30/04/2016
William Cliff, En Orient
j’ai vu la chambre où Cavafis est mort
dans la misère
il avait dû vendre l’appartement
qu’il possédait
pour n’en occuper qu’une seule chambre
avec l’Arabe
un « serviteur » qui vécut près de lui
jusqu’à sa mort
celui qui m’a fait visiter la chambre
m’a déclaré
que Cavafis est mort dans l’ignorance
du monde entier
pas un seul de ses congénères hellènes
ne l’a aidé
quand le cancer a rongé son pharynx
et l’a tué
l’image que certains nous ont donnée
de Cavafis
est celle d’un monsieur très distingué
qui recevait
chez lui de fins lettrés et leur disait
ses beaux poèmes
en buvant de l’ouzo et grignotant
la noire olive
à la lumière de chandelles pour
qu’on ne voie pas
les rides courir et laisser leurs stries
sur son visage
on dit aussi qu’il allait dans la rue
enveloppé
d’une vaste cape noire et flottante
pour se donner
l’air d’un artiste il était d’une taille
indifférente
le nez tombant le visage allongé
et assez laid
mais les yeux dilatés d’une étonnante
vivacité
se jetaient en tous sens pour scruter les
gens qui passaient
étant de famille aristocratique
mais tout à fait
ruinée il aurait eu trop de fierté
pour demander
la charité et se serait ainsi
laissé mourir
dans ce meublé qui s’appelle aujourd’hui
Pension Amir
au numéro quatre deuxième étage
rue Sharm-el-Sheik
ne vivent plus que des Arabes à deux
ou trois par chambre
avec entre les lits un bec à mèche
pour bouillir l’eau
du thé qu’on offre aux étrangers qui viennent
voir où vécut
un des plus grands poètes de ce siècle
mort inconnu
William Cliff, En Orient, Gallimard, 1986, p. 61-63.
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27/10/2012
William Cliff, En Orient
(l'amour des enfants)
dans mon enfance j'avais pour amie
une putain qui œuvrait au bar de la gare
elle s'appelait Mariette elle m'aimait
je lui portais des fleurs et en échange
elle me donnait de grandes sucettes
elle était ce qu'on appelle une "sotte"
avec beaucoup de rouge sur les joues
et de longs cheveux teints en noir qu'elle faisait
boucler sur son dos elle passait devant la maison
faisant sonner ses hauts talons
et balançant vigoureusement sa sacoche
or Maman n'aimait pas que je fréquente
la "demoiselle de la gare" qui était
pourtant si bonne si aimante et qui souffrait
sans doute d'un manque d'enfant mais moi
je ne pouvais pas je savoir et j'étais tout séduit
qu'on eût tant d'amour pour mon imperceptible personne
enfants négligés enfants mal aimés
laissez-vous dorloter par les pauvres putains
qui rêvent de vous écraser contre leur gorge
déchirée de coups d'ongles et vous vieilles pédales
ne désirez-vous pas étreindre ces enfants
entre vos bras tremblants de tristes peaux pendantes ?
— oh oui ! certainement
William Cliff, En Orient, Gallimard, 1986, p. 48-49.
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