18/12/2021
Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia
Qui ne crie qu’en silence mais qu’un rien, parfois, fait donner de la voix.
Qui tâche de panser avec des mots sa plaie sans origine repérable.
Qui jamais ne met bas le masque, lui qu’a façonné la langue que d’autres ont façonnée.
Qui supporte la solitude avec peine mais n’est guère plus à l’aise en compagnie.
Qui se défie de ses dopings, alcool et café noir, car ils ne font mieux courir que son tourment.
Qui, du repas amical qu’il attendait comme une fête, revient généralement déçu, s’accusant lui le premier de n’avoir pas été à la hauteur.
Qui se voudrait en marge comme y appelle la poésie, mais tient à faire œuvre tant soit peu militante et, sans chercher plus loin, se réjouirait de subjuguer en racontant de belles histoires au lieu de se raconter.
Qui, pour se fuir, furète au fond de son moi.
(...)
Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 254.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Leiris Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel leiris, le ruban au cou d'olympia, autoportrait | Facebook |
17/09/2017
Jean-Claude Pinson, Laïus au bord de l'eau
Autoportrait
À quoi bon détailler toutes ces circonstances
raconter vaguement sa vie ?
tandis que je feuillette un livre sur Rembrandt
me revient la question d’un collègue me demandant
pourquoi j’écris à la première personne
le moi, je le concède, est haïssable
j’aimerais bien d’ailleurs certains jours m’en défaire
me fondre pour de vrai dans le décor
bucolique évoqué dans ces vers
mais il s’attache l’animal
refuse de s’évaporer dans la brume
qui pourtant lui plaît bien quand à fleur d’eau
dans les matins d’automne on la voit qui lévite
et même s’il lui prenait l’envie
(imaginons un jour de bile vraiment noire
où il se sentirait décidément trop lourdaud)
de devenir diaphane et pour de bon
basculait d’un plongeon sans retour,
il y a fort à parier qu’au dernier moment
comme je sais très bien nager
je ramènerais moi-même ce maudit moi
sur la berge sans peine
car nous ne pesons que le poids d’un seul
et nous continuerions ensemble
à naviguer dans la vie
mon double et moi
à parler d’une seule voix.
Jean-Claude Pinson, Laïus au bord de l’eau,
Champ Vallon, 1993, p. 57-58.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-claude pinson, laïus au bord de l’eau, autoportrait, le moi, double | Facebook |
02/05/2016
Christian Prigent, Les Amours Chino
Après Les enfances Chino (2013), roman en prose,
une suite en vers, Les Amours Chino, est
disponible aujourd’hui en librairie.
VI Chino à sa Dame
I
(1994, autoportrait patheux)
Madame je ne vis qu’en étonnement
Furieux en ahuri primal ou congé
Nital mon œil furibond natif il s’en
Fonce et me recule assez loin enragé
Des mondes abondants posés sur le gla
Cis de flotte asphyxié gigotant pour ne pas
Couler — à ma périphérie tétanos
D’espacetemps dans la cuirasse os
Tensible des significations (acta :
Professeur en explicitation d’émoi
Abstracteur de ma quintessence extra
[Con]testeur de mes données comprenez-moi)
Christian Prigent, Les Amours Chino, P.O.L, 2016,p. 107.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Prigent Christian | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christian prigent, les amours chino, dame, autoportrait | Facebook |
06/09/2011
Max Jacob, Lettre, Ballades, Le Laboratoire central
Autoportrait
Elles sentent le tabac ! Elles sont trop petites, trop larges, dures, aux ongles minuscules et rognés, mais elles portent une très belle émeraude et un saphir. J’ai sur des poignets en cellular (mode 1910) des sélénites. Je suis petit, chauve, rasé, blanc, 50 ans, à peine voûté ; j’ai un gros front bête ridé, un grand pardessus noir, un col rabattu et une petite cravate d’instituteur. Sabots ! Voilà pour l’élégance. En voyage, j’ai un air d’évêque ou d’Américain ; ici, l’air d’un paysan, d’un vieux cabotin en casquette, avec, vaguement, une ressemblance avec Baudelaire ou Marcel Schwob. En réalité je suis indéfinissable : une bonne personne bavarde, méchante en paroles vengeresses, commère. [...]
Lettre du 4 mars 1927, de Saint-Benoît-sur-Loire, à Yvon Belaval, dans Yvon Belaval, La rencontre avec Max Jacob, Vrin, 1974, p. 16.
Le sommeil
Au Cher Igor Markevitch
Veilleur de nuit, veilleur de nuit,
Dans les rais d’argent de la nuit.
Qu’y a-t-il de plus pauvre que l’homme endormi ?
La nuit ne caresse pas. Ô prison de la nuit !
Mais la pensée est une eau froide
Qui tombe sur ton cadavre vide.
Qu’y a-t-il de plus pauvre que la pensée ?
Elle féconde la misère de l’homme endormi.
Elle arrose la tête, elle l’ensemence.
Pitoyable être, je n’ai compris ton silence
Que dans le sommeil. Pas de dimanche
Pour le sommeil impitoyable de l’homme nu,
Même le songe n’est pas à lui.
Terne oreiller, ô dure terre pour mon épaule,
Songe mystère qui vient du pôle
À l’arbre qui rêve, à l’arbre qui dort,
Pareil est notre sort.
Veilleur de nuit, veilleur de nuit,
L’océan ne fait aucun bruit.
Voici la voile qui s’étale
Le bateau du lac de Stymphale.
Tamponnez le môle du sommeil
Rame nocturne, sabot, je m’éveille.
Max Jacob, Rivage (1931), dans Ballades, Gallimard, 1970, p. 175-176.
Madame la Dauphine
Fine, fine, fine, fine, fine, fine,
Fine, fine, fine, fine,
Ne verra pas, ne verra pas le beau film
Qu’on y a fait tirer
Les vers du nez –
Car on l’a mené en terre avec son premier né
En terre et à Nanterre
Où elle est enterrée.
Quand un paysan de la Chine,
Shin, Shin, Shin, Shin, Shin, Shin,
veut avoir des primeurs
Fruits mûrs –
Il va chez l’imprimeur
Ou bien chez sa voisine
Shin, Shin, Shin, Shin, Shin, Shin,
Tous les paysans de la Chine
Les ayant épiés
Pour leur mettre des bottines
Tine ! tine !
Ils leur coupent les pieds.
M. le comte d’Artois
Est monté sur le toit
Faire un compte d’ardoise
Toi, toi, toi, toi,
Et voir par la lunette
Nette ! nette ! pour voir si la lune est
Plus grosse que le doigt.
Un vapeur et sa cargaison
Son, son, son, son, son, son,
Ont échoué contre la maison
Son, son, son, son.
Chipons de la graisse d’oie
Doye, doye, doye,
Pour en faire des canons.
Le Laboratoire central, Poésie/Gallimard, 1980, p. 119-120.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : max jacob, yvon belaval, autoportrait, ballade, le sommeil | Facebook |
18/04/2011
Michel Leiris & Georges Limbour, André Masson et son univers
Dans le feu de l’inspiration
Si les objets des natures mortes — mettons : les pommes — étaient conscients et savaient parler, quels vivants et indiscrets portraits des peintres ils pourraient faire ; car ils connaîtraient leur regard dans l’action, et leurs passions, et leurs manies. Si l’œil du peintre saisit un secret des choses, ces choses, ayant soutenu le regard du peintre alors qu’il se croyait seul et non observé, auraient aussi saisi une part de son secret, ou plutôt de son intimité. Ah ! quel malheur que ce ne soit jamais les choses qui prennent le peintre pour modèle !
Malgré que l’on rencontre beaucoup de peintres à l’ouvrage à l’orée des bois et sur les falaises, il est rare de voir un peintre au travail, je pense : de pouvoir s’installer face à son regard et de le dévisager comme un diable assis sur son chevalet, au centre même de son inspiration, ce qui n’aurait sans doute d’intérêt que… psychologique et ne satisferait qu’une vicieuse curiosité.
Pourtant de grands artistes ont voulu s’observer dans leurs moments de concentration le plus intense et nous ont laissé des autoportraits où ils se représentent, la palette à une main et les pinceaux dans l’autre. Il est vrai que pour certains ils ne donnent là que leur portrait en général, non dans l’acte de peindre, et s’ils tiennent bien palette et pinceaux, ils se détournent néanmoins du chevalet, vers un spectateur imaginaire, dans une attitude d’apparat. Ces portraits sont les moins intéressants. Mais il en est d’autres, où le regard du peintre se scrute lui-même avec une évidente angoisse et le visage semble sortir avec violence du cadre pour se rapprocher de lui-même ; ces autoportraits sont très émouvants : nous nous sentons pénétrés par ce regard halluciné qui en réalité ne cherche que lui-même, mais aujourd’hui, nous sommes à la place du miroir où il se contemplait.
Michel Leiris et Georges Limbour, André Masson et son univers, Genève, Paris, éditions des Trois collines, 1947, p. 83-84.
Publié dans ÉCRITS SUR L'ART, Leiris Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel leiris, georges limbour, andré masson, autoportrait | Facebook |