13/10/2021
George Oppen, Poésie complète
Les langues
de l’apparence
parlent au cours du périple
imposé périple
immense on perd beaucoup à nier
cette force les instants les années
même mortels perdus
à nier
cette force les mots
issus de cette tornade qui sont
et ne sont pas les siens d’étranges
mots l’encerclent
George Oppen, Poésie complète, traduction
Yves di Manno, Corti, 2011, p. 311.
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28/01/2020
André Breton, Les Pas perdus
Les mots sans rides
On commençait à se défier des mots, on venait tout à coup de s’apercevoir qu’ils demandaient à être traités autrement que ces petits auxiliaires pour lesquels on les avait toujours pris ; certains pensaient qu’à force de servir ils s’étaient beaucoup affinés, d’autres que, par essence, ils pouvaient légitimement aspirer à une condition autre que la leur, bref, il était question de les affranchir. À « l’alchimie du verbe » avait succédé une véritable chimie qui tout d’abord s’était employée à dégager les propriétés de ces mots dont une seule, le sens, spécifié par le dictionnaire. Il s’agissait : 1° de considérer le mot en soi ; 2° d’étudier d’aussi près que possible les réactions des mots les uns avec les autres. Ce n’est qu’à ce prix qu’on pouvait espérer rendre au langage sa destination pleine, ce qui, pour quelques-uns, dont j’étais, devait faire faire un grand pas à la connaissance, exalter d’autant la vie. Nous nous exposions par là aux persécutions d’usage, dans un domaine où le bien (bien parler) consiste à tenir compte avant tout de l’étymologie du mot, c’est-à-dire de son poids le plus mort, à conformer la phrase à une syntaxe médiocrement utilitaire, toutes choses en accord avec le piètre conservatisme humain et avec cette horreur de l’infini qui ne manque pas chez mes semblables une occasion de se manifester.
André Breton, Les Pas perdus, dans Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard, 1988, p. 284.
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05/04/2019
André Frénaud, La Sainte Face
L’irruption des mots
Je ris aux mots j’aime quand ça démarre,
qu’ils s’agglutinent et je les déglutis
comme cent cris de grenouilles en frai.
Ils sautent et s »appellent, s’éparpillent et m’appellent
et se rassemblent et je ne sais
si c’est Je qui leur réponds ou eux
encore dans un tumulte intraitablement frais
qui vient sans doute de mes profondes lèvres.
là -bas où l’eau du monde m’a donné vie.
Je me vidange quand m’accouchent ces dieux têtards.
Je m’allège et m’accrois par ces sons qui dépassent,
issus d’un au-delà, presque tout préparés.
J’en fais le tour après, enorgueilli,
ne me reconnaissant qu’à peine en ce visage
qu’ils m’ont fait voir et qui parfois m’effraie,
car ce n’est pas moi seul qui par eux me démange.
André Frénaud, La Sainte Face, Poésie/Gallimard, 1985, p. 72.
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27/09/2018
Julien Bosc, Le verso des miroirs
juillet 2017
Julien Bosc
Julien Bosc (1964-2018) est brutalement décédé à la fin de la semaine dernière. Devenu spécialiste de l’art Lobi du Burkina Faso, il avait aménagé un espace consacré à la sculpture Lobi au Musée du Quai Branly. Installé dans la Creuse, il y a fondé en 2013 les éditions le phare du cousseix, du nom du village où il vivait. Il a édité, entre autres, des plaquettes de Françoise Clédat, Fabienne Courtade, Paul de Roux, Erwann Rougé, Ludovic Degroote, Franck Guyon, Antoine Emaz, Édith de la Héronnière, Étienne Faure, Jacques Josse… Poète, il a publié ces dernières années De la poussière sur vos cils (2015), Le Corps de la langue (2016), La Coupée (2017), Le Verso des miroirs (2018). C’est un homme de culture, généreux et attentif, qui disparaît.
Jacques Lèbre et Tristan Hordé
Poème qui ouvre son dernier livre, Le verso des miroirs
je vis aux lisières de la terre et la mer
le long d’une rivière défaite
un vertige
une bascule
une volée d’étourneaux dans la brume
les portes se referment
le vent bégaie
une étincelle allume la bougie
les livres forgent un rivage
deux premiers mots murmurent
Julien Bosc, Le verso des miroirs, Atelier de
Villemonge, 2018, p. 3.
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26/06/2018
Sanda Voïca, Trajectoire détournée
On vit en immortels,
On meurt en mortels.
L’urgence de ce qui m’a toujours accueillie :
mon propre lit
mon propre livre ;
Mais je
flotte
plane
vacille
erre
m’absente
de ces mots mêmes.
Comment réinventer les mots évidés ?
Chaque jour un peu plus vers
l’espace inédit, mien,
qui se crée et augmente,
autour du tronc de mon tulipier,
entre les branches qui s’en éloignent.
J’enveloppe
et m’éloigne du tronc
d’un savoureux arbre :
les guêpes en raffolent.
Sanda Voïca, Trajectoire déroutée, Lanskine, 2018, p. 55.
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07/04/2018
Julien Bosc, Le Verso des miroirs
je vis aux lisières de la terre et de la mer
le long d’une rivière défaite
un vertige
une bascule
une volée d’étourneaux dans la brume
des portes se referment
le vent bégaie
une étincelle allume la bougie
les laves forgent un rivage
deux premiers mots murmurent
Julien Bosc, Le Verso des miroirs, Atelier de
Villemonge, 2018, p. 3. © Photo Chantal Tanet
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17/05/2016
Ludovic Degroote, Pensée des morts
Photo Michel Durigneux
notes, fragments, poèmes, bouts de tout, mais en serrant les dents comme un crâne, bien serrer les dents pour lâcher le moins, le moins le mieux, on a beau penser à sa santé, trop de forme vous tue
sales petits morts qui ont laissé des mots partout.
comment tirer une forme non tronquée d’un tel état de décomposition, d’où que forme libre si forme libre possible en cas de non tronqueriez ou non décomposition de soi-même
ils en sont venus aux vers
Ludovic Degroote, Pensée des morts, Tarabuste, 2002, p. 45.
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10/03/2016
François Muir (1955-1997), Toi, l'égaré (poèmes inédits)
Quelle mue soudaine
Te saisit ?
Le vagir s’inscrit en toi,
Te quitte.
Le bégaiement du vieillard
Te poursuit, t’abandonne.
Quel est cet âge ?
Tu dresses la carte
De ton corps.
Désert de mots.
Géographie de morsures.
Tu secoues le planisphère.
Un long sifflement te répond.
Il n’y a plus personne.
François Muir, Toi l’égaré (poèmes inédits),
La Lettre volée, 2015, p. 13, 26.
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25/02/2016
Robert Greeley, Valentine
Valentine
Avec une robe
tu serais recouverte
des beaux échos
de toutes les fleurs que je connais
si tu pouvais revenir
en chair et tout,
simplement pour parler
quel que soir le son
comme des lettres composant des mots,
ceci dit : Mère,
je t’aime —
et cela : mon fils.
Valentine pour Toi
D’où, dans quelle direction
penser l’action —
Avec quoi, par quoi
les moyens mêmes disent n’importe quoi —
Pourquoi, comment
tant d’espoirs de réconcilier les cieux —
Même la route est changée
sans toi, même le jour.
Robert Creeley, dans Nathalie Koble, Drôles de
Valentines, Héros-Limite, 2016, p. 148 et 149.
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05/11/2015
Jean-Luc Sarré, Les journées immobiles
c’est ailleurs on dirait
loin du ciel
loin du bleu tumulte qui interdit
il y a de la terre dans les masses bruissantes
dans les cernes
les volumes
dans les ombres devenues fragiles
il y a du mauve dans ces ombres
c’est l’été
dans une autre lumière
l’odeur est celle des pierres avant la pluie
*
on ne sait rien de l’été
rien de ces quelques mots qu’il dénoue
trop lourds souvent
pareils à ces branches basses
vautrées dans la poussière
au milieu de l’allée
ou à ces fleurs encore
écloses parmi les pierres
isolées rouges
fragiles au cœur du ruissellement
Jean-Luc Sarré, Les journées immobiles, 1990 ;
Flammarion, p. 72 et 84.
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23/07/2015
Édith Azam, Mon frère d'encre
Mon frère d’encre
Je ne dors plus. La nuit dernière encore je vous ai cherché partout. Je vous ai frôlé plusieurs fois, vous étiez près de moi j’en suis sûre. Je voyais plus loin que le monde, tout votre souffle entrait en moi et me réchauffait la poitrine... Je ne dors plus, non... Pourtant, pourtant je ferme bien les yeux, je fais bien comme tout le monde. Mais il y a ma cervelle défaite, ce vide noir, qui fait lumière : je ne sais plus ne plus voir Rien. Et croyez-moi, c’est terrible, j’aimerais mieux ne pas le vivre, ne vous avoir jamais connu, ne plus me cogner sans arrêt à votre absence-matière, ne plus avoir ces mains d’écriture fébriles...
Moi, moi j’aurais tellement aimé une vie tranquille et sereine où la nuit, chaque soir, m’eût invitée à sommeiller en toute quiétude. J’aurais aimé cette vie-là, mais... Mille fois plus notre voyage, notre voyage plus que tout...
Mon frère d’encre.
Les mots m’ont coupé la langue , à la fontaine où je vais boire il coule du verre brisé. J’ai des taches de nuit sur la peau, parfois, je me finis... Et c’est alors que tout commence...
Édith Azam, Mon frère d’encre, Au Coin de la rue de l’Enfer, 2012, p. 21.
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11/06/2015
Pascal Commère, Des laines qui éclairent
Seraient-ils perdus une fois encore les mots,
par la terre brune et collante qui entérine
en silence toute mort en juin comme une boule
de pluie sur tant d'herbe soudain qui verse, avec
dans la poitrine ce serrement, par les collines
presque en haut, quand la route espérée dans un virage
d'elle-même tourne et disparaît... Je reconnais
le menuisier qui rechignait au guingois des portes
cependant que vous gagnez en ce jour de l'été
la terre qui s'est tue, humide et qui parlait
dans votre voix soucieuse ; à chaque mot j'entends
le travers du roulis des phrases le tonnerre
d'un orage depuis longtemps blotti dans l'œuf, la coque
se fissure — sont-ce les rats qui remontent, ou le râle
des bêtes hébétées dans l'été, longtemps résonne,
comme les corde crissent, lente votre voix digne
par-dessus l'épaisse terre menuisée, les vignes
bourrues... Et sur mon épaule, posée, la douceur
ferme de votre main pèse sans appuyer.
Pascal Commère, De l'humilité du monde chez les bousiers (1996),
dans Des laines qui éclairent, Le temps qu'il fait, 2012, p. 211.
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23/07/2014
Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie
Je préviens que j’emploierai ce mot [poète] au sens large des anciens ; non pas du faiseur de vers — qui n’en a plus aucun pour nous — mais désignant tout artiste dont l’ambition et le but sont de créer, par une œuvre esthétique faite de ses propres moyens une émotion particulière que les choses de la nature, à leur place, ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme. En effet, si les spectacles de la nature étaient capables de vous procurer cette émotion-là, vous n’iriez pas dans les musées, ni au concert, ni au théâtre, et vous ne liriez pas de livres. Vous resteriez où et comme vous êtes, dans la vie, dans la nature. Ce que vous allez chercher au théâtre, au musée, au concert et dans les livres, c’est une émotion que vous ne pouvez trouver que là — non pas une de ces émotions sans nombre, agréables ou pénibles, que vous dispense la vie, mais une émotion que l’art seul peut vous donner.
Il n’y a plus personne aujourd’hui pour croire que les artistes apprennent leur art et leur métier dans la nature. En admettant qu’elle soit, comme on l’a dit, un dictionnaire, ce n’est pas dans un dictionnaire que l’on apprend à s’exprimer. […] C’est par les toiles des maîtres que sont d’abord émus les jeunes peintres, par les poèmes des aînés que sont remués, blessés à vie, les futurs grands poètes.
[…] les vrais poètes ne peuvent prouver la poésie qu’en poétisant, si je puis dire. Pour moi, à qui certains prestigieux moyens n’ont pas été très libéralement départis, je suis bien obligé de m’y prendre autrement. On a souvent dit et répété que la poésie, comme la beauté, était en tout et qu’il suffisait de savoir l’y trouver. Eh bien non, ce n’est pas du tout mon avis. Tout au plus accorderai-je que la poésie n’étant au contraire nulle part, il s’agit précisément de la mettre là où elle aura le plus de chance de pouvoir subsister. — Mais aussi, qu’une fois admise la nécessité où l’homme s’est trouvé de la mettre au monde afin de mieux pouvoir supporter la réalité qui, telle qu’elle est, n’est pas toujours très complaisamment à notre portée, la poésie n’a pas besoin pour aller à son but de tel ou tel véhicule particulier. Il n’y a pas de mots plus poétiques que d’autres. Car la poésie n’est pas plus dans les mots que dans le coucher du soleil ou l’épanouissement splendide de l’aurore — pas plus dans la tristesse que dans la joie. Elle est dans ce que deviennent les mots atteignant l’âme humaine, quand ils ont transformé le coucher du soleil ou l’aurore, la tristesse ou la joie. Elle est dans cette transmutation opérée sur les choses par la vertu des mots et les réactions qu’ils ont les uns sur les autres dans leurs arrangements — se répercutant dans l’esprit et la sensibilité. Ce n’est pas la matière dont la flèche est faite qui la fait voler — qu’importe le bois ou l’acier — mais sa forme, la façon dont elle est taillée et équilibrée qui font qu’elle va au but et pénètre et, bien entendu aussi, la force et l’adresse de l’archer.
Pierre Reverdy, Sable mouvant, Au soleil du plafond, La Liberté des mers, suivi de Cette émotion appelée poésie, édition d’Étienne-Alain Hubert, Poésie / Gallimard, 2003, p. 94-95, 96, 107-108.
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31/05/2014
André du Bouchet, Je suis sur les traces d'un autre
Je suis sur les traces d'un autre
je suis sur les traces d'un autre
là, je ne me serais pas risqué si un autre — inattendu — ne s'était pas résolu à prendre les devants. tout cela demeuré, sinon, perdu ou fermé.
la perte même aujourd'hui de ce qui est perdu — mots à la hâte griffonnés debout illisibles, ou carnets eux-mêmes plus d'une fois perdus ou manquants — la perte même de ce qui est perdu m'apparaît aujourd'hui insignifiante. mesure pour moi d'une distance, hauteur, ou détachement — cela revient au même, et termes synonymes — prise, qui rend, lorsque je m'en avise, les choses plus respirables. et cette transcription lorsqu'à mon tour, et rapidement, je m'y serai résolu, apport de ce manque — manque sans regret — respirable.
perte de ce qui est perdu apparue insignifiante.
et voilà, sur ses blancs, pour autrui — et l'œil d'un autre que moi-même je puis être — le temps sur ses fractures à nouveau homogène, comme aisé.
[...]
André du Bouchet, Je suis sur les traces d'un autre, dans Europe, "André du Bouchet", juin-juillet 2011, p. 61.
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21/03/2014
Yves di Manno, Champs, un livre de poèmes
Dissolution d'octobre
Un mois de pénurie. Un mois sans qu'on s'
Entende (rire, pleurer) — un mois d'échecs.
Pièces sur le damier : les jours aux jours
Pareils. Et qui s'insurge ? Si
La main revient au papier, le corps à la
Charrue : bourbiers : charniers : abstraits.
Un pas de plus, un mot de trop sans doute
Et nous n'y verrons rien. (La nuit tombée ?
Le froid, glacial ?) Ah quel tort de nous
Croire ! (EUX, rires.) Et la jambe pliée, le
Vers ancien — l'absinthe — la mouche sur la
Plinthe : plainte écartée, plaie rejetée.
L'usure (de l'inversion ?) qui nous conduit
À prendre de leurs mots une mesure neuve.
(interférence)
Yves di Manno, Champs, un livre de poèmes 1975-1985,
Flammarion, 2014, p. 123.
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