06/05/2020
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Récit du politique
Nous allions le matin au marché des poissons
et nous rincions l’œil : il y en avait d’argent,
des vermeils ou des verts, aux couleurs de la mer.
Comparés à la mer, tout écaillés d’argent,
les poissons l’emportaient. Nous pensions au retour.
Même les femmes étaient belles, l’amphore sur la tête,
olivâtre, façonnée sur la forme des hanches
mollement : chacun pensait aux femmes,
leur manière de parler ou de rire, de marcher dans la rue.
Nous étions tous à rire. Il pleuvait sur la mer.
Par les vignes cachées dans les replis de terre
l’eau macère feuilles et grapillons. Le ciel
se colore de nuages épars, rougissants
de soleil et de joie. Sur la terre saveurs
et couleurs dans le ciel. Personne avec nous.
Nous pensions au retour comme on pense au matin
après toute une nuit occupée à veiller.
Nous jouissions des couleurs des poissons et de l’humeur
Des fruits, à l’odeur pénétrante dans les relents marins.
Nous étions ivres, dans l’attente de retour.
Cesare Pavesse, Travailler fatigue, Gallimard, 1961, p. 257.
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05/05/2020
Paul Celan, Grille de parole
Un œil ouvert
Heures, couleur mai, fraîches.
Ce qui n’est plus à nommer, brûlant,
audible dans la bouche.
Voix de personne, à nouveau.
Profondeur douloureuse de la prunelle :
la paupière
ne barre pas la route, le cil
ne compte pas ce qui entre.
Une larme, à demi,
lentille plus aiguë, mobile,
capte pour toi les images.
Paul Celan, Grille de parole, traduction
Martine Broda, 1991, p. 75.
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04/05/2020
William Blake, Chants de l'innocence
Chanson du rire
Quand les bois verts rient avec l’accent de la joie,
Et que le ruisseau tout en fossettes rit en courant,
Quand l’air lui-même rit de nos gaies saillies,
Et que la verte colline rit en écho,
Quand les prés rient de leur vert étincelant,
Et que la sauterelle rit dans ce joyeux ensemble,
Quand Marie, Suzanne et Émilie
De leur douce bouche ronde égrènent les notes du rire,
Quand les oiseaux éclatants rient dans l’ombre
Où se dresse notre table offrant cerises et noix,
Viens vivre dans la joie et joindre à moi,
Chantant le doux refrain du rire.
William Blake, Chants de l’innocence, dans Poèmes,
Traduction M. L. Cazamian, Aubier-Flammarion,
1968, p. 133.
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03/05/2020
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud
O bleu
Scène 1
Au petit matin les anges sont les yeux cernés
Et les boulets qu’ils traînent aux pieds font un bruit de
Casserole de quel bagne sortent-ils donc
Tout tachés de nuit à l’odeur de caoutchouc
Brûlé et leurs jupons déchirés laissent voir
Un genou poilu comme un bleuet
Scène 2
Au petit matin les anges ont les yeux meurtris
Ssi bleus à regarder toujours le ciel bleuir
Qu’ils se confondent avec l’azur un simple verre
Coloré pas même un lapis-lazuli et
Loin là-bas mon pauvre amour les dieux reprirent
Leurs chaussettes un nuage sert d’édredon de
Plumes et tout s’éteint alors il fait vraiment noir
[...]
Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud,
Gallimard, 2009, p. 81.
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01/05/2020
Jacques Prévert, Le monde libre
Le monde libre
Grenades à billes
bombes à ailettes
funèbres gadgets
Cramponnés à leur manche à balai
les stupides sorciers du progrès
battent leurs derniers records meurtriers
Les forteresses volantes
ne sont pas châteaux en Espagne
Sordide
humaine réalité
les enfants du Viet-nam
jetés comme cartes à jouer
sur l’herbe rouge de la douleur
meurent
perforés
par les ordinateurs de l’horreur
Jacques Prévert, Textes divers 1929-1977,
Œuvres complètes, II, Pléiade/Gallimard,
1996, p. 823.
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30/04/2020
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes
La Blanchisseuse, 11
Oyez, bonnes gens, oyez !
Gens ouvriers, reprenez vos esprits...
Oyez ! Gens du Pré Chaud —
Ici habite le jeune fille Liberté,
notre belle promise.
Depuis longtemps j’aimais ses yeux,
simples, ouvriers.
Moi, jeune fille russe, moi, la manouvrière
aujourd’hui je vous régale de Liberté !
Bonnes gens ! Bonnes gens ! Il n’y aura plus de mal ni de misère !
Plus de mal ni de misère !
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes, traduction du russe
Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald, 1967, p. 185.
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29/04/2020
Oskar Pastior, Poèmepoèmes
Le poème frisson frissonne à l’idée qu’il consisterait en un processus de langue qui pourrait affirmer qu’un processus s’est tellement autonomisé en lui qu’il frissonne à l’intérieur de son processus de langue à l’idée de frissonner le poème frisson est insensé de penser cela car comment frissonner déjà à l’idée de frissonner.
Oskar Pastior, Poèmepoèmes, traduction Alain Jadot, préface Christian Prigent, NOUS, 2013, p. 84.
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28/04/2020
Leopoldo Maria Panero (1948-2014), Le dernier homme (poésie 1980-1986)
Troubadour j’ai été, je ne sais qui je suis
Ce n’est que dans la nuit que je trouve mon aimée
dans la nuit, esseulé
dans la plaine sans personne
sauf une femme qui hurle
la tête dans la main
ce n’est que dans la nuit que je trouve mon aimée
la tête dans la main
Je lui offre comme l’encens
que d’autres rois lui offrent
mes propres souvenirs
en lui tendant la main
puis elle me tend sa tête
et avec son autre main
elle m’indique la nuit
Seul dans la nuit, à neuf heures
je sors chercher mon aimée
et dans la plaine comme cerfs
galopent les souvenirs
J’eus la voix, troubadour,
j’ai été, aujourd’hui sans chant
je ne sais qui je suis et
j’entends un fantôme dans la nuit
j’entends les morts réciter mes vers.
Leopoldo Maria Panero, Le dernier homme,
traduction de l’espagnol Rafael Garido,
Victor Martinez et Cédric Demangeot,
Fissile, 2020, p. 141.
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Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn
Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.
Quatrième extrait des Journaux pour lui rendre hommage.
Troisième cahier
J’ai rêvé aujourd’hui d’un âne ressemblant à un lévrier qui était très réservé dans ses mouvements. Je l’observai avec précision parce que j’étais conscient de la rareté de l’apparition, mais je ne conservai que le souvenir que de ce que sess pieds étroits, ceux d’un humain, ne purent me plaire à cause de leur longueur et de leur symétrie. Je lui offris des bottes de cyprès frais, vert foncé, que je venais juste de recevoir d’une vieille dame de Zürich (toute la scène se passait à Zürich), il n’en voulait pas, es reniflant à peine ; mais dès que je les eus posées sur la table il les dévora si complètement qu’il n’en resta qu’un noyau semblable à une châtaigne et à peine reconnaissable. On raconta plus tard que cet âne n’était jamais allé sur ses quatre pattes, mais qu’il se tenait toujours debout comme un homme et qu’il montrait sa poitrine brillante et argentée, ainsi que son petit bedon. Mais en fait cela n’était pas exact .
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 178.
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27/04/2020
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn
Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.
Troisième extrait des Journaux pour lui rendre hommage.
Quatrième cahier
Quand on s’arrête sur un livre de lettres ou de mémoires, quelle que soit la personne concernée (...), qu’on ne le fait pas pénétrer en soi par sa propre force, car pour cela il faut déjà de l’art et celui-ci se suffit à lui-même, mais que cela vous est donné — pour celui qui n’oppose pas de résistance cela arrive vite — de se séparer de l’étranger ainsi constitué et de consentir à en faire un membre de sa famille, alors ce n’est plus quelque chose de spécial quand, en refermant le livre on se retrouve face à soi-même, et que, après cette excursion et ce délassement, on se sent à nouveau mieux dans son être propre, renouvelé et secoué à neuf d’avoir été pendant un moment vu de loin, et on reste avec une tête plus libre.
Franz Kafka, Journaux traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 247.
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26/04/2020
Franz Kafka, Journaux, 2, traduction Robert Kahn
Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.
Second extrait des Journaux pour lui rendre hommage.
Onzième Cahier
Être dans un train, l’oublier, vivre comme chez soi, se souvenir subitement, sentir la force motrice du train, devenir un voyageur, sortir la casquette de la valise, aller à la rencontre de ses compagnons de voyage de façon plus libre, plus cordiale , plus insistante, être porté sans mérite vers son but, le ressentir comme un enfant, devenir le chéri de ces dames, se trouver sous la force d’attraction continuelle de la fenêtre, avoir toujours au moins une main posée sur la planchette de la fenêtre. Situation esquissée de manière plus aiguë : oublier que l’on a oublié, devenir d’un coup un enfant qui voyage seul dans un train rapide comme l’éclair, enfant autour duquel le wagon tremblant se hâte se déploie de manière étonnante dans les plus petits détails comme dans la main d’un prestidigitateur.
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 705.
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25/04/2020
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn
Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.
Plusieurs extraits des Journaux pour lui rendre hommage.
Quatrième cahier
On ne peut éviter dans une autobiographie que, très souvent, là où l’on devrait utiliser l’expression « une fois », qui correspond à la vérité, on la remplace par « souvent ». Car on reste toujours conscient du fait que le souvenir va chercher dans cette obscurité que l’expression « une fois » fait éclater et que le mot « souvent » n’épargne pas non plus totalement, mais qu’elle est au moins conservée dans la vision de celui qui écrit et qu’elle le porte au-delà des parties de sa vie qui ne se sont peut-être pas du tout produites mais qui remplacent pour lui celles qu’il ne peut plus, et même avec un doute, effleurer dans son souvenir.
Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 296.
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23/04/2020
Étienne Jodelle, Les Amours et autres poésies
Ou soit que la clarté du soleil radieux
Reluise dessus nous, ou soit que la nuict sombre
Luy efface son jour, et de son obscure ombre
Renoircisse le rond de la voulte des cieux ;
Ou soit que le dormir s’escoule dans mes yeux,
Soit que de mes malheurs je recherche le nombre,
Je ne puis eviter à ce mortel encombre,
Ny arrester le cours de mon mal ennuyeux.
D’un malheureux destin la fortune cruelle
Sans cesse me poursuit, et tousjours me martelle :
Ainsi journellement renaissent tous mes maux.
Mais si ces passions qui m’ont l’ame asservie,
Ne soulagent un peu ma miserable vie,
Vienne, vienne la mort pour finir mes travaux.
Étienne Jodelle, Les Amours et autres poésies, édition
Ad. Van Bever, E. Sansot, 1907, p. 66-67.
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22/04/2020
Pontus de Tyard, Le livre des erreurs amoureuses
XXVII
Je fus contraint (grace à ma destinée)
En toy vivement trespasser,
Quand je te veis toute femme passer
En vertu haute, & douce beauté née.
Je trespassay, car mon ame estonnée
De ta grandeur, pour librement penser,
Te voulut suivre, & le mien corps laisser,
Où elle fut long temps emprisonnée.
Dont maintenant vivant sans avoir vie,
Sinon ce peu, que desireuse envie
Pour te servir ardemment m’en enflame :
Il n’est estrange (ô Dame) si ce corps
Te va suivant par tant & tant de mors,
Comme sepulchre où repose son ame.
Pontus de Tyard, Le livre des erreurs amoureuses, dans
Les œuvres poétiques de —, Galiot du pré, 1573, p. 25-26
(Gallica)
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21/04/2020
Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques
Misères
Financiers, justiciers, qui opprimez de faim
Celui qui vous faict naistre ou qui defend le pain,
Sans qui le laboureur s’abreuve de ses larmes,
Qui souffrez mendier la main qui tient les armes,
Vous, ventre de la France, enflez de ses langueurs,
Faisant orgueil de vent, vous monstrez vos rigueurs.
Voyez la tragedie, abaissez vos courages.
Vous n’estes spectateurs, vous estes personnages ;
Car encor’ vous pourriez contempler de bien loin
Une nef sans pouvoir lui aider au besoin,
Quand la mer l’engloutit, et pourriez de la rive,
En tournant vers le ciel la face demi-vive,
Plaindre sans secourir ce mal, oisivement,
Mais quand, dedans la mer, la mer pareillement
Vous menace de mort, courez à la tempeste :
Car avec le vaisseau vostre ruine est preste.
Théodore Agrippa. D’Aubigné, Les Tragiques, Jannet, 1857, p. 36.
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