il est possible de « répondre, par un signe juste, à l'éblouissant éclat de ce qui est » (265). Cette réponse ne peut naître que de la « commotion de l'expérience » (75) : alors est vécu le « feu » — mot récurrent pour exprimer que seule la violence ressentie peut susciter l'écriture. Cet ébranlement aide à prendre conscience de ses manques, de son « insuffisance personnelle » (92), mais aussi à faire face au « grand réel [et à] lui répondre » (149). L'émotion n'est rien si elle n'est pas prise en charge par la langue, pour que soit découverte l'étrangeté de ce qui s'écrit, de nouvelles réécritures ne visant qu'à conserver ce qui « brûle » (221) ; les caractères du premier choc exigent pour être restitués que l'écriture s'apparente à une « bataille » (175), qu'il faut engager son « courage », toutes ses « forces» (id.) pour la mener à bien.
Le poème est juste, la poésie a quelque efficace quand est offert au lecteur avec force, tension, probité, hauteur quelque chose de « l'éclat du scintillant mystère » (163) du monde, quand il perçoit dans les mots « la résistance des choses mêmes » (163). But inatteignable ? sans doute, mais le seul qui vaille qu'on s'y consacre. La réussite serait que les lecteurs, comme celui qui a écrit, se découvrent « à eux-mêmes étrangers » (57) ; c'est dire que pour Michel un livre non seulement doit toucher mais faire mal — un livre publié en 1991 avait pour titre Je lis Hölderlin comme on reçoit des coups —, agir sur le lecteur en l'arrachant au quotidien, déplacer chez lui ce qui était établi : la beauté doit "frapper".
Le pari pour la poésie, l'art, de transformer l'être implique de vivre en « horrible travailleur », selon le mot de Rimbaud, modèle en cela (avec Hölderlin), souvent cité, présent même sur la couverture des Écrits sur la poésie avec un typogramme de Jean Vodaine. Ce travail implique une écriture avec des ciseaux, mieux vaut toujours réduire qu'ajouter, « Écrire, c'est toujours re-lire : corriger, déplacer, espacer, aérer, supprimer, isoler ce qui doit, à la fin, permettre au livre de conserver mieux tel pouvoir propre, tel improbable éclat » (136) ; dans un autre texte, le propos est précisé : « Écrire, c'est relire, corriger, déplacer, interdire, imposer silence, donner forme, jusqu'à ce que le texte tremble de vérité, de passion de la vérité, du désespoir de la vérité » (174).
"Donner forme" : on comprend l'extrême attention portée à la composition et la référence aux collages de Matisse, le rôle donné à la typographie (jeux des polices, de leurs dimensions, opposition du romain et de l'italique, espaces, etc.), éléments qui appartiennent au rythme ; on comprend que Michel soit devenu éditeur pour ne rien laisser de côté dans cette « fête » (57) qu'est pour lui la construction d'un ouvrage : ce n'est qu'à cette condition que le livre peut faire « signe vers un possible "sens"» (157).
Je n'ai fait qu'esquisser ce qui m'a semblé soutenir la réflexion de Michel dans un livre dense, qui — avec bonheur — exige beaucoup du lecteur, traversé d'un bout à l'autre par le désir d'exalter la beauté, ce qui "brûle" : ce qui est. Toujours en se souvenant que la poésie ne vaut qu'à « la condition qu'elle invente sans fin sa forme et sans fin sa fin » (121).
Jean-Paul Michel, Écrits sur la poésie, 1981-2012, Flammarion, 2013, 320 p. Recension parue dans Europe, avril 2014.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-paul michel, Écrits sur la poésie, 1981-2012, art, création, expérience, écriture, feu | Facebook |
10/12/2012
Jean-Paul Michel, Je ne voudrais rien qui mente dans un livre
La vie est une brûlure, pas un calcul
IV
Des oliviers plantés avec soin devant nos yeux couvrent
comme une mer la sèche
montagne. Les hommes, ainsi, habitent,
de leur talent l'espace entier du vivable ils
façonnent un visage tenable devant
le chaos des monts : c'est
la torche qu'ils allument leur
poème — devant le tout de l'être, avec modestie,
ferveur. Cette poursuite de travaux salubre est
leur arque. Une cloche soudain taille dans le silence un
ordre On remercie, reconnaissant, de
ce qu'une musique humaine puisse
borner le silence donné — ce don
d'un monde plus grand et
meilleur
Ces signes ne sont pas sans portée. Puisses-tu
carillon matinal valoir métaphore pour
un signe vers
le tout de l'être en sa beauté terrible — d'un coup surgi
surgi
attisant nos désirs ! Puisses-tu
poème comme un cri scander
à l'égal de ces notes dans l'aube — et, comme elles, d'assez
de portée un chant
pur
À cette condition, la parole n'aurait pas été chose vaine
Penser est habiter. Il n'y a d'autre mesure que la parole
L'Être n'a pas de plein La vérité est son voile Chaque
possibilité nouvelle de la parole, de ce voile, un pli
nouveau. Chacun de ces plis porte
le chiffre d'un poète.
Jean-Paul Michel, Je ne voudrais rien qui mente dans un livre,
Flammarion, 2010, p. 250-251.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-paul michel, je ne voudrais rien qui mente dans un livre, parole, poème | Facebook |