19/02/2016
Thilo Krause, À la lisère du sommeil
Poème
...ed è subito sera
Salvatore Quasimodo
Remontant de la cave en frissonnant
je regardai droit
dans les yeux d’un chat.
Sans trouver
de réplique je trébuchai, pris d’un léger vertige
dans le gouffre d’une des pupilles
je tombais et
tombais et ne me rattrapai que lorsqu’une porte s’ouvrit
que le soleil se déploya d’un mur à l’autre.
Déjà le soir était là.
Gedicht
...ed è subito sera
Salvatore Quasimodo
Als ich fröstelnd aus dem Keller kam
blickte ich geradewegs
in die Augen einer Katze.
Ich wusste nichts
zu erwidern, stolperte von leichtem Schwindel gepackt
in den Brunnenschacht der einen Pupille.
Ich fiel und
fiel und fing mich erst, als eine Tür aufging
als Sonne sich spannte von Wand zu Wand.
Schon war es Abend.
Thilo Krause, À la lisère du sommeil, traduit de l’allemand par Eva Antonnikov, dans La revue de belles-lettres, 2015, 2, Lausanne, p. 41 et 40.
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18/02/2016
José Carlos Beccera (1936-1970)
jardin d’hiver
plantes dont on extrait
de l’appareil végétatif les petits trous
avec lesquels on nettoie la maison
après l’enterrement
plantes aux articulations diurnes
amas de feuilles dont on obstrue la substance
s p o n g i e u s e
de la nudité devenue
insaisissable
fleurs pianistes (tan ta tan)
pétales finement striés pour provoquer
le son des anges quand nous nous lavons les mains
fleurs vivaces pour se parer
des conjonctures les plus subtiles
et pour orner les leucocytes de ceux
qui disparaissent
quand grincent (Hououou) les portes
plantes aux fleurs comestibles pour orner
la table servie
de ceux qui tirent leur discours (hum hum)
du plat de macaronis
et vous d’où venez-vous ?
José Carlos Becerra, Comment retarder l’apparition
des fourmis, traduit de l’espagnol (Mexique) par
Bruno Grégoire et Jean-François Hatchondo, dans
Rehauts, n° 36, septembre 2015, p. 5.
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17/02/2016
Andrèas Embirìkos (1901-1975), Oktàna
La porte
La porte s’ouvrit, avec fracas se referma. Ceux de la maisonnette s’écrièrent « Qui est là ? » Voyant que nul n’était entré, que nulle réponse n’arrivait, ceux de la chambre conclurent : le vent a dû claquer la porte.
Pourtant le calme était absolu. On eût dit que le temps s’arrêtait. Et malgré tout, derrière la fenêtre close le rideau remuait comme un voile soulevé par des bouffées de vent. Dans la chambre quelque chose brassait l’air auparavant inerte — comme si là-bas, soudain, battaient les ailes d’une cigogne immense, comme si un archange blanc agitait les siennes, apportant au bout de son épée la lumière des cieux dans la chambre close.
La maîtresse de maison abasourdie regarda les autres. Puis tous ensemble regardèrent le vase, posé sur une petite console et tous restèrent sans voix... Les fleurs de papier contenues dans le récipient poussaient en un clin d’œil telles des fleurs véritables et l’humble abri embaumait intensément, comme un lieu sanctifié, un lieu saint.
Glyfada, 8.7.60
Andréas Embirìkos, Oktàna, traduction Myrto Gondicas et Michel Volkovitch, Le miel des anges, 2015, p. 28.
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16/02/2016
Claude Minière, C'est
C’est
C’est parti
c’est parti pour le jour et la nuit
comme c’est parti ça durera
une barque se détache du quai
on remonte l’ancre et les cordages
la mer est incertaine mais réelle
belle rebelle
à jamais
cette flèche est lâchée
elle résonne sur sa cible virtuelle
sa nudité
cette fleur me fait une fleur
Europe
anthropos
entropie
ces fleurs s’appellent héliotropes
le soleil défroisse leurs corolles
la beauté que nous avons aimée
seule la beauté peut nous sauver
un instant la phrase est parfaite
sans oubli je n’y touche plus
Claude Minière, C’est, dans il particolare, n° 29, 2015, p. 9.
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15/02/2016
Jean Tortel, Relations
Gestes de la marquise
II
La marquise sortit
À cinq heures, c’est moi
Qui le décide et la délivre,
Qu’elle aille vers la mer
Ou les rues, parallèle
À la sœur fabriquée
De quelque obsession
Et sans manteau.
Elle est merveilleusement triste.
Ne bouge pas.
Jean Tortel, Relations, Gallimard,
1968, p. 80.
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14/02/2016
Georges Braque, Le jour et la nuit
Ceux qui viennent par derrière : les purs, les intacts, les aveugles, les eunuques.
Il ne faut pas imiter ce que l’on veut créer.
Ceux qui vont de l’avant tournent le dos aux suiveurs. C’est tout ce que les suiveurs méritent.
L’Art survole, la Science donne des béquilles.
J’ai le souci de me mettre à l’unisson de la nature, bien plus que de la copier.
Georges Braque, Le jour et la nuit, Gallimard, 1952, p. 10, 11, 12, 13, 14.
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13/02/2016
Pierre Silvain, Julien Letrouvé colporteur : recension
Les éditions Verdier puisent pour leur collection de poche dans un fonds patiemment construit depuis 1979 ; dans un format élégant, qui verra bientôt une centième livraison, voisinent Pierre Michon et Varlam Chalamov, Armand Gatti et Jean-Pierre Richard, Rilke et Benny Lévy. L’un des derniers, Julien Letrouvé colporteur, du regretté Pierre Silvain (1926-2009), était paru en 2007, et l’on redécouvre ce récit qui n’est pas étranger, au travers d’une fiction attachante, à l’histoire de la lecture.
Les prophètes à trois sous nous annoncent la fin du livre sur papier, sans savoir, apparemment, que sa diffusion très large aujourd’hui, notamment avec les livres de poche, est très récente. On imagine mal une France, pas si lointaine dans le temps, majoritairement analphabète. À l’époque de Jean-Jacques Rousseau, un succès de vente dépassait rarement 1000 exemplaires, et seuls les livres de la ‘’Bibliothèque bleue’’ étaient connus dans les campagnes — c’est-à-dire dans la plus grande partie du pays : ils y entraient grâce aux colporteurs et ils pouvaient y être lus à voix haute, quand il se trouvait un homme ou une femme instruits. Étrangers aux élites, ces petits livres à couverture bleue réunissaient aussi bien des récits de l’histoire sainte que des recettes de cuisine ou les prophéties de Nostradamus, des condensés des romans du Moyen Âge et des contes de la tradition. Ce sont ces livres que propose Julien Letrouvé dans les villages.
Le nom de Julien Letrouvé est sans ambiguïté : c’est un enfant abandonné à sa naissance ; recueilli dans une ferme, il est gardien de cochons, mais il a passé sa petite enfance au milieu de fileuses, et l’une d’elles, qui maîtrisait la lecture, lisait pour ses compagnes. Qu’à partir de petits signes sur du papier, l’on puisse quitter le moment présent et imaginer d’autres espaces, d’autres temps marque le jeune Julien pour la vie. À la puberté, il devient colporteur mais, négligeant la vente de la mercerie rémunératrice dans ce métier, il se consacre au livre, à ces histoires qui lui ont permis de supporter son sort.
Julien marche et, presque un siècle plus tard, il « eût pu croiser un autre marcheur » dans la région qu’il parcourt, Rimbaud. L’histoire se passe en septembre 1792, le mois de la bataille de Valmy (qui s’est déroulée le 20) et Julien avance sous la pluie vers le lieu des combats. Comme souvent dans les récits de Pierre Silvain, les époques se confondent et, à côté de personnages contemporains rencontrés dans sa marche (l’astronome Laplace, la voiture du roi en fuite), en viennent aussi d’autres, fictif comme Fabrice del Dongo, ou réel comme Chateaubriand. Sont évoqués également les jours de la Terreur de 1793, Gœthe racontant la bataille de Valmy, de petites poupées présentes aussi dans un autre livre, Passage de la morte (2007). Julien, lui, se lie avec un déserteur prussien rencontré lors d’une halte, Voss, qui lit au jeune garçon une des histoires d’un livre bleu ; et le jeune colporteur, penché sur le livre, comme au temps des fileuses, « retrouvait le besoin inapaisable de comprendre ce que lui refusait son ignorance ».
Le lecteur comprend bien qu’il est plongé dans un récit de formation, dans lequel les évocations mêlent de manière convaincante les époques et les lieux, font passer de l’univers du livre à une certaine réalité. Toute initiation connaît des violences ; ici, les soldats prussiens retrouvent le déserteur, le tuent et brûlent les livres, le seul appui de Julien ; ce sont « Le Paradis perdu, l’Âne d’or, Les Voyages de Gulliver, Une vie et Salammbô, Du Côté de chez Swann, Là-bas, Le Bruit et la fureur, L’Odyssée. » Nous sommes sans aucun doute dans le rêve avec cette liste, comme l’est la fin du récit. Julien continue sa route vers nulle part, lui venu de nulle part — sans père ni mère ; il marche tout l’hiver, atteint au printemps une ferme et, à la femme qui l’a accueilli, il affirme qu’il est prêt à poursuivre sa route vers « là-bas ». Mais : « Il n’y a pas de là-bas, ici on est au bout du monde [...]. Et qui pourrait vous attendre, là où vous allez, plus loin que le bout du monde ? » La réponse, si simple, est une superbe manière d’honorer la lecture : « Celle qui lit les livres ». Pierre Silvain, toujours dans une langue précise, maîtrisée, inspirée, n’achève pas le récit sur un échec. L’hiver est terminé et la femme, qui ne sait pas plus lire que Julien, se substituera à la liseuse rêvée, elle ne déchiffrera pas le mystère des mots mais elle deviendra la lectrice du monde.
Pierre Silvain, Julien Letrouvé colporteur, Verdier Poche, 2016, 128 p., 7, 50 €.
Cette recension a été publiée sur Situais le 28 janvier 2016.
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12/02/2016
Alberto Giacometti, Écrits
Ma réalité
Je fais certainement de la peinture et de la sculpture et cela depuis toujours, depuis la première fois que j’ai dessiné ou peint, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour me nourrir, pour grossir ; grossir pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, pour accrocher, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, pour être le plus libre possible ; le plus libre possible pour tâcher — avec les moyens qui me sont aujourd’hui les plus propres — de mieux voir, de mieux comprendre ce qui m’entoure, de mieux comprendre pour être le plus libre, le plus gros possible, pour dépenser, pour me dépenser le plus possible dans ce que je fais, pour courir mon aventure, pour découvrir de nouveaux mondes, pour faire ma guerre, pour le plaisir ? pour la joie ? de la guerre, pour le plaisir de gagner et de perdre.
Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1992, p. 77.
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11/02/2016
Giorgio de Chirico, Mélancolie
Mélancolie
Lourde d’amour et de chagrin
mon âme se traîne
comme une chatte blessée
— Beauté des longues cheminées rouges
Fumée solide.
Un train siffle. Le mur
Deux artichauts de fer me regardent.
J’avais un but. Le pavillon ne claque plus
— Bonheur, bonheur, je te cherche —
Un petit vieillard si doux chantait doucement
une chanson d’amour.
Le chant se perdit dans le bruit
de la foule et des machines
Et mes chants et mes larmes se perdent aussi
dans les cercles horribles
ô éternité.
Giorgio de Chirico, Poèmes, Solin, 1981, p. 25.
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10/02/2016
Antoine Emaz, Soirs
accorder la langue
sur peu de choses
là ce soir
seul
avec
le jour en vrac
tout est passé
restent l'herbe
quelques feuilles tordues sèches
le froid clair encore le mur
entre l'herbe et le mur
la lumière glace
à chaque fois renvoie
une paroi de froid
à la fin le crépi
craque gris
dans le soleil qui baisse
voilà
peu de choses
dans un temps bref où passent
beaucoup de morts trop
vite
la vie dure
poser le peu comme simple
autant que possible
l'œil ras
dans l'herbe courte
les mots
on ne sait pas trop
ils tracent comme des bouclettes
des mèches de sens sans
tête
même hors vent ils frisent
quand sur la table
une bouteille tient nette
sa forme
pour bien faire il faudrait
des mots cendriers lourds
des pavés de verre clair quand
dehors brûle
[...]
Antoine Emaz, Soirs, Tarabuste,
1999, p. 74-77.
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09/02/2016
Jean Genet, Un chant d'amour
Un chant d’amour
Berger descends du ciel où dorment tes brebis !
(Au duvet d’un berger bel Hiver je te livre)
Sous mon haleine encore si ton sexe est de givre
Aurore le défait de ce fragile habit.
Est-il possible d’aimer au lever du soleil ?
Leurs chants dorment encore dans le gosier des pâtres,
Écartons nos rideaux sur ce décor de marbre ;
Ton visage ahuri saupoudré de sommeil.
Ô ta grâce m’accable et je tourne de l’œil
Beau navire habillé pour la noce des Îles
Et du soir. Haute vergue ! Insulte difficile
Ô mon continent noir ma robe de grand deuil !
[...]
Jean Genet, Un chant d’amour, dans Le condamné à mort,
L’Arbalète, 1966, p. 81.
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08/02/2016
Anna Akhmatova, Requiem
Épilogue
I
J’ai appris comment se défont les visages,
Comment, sous les paupières, la peur guette,
Comment la souffrance transforme les joues
En dures tablettes gravées de signes cunéiformes,
Comment les boucles noires ou cendrées
Soudain deviennent d’argent,
Comment le sourire se fane sur les lèvres dociles,
Comment dans un petit rire tremble la peur.
Et je ne prie pas seulement pour moi,
Mais pour toutes celles qui étaient avec moi
Dans les grands froids et dans la canicule
Au pied du mur rouge, aveugle.
Automne 1939
Anna Akhmatova, Requiem, dans L’églantier fleuri et
autres poèmes, traduits par Marion Graf et José-Flore
Tappy, La Dogana, Genève, 2010, p. 221.
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07/02/2016
Ghérasim Luca, L'extrême-occidentale
Le rideau
Le rideau se lève sur une porte-fenêtre derrière lequel un autre rideau dérobe probablement une pièce habitée. Un vent léger agite ce dernier. On dirait que les premiers plis qui s’y ondulent abritent déjà une lèvre, une cheville, un doigt qui s’enfuit. À mi-chemin entre silhouette et ombre fuyante, c’est toute une émeute d’ébauches, de bouches et de formes à peine présentes qui s’élance à leur suite.
Comme je l’avais dit, le rideau donne probablement sur une pièce habitée qui, si c’en est une, contient un lit dont le lit du vent agite sans cesse le rideau qui, lui, cache le lit d’une rivière où hommes et femmes nagent, entre deux étreintes, vers les sources mêmes de leur amour.
[...]
Ghérasim Luca, L’extrême-occidentale, Corti, 2013, p. 27.
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06/02/2016
Samuel Beckett, Les années Godot, Lettres, II : recension
Le premier volume des lettres, publié en 2014, était consacré aux lettres de jeunesse, le second a plusieurs caractères particuliers dus à la situation de Beckett : après avoir achevé Watt pendant la guerre, en anglais, il commence à écrire en français, et à être édité par les éditions de Minuit ; alors qu’il a bientôt cinquante ans il connaît en France le succès avec la pièce En attendant Godot, traduite ensuite et jouée dans plusieurs pays, et ses œuvres sont progressivement éditées en Angleterre (Faber and Faber, John Calder), aux États-Unis (Grove Press) et en Allemagne (Fischer Verlag, Suhrkamp Verlag). Une partie seulement des lettres conservées sont publiées — celles qui concernent son œuvre —, et celles de ses correspondants sont parfois données en note quand elles éclairent le texte. Peu de lettres restent de la période de la guerre ; Beckett, résistant, avait quitté Paris et s’était réfugié à Roussillon, village du Luberon, et celles qui subsistent n’ont pu être consultées à la suite du refus du collectionneur.
À partir de 1945 s’ouvre une période très féconde puisque sont écrites une première pièce, Eleutheria, une trilogie romanesque (Molloy, Malone meurt, L’innommable), des nouvelles (réunies plus tard sous le titre Nouvelles et textes pour rien) et En attendant Godot, puis Fin de partie. On retiendra surtout ce qu’écrit Beckett à ses correspondants (notamment, jusqu’en 1954, au critique d’art Georges Duthuit) à propos de ses livres, mais aussi de la peinture — celle en particulier de Bram van Velde — et du théâtre. Il entretient avec son écriture une relation complexe, elle lui est absolument nécessaire et c’est en même temps une épreuve de s’y consacrer ; on retrouvera souvent des remarques analogues à celle-ci, de 1950, « ça vient assez facilement, mais je répugne à m’y mettre, plus que jamais » ; ainsi, un peu plus tard à Barney Rosset, son éditeur aux États-Unis, « Écrire est impossible, mais pas encore suffisamment impossible ». Pour le dire autrement, il y a chez lui, comme il l’écrit à propos de Bram van Velde, « la beauté de l’effort et de l’échec ».
Parallèlement, d’un bout à l’autre de sa correspondance, il exprime constamment sa distance vis-à-vis de ce qu’il écrit, notant par exemple quand il recommence à dactylographier Malone meurt, en juillet 1948, qu’il le fait « en vue de son rejet par les éditeurs » ; cinq années plus tard, il affirme : « J’en ai plus qu’assez de me voir sur du papier imprimé — et autrement » — ce qui ne l’empêche pas d’écrire en français et de traduire ses propres textes en anglais (mais, à propos de Molloy : « ça ne passe pas en anglais, je ne sais pas pourquoi »), d’autres (Éluard, Ponge) pour ‘’Transition’’, la revue de Georges Duthuit. Il suit aussi de près la traduction de En attendant Godot en allemand, en anglais, en espagnol... Mais, comme y insiste le préfacier, Dan Gunn, « personne n’est plus surpris que Beckett lui-même devant le succès auprès de la critique — et encore plus auprès du grand public — qu’obtient son œuvre [En attendant Godot] ».
Surprise, non pas indifférence, même si les réactions vis-à-vis de la pièce l’exaspèrent ; il dira à plusieurs reprises — ici à Pamela Mitchell, en 1955 — « être fatigué de Godot et des interminables malentendus que la pièce semble provoquer partout ». Il refuse presque toujours de répondre aux demandes d’explications, non par mépris mais pour défendre une conception de la littérature ; on lira sa lettre à Michel Polac qui voulait connaître ses idées sur Godot : il y répète de différentes manières qu’il n’écrit pas à partir d’idées. Retenons « Je n’ai pas d’idées sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas. » et, en dernier point, quant au sens à donner à la pièce et « à emporter après le spectacle, avec le programme et les Esquimaux, je suis incapable d’en voir l’intérêt. » Il avait eu une réaction analogue, en 1948, quand des lecteurs avaient avoué leur incompréhension après la lecture de Eleutheria, « Qu’ils prennent de l’aspirine ou qu’ils fassent du fouting avant le petit déjeuner ». Ce qui importe, c’est d’écrire, non d’expliquer ce que l’on a écrit, « À définir la littérature, à sa satisfaction, même brève, où est le gain, même bref ? » Point.
Ce n’est pas pour autant que Beckett n’avait rien à dire à propos de En attendant Godot. Il refuse l’expressionnisme et le symbolisme que suggérer la metteure en scène allemande et insiste sur le « côté farce indispensable » ; à Roger Blin, premier à donner la pièce, il écrit que « rien n’est plus grotesque que le tragique, et il faut l’exprimer jusqu’à la fin », d’où l’exigence, dans la dernière scène, de voir le pantalon d’Estragon tomber à ses pieds. D’où aussi la certitude que le théâtre n’a pas besoin d’adjuvant, qu’il doit être « réduit à ses propres moyens », sans décor particulier, sans rien qui gêne l’écoute du texte et le jeu des acteurs, et il précise dans une lettre à Georges Duthuit : « Quant à la commodité visuelle des spectateurs, je la mets où tu devines ».
Le lecteur reconnaîtra la même absence de concession quand il s’agit de peinture. Il s’indigne (« ce salaud ») quand Maeght ne renouvelle pas le contrat de Bram van Velde, parce que cela prouve que le marchand de tableaux a été incapable de comprendre ce que faisait ce peintre, à savoir qu’il « peint l’impossibilité de peindre », ce que détaille Beckett dans plusieurs lettres et qu’il mettra au net dans Le monde et le pantalon. Il ne respecte pas les convenances et quand des tableaux médiocres de peintres reconnus sont devant lui, il écrit ce qu’il en pense, par exemple à l’occasion d’une exposition de peintres français à Dublin, « Manet navet, Derain inconcevable, Renoir dégob (n’y a pas que Pichette, pardon), Matisse beau bon coça colà ».
On se tromperait cependant si l’on regardait Beckett comme un atrabilaire. L’éditeur Jérôme Lindon affirmait n’avoir pas connu d’homme aussi bon, et on trouvera dans les lettres de nombreux exemples de son souci d’autrui, les preuves aussi de sa reconnaissance envers ceux qui avaient su le lire. Mais il n’acceptait pas les demi mesures, s’en tenant à quelques principes, dont celui-ci : « le respect de l’impossible que nous sommes, impossibles vivants, impossiblement vivants ».
Il faut louer la qualité de l’édition qui mériterait à elle seule un article. Le lecteur apprendra dans l’introduction de Dan Gunn ce qui est nécessaire pour apprécier le grand épistolier qu’était Beckett. En outre, il lira des notices sur les correspondants, feuillettera la bibliographie des ouvrages cités et l’index général, s’attardera sur les 19 photographies (trop peu de Beckett) qui illustrent le volume et, si sa curiosité ne se relâche pas, il suivra le détail des recherches entreprises pour réunir les lettres et les nombreux témoignages qui nourrissent les notes.
Samuel Beckett, Les années Godot, Lettres, II, 1941-1956, traduit de l’anglais par André Topia, Gallimard, 2015, 768 p., 54 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 22 janvier 2016.
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05/02/2016
Philippe Beck, Chants populaires
Cendres
Fille Unique spécialise
des cendres.
Ou fille isolée.
Hiver met un manteau sur tout,
et printemps enlève le manteau
de tout, et notamment des tombes.
La glace-manteau.
Tombes sont des pétales dans quel vent ?
Printemps enlève texte d’eau et de nuit.
(Aujourd’hui = époque des cendres
dans le printemps habituel
ou Température.
Elle grise les possibilités du soleil.
Et les pièces dessous.)
Père fait une fin à nouveau.
Nouveau Lit fait deux filles,
ou Filles suivantes —
avec un cœur noir.
Fille Première est l’adversaire.
Fille de Lit Premier.
Elle quitte le salon étoilé.
Tablier gris remplace le ciel.
Père accepte.
Première courbe la tête.
Elle fait les travaux.
Sépare les restes du feu.
Elle a un lit de sable gris.
Elle dort dans le centre sévère,
avant un élan d’oiseaux.
Cendrillon est cloche de cendre.
Enfant du centre gris.
Et de chaufferie.
Elle garde aussi la veilleuse.
Avant l’huile de pierre.
Sœurs supplémentaires
ont le précieux.
Cendrillon tient une branche
sur la tombe de Mère,
arrosée par larmes nouvelles.
D’où l’arbre à l’oiseau blanc.
L’oiseau qui réalise.
Les oiseaux sous un ciel
piquent et repiquent
dans la cendre.
Occasionnels chercheurs
des restes du feu.
Ils font une tempête d’huile ?
Et l’oiseau blanc apporte
robe d’or et d’argent
+ souliers de soie et de gris.
Au retour d’un bal, Belle Habillée
donne habit de soleil à l’oiseau blanc.
Ou Oiseau Blanc.
Elle habite un cœur la nuit.
Provisoirement ?
Elle occupe le jour filmé
normalement.
Danseur Élevé dit
« C’est elle ».
Cendrillon danse.
Cloche peut danser.
Puis elle oublie un soulier.
L’escalier du bal sur terre
a comme un mouchoir blanc.
Et colombes commentent
par des roucou-oucou
la vie de filles supplémentaires.
Elles veulent entrer le pied
dans le soulier oublié.
Oiseaux du Calme sous un ciel
aveuglent les sœurs
au mariage d’une fille des cendres.
Elle a dansé habillée.
Cendre est poudre de verre ou peau ?
(D’après « Cendrillon »)
Philippe Beck, Chants populaires, Flammarion,
2007, p. 35-37.
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