01/03/2021
Philippe Beck, Élégies Hé
26
Hi. Je me rappelle ce brouillard bleu
que Tolstoï attribue aux montagnes de rêve.
Rêve suisse d’apparence lisse.
Brouillard bleu couvre la vie heureuse
à la fin de l’enfance officielle.
La glace enrobe les ombres du bel hiver.
Mais bientôt à vaste esplanade des ébats
premiers succède le chemin étroit
qui se resserre, se froidit, se reprend,
où se marient joie et peur,
clair d’apparence, le chemin
du réalisateur. Où sous verre la pompe est froidie.
Et chaufferie poursuit.
Malgré les beaux objets qui roulent dans le ciel.
Je revois les étoiles.
Elles semblent suggérer le chemin
vertical, la course olympiade
des corps sans douleur.
Mais elles promettent les rondeurs d’une vie.
Avec le blé de Turquie.
Philippe Beck, Élégies Hé, Théâtre Typographique, 2005, p. 26.
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28/02/2021
Alexis Bardini, Une épiphanie
Il y a peu de l’aube à toi
Comme un fruit qui gravite
Autour de son noyau
La chair épaisse des souvenirs
Nous est une distance
Pureté de l’écoute
Où tous les signes retentissent
Corps vacarme qu’une image submerge
Coup de théâtre aux mille sources
La mémoire est le siège de l’émoi
D’un coup tu tranches le fruit
Offres la pulpe à ton palais
Pour que chaque matin l’horizon se dilate
Quelques gouttes au bord des lèvres
Devant les jours qui peuvent
Alexis Bardini, Une épiphanie, Gallimard,
2021, p. 13.
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27/02/2021
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik
Toi
Elle vint —
d'un coup d'œil
sérieux,
sous le rugissement,
la carrure,
devina simplement le gamin.
Elle prit
son cœur pour elle seule,
et simplement
s'en fut jouer,
comme une fillette au ballon.
Et chacune —
comme devant un miracle —
ici une dame s'en mêle,
là une demoiselle :
« En aimer un comme ça ?
Mais il vous renverserait !
Probable que c'est une dompteuse !
Possible qu'elle sort du Zoo ! »
Et moi je jubile.
Il n'y en a plus —
de joug.
Perdant la tête de joie,
je sautais,
comme un Indien à des noces bondissant,
tant je me sentais gai,
tant je me sentais léger.
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik (1917-1930), traduites du russe par Andrée Robel, Gallimard,
1969, p. 96.
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25/02/2021
Cioran, Aveux et Anathèmes
L’ennui, mal réputé frivole, nous fait cependant entrevoir le gouffre dont émane le besoin de prier.
La ponctualité, variété de la « folie du scrupule ». Pour être à l’heure, je serais capable de commettre un crime.
La critique est un contresens : il faut lire, non pour comprendre autrui mais pour se comprendre soi-même.
Ce qu’on devait se détester dans l’obscurité et la pestilence des cavernes ! On comprend que les peintres qui y vivotaient n’ai pas voulu éterniser la figure de leurs semblables et qu’ils aient préféré celle des animaux.
Cioran, Aveux et Anathèmes, Arcades/Gallimard, 1987, p. 25, 27, 28, 36-37.
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24/02/2021
Cioran, écartèlement
C’est une erreur de vouloir faciliter la tâche du lecteur. Il ne vous en saura pas gré. Il n’aime pas comprendre, il aime piétiner, s’enliser, il aime être puni. D’où le prestige des auteurs confus, d’où la pérennité du fatras ?
L’amitié étant incompatible avec la vérité, seul est fécond le dialogue muet avec nos ennemis.
Exister est un plagiat.
Du temps que je fumais sans arrêt, la cigarette, après une nuit blanche, avait une saveur funèbre qui me consolait de tout.
Cioran, écartèlement, Gallimard, 1979, p. 69, 74, 79, 80.
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23/02/2021
Cioran, Exercices d'admiration, Essais et portraits
Écrire est une provocation, une vue heureusement fausse de la réalité qui nous place au-dessus de ce qui est et de ce qui nous semble être. Concurrencer Dieu, le dépasser même par la seule vertu du langage, tel est l’exploit de l’écrivain, spécimen ambigu, déchiré et infatué qui, sorti de sa condition naturelle, s’est livré à un vertige superbe, déconcertant toujours, quelquefois odieux. Rien de plus misérable que le mot et cependant c’est par lui qu’on s’élève à des sensations de bonheur, à une dilatation ultime où l’on est complètement seul, sans le moindre sentiment d’oppression. Le suprême atteint par le vocable, par le symbole même de la fragilité !
Cioran, Exercices d’admiration, Essais et portraits, Arcades/Gallimard, 1986, p. 204.
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22/02/2021
Cioran, La tentation d'exister
Les théologiens l’ont remarqué depuis longtemps : l’espoir est le fruit de la patience. On devrait ajouter : et de la modestie. L’orgueilleux n’a pas le temps d’espérer. Sans vouloir ni pouvoir attendre, il force les événements comme il force sa nature ; amer, corrompu, quand il épuise ses révoltes, il abdique : pour lui, nulle formule intermédiaire. Qu’il soit lucide, c’est indéniable ; mais la lucidité, ne l’oublions pas, est le propre de ceux qui, par incapacité d’aimer, se désolidarisent aussi bien des autres que d’eux-mêmes.
Cioran, La tentation d’exister, Idées/Gallimard, 1956, p. 228.
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21/02/2021
Philippe Beck, Traité des Sirènes suivi de Musiques du nom
Dignité 17. Le silence des Sirènes, Kafka le fait dépendre d’un capitaine qui refuse d’entendre ce qu’elles semblent chanter : il imagine l’entente de la fin de la musique (de la disparition du son éloquent) et ce mutisme lyrique est peut-être le silence des algues séchées au bord de l’eau, ou des joncs que le vent fait chanter d’ordinaire, témoins paradoxaux des jungles aux mille violences nues comme Orphée est une discrète tanière aux mille monstres. Ulysse déploie et signe la première tentative pour « écouter le silence sublime et effrayant : la mer d’huile est la promesse d’un suspens du travail chanté, que le dirigeant interdit ; C’est peut-être pourquoi Kafka change le récit homérique et imagine la cire qui ferme Ulysse aux bruits suspendus de l’océan : il fait du capitaine un étrange matelot soumis au besoin d’entendre la silencieuse loi du travail qu’impose la mer sans vent ; dans Homère, le silence des Sirènes est la conséquence d’un courage autoritaire, et du pénible courage d’entendre ce qui précède le silence : la plainte pure, avant tout voyage au pays de l’effort. L’Odyssée n’entend pas (mais fait résonner) la plainte des marins que la cire ne préserve pas des tortures de la rame sur une mer étale, au soleil de midi. Les marins, soumis au rythme du silence sont pourtant les Sirènes les plus proches, et endurent Sirius qui dessèche les efforts.
Philippe Beck, Traité des sirènes suivi de Musiques du nom, Le bruit du temps, 2020, p. 27.
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19/02/2021
Italo Calvino, La machine littéraire
(...) Dans un de ces petits romans littéraires, les romans étaient présentés par un personnage comique qui prétendait en avoir découvert les manuscrits à l’intérieur d’une vieille horloge dans une maison mystérieuse : comme chez les anciens conteurs, une fiction servait de cadre à d’autres fictions : ces histoires, que les lecteurs suivaient comme les aventures de personnes de leur entourage, ne dissimulaient pas pour autant leur caractère conventionnel et spectaculaire, l’usage de certains effets, en un mot leur nature romanesque. Les lettres que les lecteurs de ces publications en feuilleton écrivaient à Dickens, pour qu’il ne laisse pas mourir un personnage par exemple, provenaient non d’une confusion entre fiction et réalité, mais de la passion commune du jeu : de l’antique jeu entre celui qui narre et celui qui écoute, qui exige la présence physique d’un public intervenant comme un chœur, et presque suscité par la voix du narrateur.
Italo Calvino, La machine littéraire, Seuil, traduction M. Orcel et F. Wahl, 1984, p. 154.
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18/02/2021
Italo Calvino, Le chevalier inexistant
Toutes choses bougent dans la page bien lisse ; pourtant rien de transparaît de cette agitation, rien n’a l’air de changer à la surface. Il en va de même de mon papier comme de la rugueuse écorce du monde, elle aussi pleine de mouvements et vide de changement : rien qu’une immense couche de matière homogène, qui se tasse et s’agglomère selon des formes et des consistances variables, dans une gamme de coloris nuancés, et que, pourtant, on imagine sans peine étalée sur une surface plate. Bien sûr, elle présente des excroissances villeuses, plumeuses ou noueuses comme carapaces de tortues ; et de temps en temps ces touffes de plumes ou de poils et ces nodosités donnent l’impression de bouger. Ou bien encore on croit discerner, parmi cet agglomérat de qualités réparties dans toute la nappe de matière uniforme, quelques changements de rapports ; et, malgré tout, rien, substantiellement, ne quitte son lieu.
Italo Calvino, Le chevalier inexistant, traduction Maurice Javion, Livre de Poche, 1972, p. 141.
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17/02/2021
Italo Calvino, La Vicomte pourfendu
Les gens qui m’attiraient le plus, à présent, étaient les huguenots qui habitaient le Val-des-Joncs. C’étaient des réfugiés de France, pays où le roi faisait couper en morceaux tous ceux qui suivaient leur religion. En traversant les montagnes, ils avaient perdu leurs livres et leurs objets sacrés, si bien qu’ils n’avaient plus ni bible à lire ni messe à dire, ni hymnes à chanter, ni prières à réciter. Méfiants comme tous ceux qui ont traversé des persécutions, et vivent au milieu de gens d’une loi différente, ils n’avaient jamais plus voulu recevoir aucun livre religieux ni écouter aucun conseil sur la manière de célébrer leur culte. Si quelqu’un venait les chercher en se disant un de leurs frères huguenots, ils craignaient que ce fût un émissaire du pape déguisé et s’enfermaient dans le silence.
Italo Calvino, Le Vicomte pourfendu, traduction Juliette Bertrand, Albin Michel, 1955, p. 73-74.
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16/02/2021
Italo Calvino, Les villes invisibles
Les villes et le nom. 2.
Des dieux de deux sortes protègent la ville de Léandra. Les uns et les autres sont si petits qu’on ne les voit pas et si nombreux qu’on ne peut pas les compter. Les uns se tiennent près des portes des maisons, à l’intérieur, près du porte-manteau et du porte-parapluies ; dans les déménagements, ils suivent les familles et s’installent dans les nouveaux logis, à la remise des clefs. Les autres ont leur séjour dans la cuisine, ils se cachent de préférence sous les marmites, ou dans le manteau de la cheminée, ou dans le réduit aux balais ; ils font partie de la maison et quand la famille qui y habitait s’en va, eux-mêmes restent avec les nouveaux locataires ; peut-être étaient-ils déjà là quand la maison n’existait pas encore, dans la mauvaise herbe des terrains à bâtir, cachés dans un petit pot couvert de rouille ; si l’on rase la maison et qu’à sa place on construit un immeuble genre caserne pour cinquante familles, on les y retrouve multipliés, dans la cuisine d’autant d’appartements. Pour les distinguer, nous appellerons les uns Pénates, les autres Lares.
Italo Calvino, Les villes invisibles, traduction Jean Thibaudeau, Seuil, 1974, p. 95.
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15/02/2021
Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur
Écouter quelqu’un qui lit à haute voix, ce n’est pas la même chose que lire en silence. Quand tu lis, tu peux t’arrêter, ou survoler les phrases : c’est toi qui décides du rythme. Quand c’est un autre qui lit, il est difficile de faire coïncider ton attention avec le tempo de sa lecture : sa voix va ou trop vite ou trop lentement.
Si, en plus, le lecteur traduit, il s’ensuit une zone de flottement, d’hésitation autour des mots, une marge d’incertitude et d’improvisation éphémère. Le texte qui, lorsque tu le lis toi-même, est un objet bien présent, qu’il te faut affronter, devient, quand on te le traduit à haute voix, une chose que tu n’arrives pas à toucher.
Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Seuil, 1981, p. 75.
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14/02/2021
Julien Gracq, Nœuds de vie
Photo Jacques Boislève, Gracq à Florent-le-Viel
Chaque année voit s’amaigrir et s’étioler autour des bourgs les jardins potagers qui leur faisaient une tendre ceinture verte, bénignement gonflée de sucs comestibles. Le Français de 1978, qui consent encore, comme l’Américain, à pousser la tondeuse sur la pelouse de son bungalow, se refuse désormais à faire pousser ses légumes. Le contact vital avec le sol de la main qui plante et qui désherbe, le bonheur physiologique modeste et pourtant épanoui qui naît du don libéral de l’eau à le terre sèche, celui qui s’attache au guet de la pousse verte crevant le sable du semis, à la vrille du haricot qui monte décorer sa rame, tout cela s’éloigne de nous peut-être sans retour. Le plus comblant, le plus luxuriant des métiers bénévoles, où une vie s’attache à nourrir, à guérir, à protéger, à aérer d’autres vies, naguère encore distraction enrichissante du plus grand nombre, disparaît au moment même — et on serait tenté de dire dans la mesure où — l’adjectif culturel vient fleurir toutes les lèvres, sans parler des textes officiels.
Julien Gracq, Nœuds de vie, Corti, 2021, p. 45.
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13/02/2021
Julien Gracq, Nœuds de vie
(...)Le sentier herbeux qui se glisse le long de le Loire entre deux jardinets d’un côté, et de l’autre la rangée de frênes et de saules de la berge, ouvre entre fleuve et jardins une promenade couverte, un bout de monde à la fois scintillant et fleuri qui semble fait pour protéger et cacher dans chaque maison autant de bonheurs domestiques tapis entre rosiers et haricots. Dans le plaisir que j’ai éprouvé à me glisser pour la première fois le long de ce sentier humblement enchanté jouait quelque chose du déclic magique que le rêve assez souvent procure, mais aussi quelquefois lorsque, par une porte clandestine, par un passage caché, un lieu attirant et familier débouche soudain pour nous sur un autre, insoupçonné, et plus attirant encore. Comme si dans ce passage, un peu miraculeux à la quintessence, si soudain et si aisé, une capacité de profusion, d’excès dans le don se révélait à nous, qui nous laisse à la fois souriants d’aise et presque incrédules, comme lorsque dans le château enchanté des contes, la salle à manger où le chevaucheur épuisé trouve devant lui la table toute servie, se révèle n’être en fait que l’antichambre de la salle aux trésors.
Julien Gracq, Nœuds de vie, Corti, 2021, p. 21.
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