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12/02/2024

Niki de Saint Phalle, Traces : recension

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                               « L’art a été mon ami le plus proche »

 

Ni mémoires ni Journal, l’autobiographie, constitue, depuis le XVIe siècle­ un genre littéraire (pensons par exemple aux Commentaires de Blaise de Monluc ou à certaines parties des Essais). Le genre s’est vraiment établi à la fin du XVIIIe (Les Confessions de Rousseau, 1782) et s’est développé au cours du XIXe siècle. Par commodité on peut reprendre la définition qu’en a donné Philippe Lejeune1, « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». En sachant que plusieurs éléments peuvent être absents :  L’instant fatal, récit autobiographique de Queneau est en vers. Traces de Niki (née Catherine) de Saint-Phalle ne met pas seulement l’accent sur sa « vie individuelle », mais introduit des éléments non verbaux et reste cependant une autobiographie. E. Lebovici marque clairement dans sa préface la pertinence du titre choisi pour une autobiographie et analyse les traces rassemblées, C. Meurisse représente l’auteure comme une femme volontaire, libre.

 

 

Traces est à part dans la collection L’imaginaire, par son format (18x22, au lieu de 12,5x19 habituellement), son emboîtage —  et son contenu : le texte, en partie calligraphié par l’auteure (« La calligraphie m’a toujours fascinée »), est accompagné de dessins et de peintures, de poèmes, de montages de photos et de photos, en noir et blanc, colorisés, ce qui accuse leur ancienneté, d’images de films également colorisées. Cette diversité, qui rompt souvent la linéarité du récit, s’accorde avec le projet ; il ne s’agit pas de suivre dans le temps l’"histoire" d’une personne, mais de relever des traces, sans les restituer dans un ordre chronologique. La succession non ordonnée d’éléments plus ou moins distants les uns des autres restitue quelque chose du chaos d’une vie, quelle qu’elle soit, et la difficulté de penser une unité. Ce que Niki de Saint Phalle revendique (texte calligraphié) :

                                               Je suis 2

                                            J’aime être 2.

                                               Double.

                                            1 + 1 font 2.

                                                 Non. 

                                            Je suis 2 + 2.

                                               au moins.

                           Je me perds dans les nombres,

                                   sans vraie nationalité

                                            ni racines.         

 

Les versions de trois témoins d’un assassinat, dans le film de Kurosawa, Rashomon, sont toutes différentes, rappelle-t-elle au début de son livre : laquelle est "vraie" ? La couverture du livre donne d’emblée à voir la dispersion ; une trentaine de bandeaux colorés s’échappent de la tête d’une femme — l’auteure —, chacun portant ce qui pourrait être une trace : couleur, la mode (elle a été mannequin), écrire, la ville de New York, châteaux français, etc.

 

Les premières traces, relevées dans une page calligraphiée qui porte ce mot en titre, sont relatives à la mère : celle d’un jouet de l’enfance, d’une odeur, d’une robe, d’un rouge à lèvres ; traces présentes dans la mémoire pour dire l’absence (« MAMAN vous me manquez »), absence qui sera évoquée plusieurs fois. Niki de Saint Phalle (1930-2002) commence son autobiographie imprimée par d’autres souvenirs d’enfance qui mettent en scène son frère aîné Jean, son oncle, puis son grand-père avant de revenir à son frère. Ce n’est qu’après ces évocations familiales qu’elle revient à son enfance à New York, à ses jeux de fillette surveillée par sa gouvernante. À ses cauchemars et à ses insomnies, à la peur de mourir : « moments d’agitation / où la paix intérieure m’abandonne / J’ai peur de l’ombre. J’ai peur de tout. L’homme en noir. Le masque noir, / la cape noire, les gants noirs. / Viendra-t-il ? Est-ce qu’il me tuera ? » Les aléas de la fortune parentale, les années de guerre, l’ambition de la mère (« vous vouliez être fière de nous ») mais sa détestation de la peinture de Niki, son rejet du mari Harry Matthews, le mariage de ses parents sur un pari, l’abandon au couvent de la croyance religieuse, sa mise en scène, à 11 ans, d’une pièce avec un cuisinier qui mêle le corps de son épouse à d’autres viandes, le château en France, son second mariage avec Jean Tinguely, etc. : tous ces éléments disparates, accompagnés d’œuvres graphiques dans la manière et les couleurs de ses Nanas, sont une invitation au lecteur à s’interroger sur l’étrange désordre de ce qu’est une vie.

 

Il est nécessaire de s’arrêter à d’autres éléments pour connaître ce qui a, tôt dans le temps, guidé Niki de Saint Phalle. Dans sa jeunesse, elle avait une relation étroite avec une « boîte magique » dans laquelle elle déposait ses poèmes et à qui elle se confiait : « J’avais avec elle des conversations subtiles alors que je ne pouvais avoir d’échanges profonds avec ma famille. De cette époque date mon besoin de solitude. » Si cette solitude est rompue quelque temps par son union avec Harry Matthews qu’elle a épousé tous deux étant très jeunes2, elle la retrouve, sachant que c’est par le retrait qu’elle peut créer, ne pas devenir comme sa mère, « la gardienne d’un foyer ». Le pouvoir appartenait à son époque aux hommes et, écrit-elle, « je voulais le monde ». Elle l’obtiendra par l’art, par la solitude du travail pour peindre et sculpter. L’art a donné une unité à sa vie, « L’art a été mon ami le plus proche. Sans lui, il y a longtemps que je serais morte, / la tête éclatée. »

Niki de Saint-Phalle, traces, préfaces de E. Lebovici et C. Meurisse, L’imaginaire Hors-Série, Gallimard, 2023, 176 p., 20 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 15 janvier 2024.

21/09/2020

Jacques Réda, L'incorrigible

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                          Ulysses

 

Des pas sertis dans le bitume ont un éclat de cuivre :

Ce sont les traces du héros de ce fameux roman

Qui circule à travers Dublin, l’agite, et la délivre

De son destin provincial — étrange moment

 

Où tous les récits ont trouvé leur aboutissement

Convulsif dans une Odyssée convulsivement ivre.

Quand on accompagne ces pas, il arrive un moment

Où l’on se demande où l’on va : dans la ville, ou le livre ?

 

On s’y perd à la longue. Mais un circuit personnel

Se dessine, qui vous ramène aux abords d’O’Connell

Bridge ou devant la poste à l’imposante colonnade.

 

On y discerne des éclats de balle ou de grenade,

Et c’est dans l’histoire vraie, et ses héros de sang

Qui mêlés à l’imaginaire arrête le passant.

 

Jacques Réda, L’incorrigible, Gallimard, 1996, p. 66.