Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

17/03/2021

Virgile, Le souci de la terre (nouvelle traduction des Géorgiques)

Virgile_et_les_muses_02.jpg

Oh quelle chance les paysans

Ils ne connaissent pas leur bonheur

Loin des rames ennemies, la terre très juste leur offre d’elle-même une nourriture facile

Ils n’ont pas de grandes maisons qui vomissent par de magnifiques portes dès les saluts du matin un flot gigantesque de courtisans

Ils ne rêvent pas de linteaux ouvragés en belle écaille

Ni d’habits brodés d’or

Ni de cuivres d’Éphyre

Pour eux, on ne teint pas la laine blanche de pigments d’Assyrie

On ne sert pas une huile d’olive pure, gâchée par la cannelle

Mais repos sans soucis

Vie sans mensonges, riche de ressources variées

Pouvoir paresser devant les grandes étendues

Grottes, lacs, eaux vives, vallées fraîches

Mugissement des bœufs

Siestes molles sous un arbres

Rien ne manque

Bois, tanières des bêtes

Jeunesse endurante, travailleuse et habituée à peu

Culte des dieux et des Anciens vénérés

Ici dernières traces de la Justice abandonnant la terre

Virgile, Le souci de la terre, traduction des Géorgiques par Frédéric Boyer, Gallimard, 2018, p. 141-142.

16/03/2021

Pierre Chappuis, battre le briquet

                          AVT_Pierre-Chappuis_6246.jpg

                             Langue écrite

 

Même écrite, transmise par l’écrit, la poésie n’en repose pas moins — rythme, sonorités, souffle — sur les qualités orales, physiques de la langue, il est vrai selon une organisation, une syntaxe propres, affranchie par exemple des chevilles liée à une transmission orale fondée sur la mémorisation ou, pour nous aujourd’hui, ayant pris ses distances quant aux règles et contraintes prosodiques ; inséparable de la voix, quoique entendue de l’intérieur ; en veilleuse dans le livre, à chaque lecture retrouvant fraîcheur et nouveauté sans se répéter, sans redite.

 

Pierre Chappuis, battre le briquet, précédé de ligatures, Corti, 2018, p. 50.

15/03/2021

Pierre Reverdy, Le gant de crin

Pierre Reverdy, Le gant de crin, vanité, gloire, misère

Un artiste qui espère la gloire posthume est comme un homme qui dirait : « Quand je n’y serai plus, je ferai ceci, je ferai cela. »

 

La misère est une espèce de reflet sinistre de l’enfer. Mais la pauvreté nous accable du poids de l’esclavage.

 

Il est aussi ridicule de prendre, quand on est vieux, des airs de jeune que, quand on est jeune, des airs de vieux.

 

Quand on voit quels sont les hommes qui comptent, on a tout de suite envie de ne jamais compter. Mais quand on voit aussi ceux qui ne comptent pas et qui se croient dignes de compter...

 

Pierre Reverdy, Le gant de crin, Plon, 1927, p. 74, 76, 85, 88.

14/03/2021

Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame

         11964498.image.jpeg

« Celui qui est entré dans les propriétés de l’âge... »

C’est le début d’un poème de mon vieux Livre des morts ­ antérieur à Leçons — quand j’étais encore bien loin de pouvoir le dire de moi ; aujourd’hui, je devrais écrire plutôt « celui qui commence à entrer dans les marécages de la vieillesse, dans ses fondrières »... Mais en même temps, dehors, ce qu’il voit se préparer, s’annoncer dans le jardin et dans la campagne, à travers la fenêtre qui n’est pas celle qu’il voudrait boucher tant bien que mal, c’est, dans les tout premiers bourgeons roses d’un abricotier et, plus loin, les toutes premières fleurs roses de l’amandier, comme une aube éparpillée, l’annonce, une fois de plus dans la vie, de l’invasion du monde autour de lui par des essaims d’infimes anges très frêles, qu’une brève averse ou la surprise d’une bourrasque suffiraient à éparpiller dans l’herbe ou la terre. Comme si les plantes aussi avaient reçu le don de la parole, le don du chant, un chant qui ne pourrait être traduit que dans le beau latin de la liturgie :

                                  EXULTATE  JUBILATE

 

tel qu’en pourraient mieux que personne chanter les enfants.

 

Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame, Gallimard, 2021, p.25-26.

13/03/2021

Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux

124091279.jpg

Là-bas, les tentes bleues des montagnes semblent vides.

 

Qu’ourdissez-vous de sombre sur vos fils,

oiseaux nerveux, mes familières hirondelles ?

 

Qu’allez-vous, à vous toutes, m’enlever ?

 

Si ce n’était que la lumière de l’été,

j’attendrais bien ici votre retour.

 

Si ce n’était que ma vie, emportez-la.

 

Mais la lumière de ma vie, oiseaux cruels,

laissez-la-moi pour éclairer novembre.

 

Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux,

Gallimard, 2021, p. 38.

12/03/2021

Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame

PhilippeJaccottet.jpg

   C’est, une fois de plus et jusqu’à en devenir décourageant, désespérant, le « combat inégal » de mon vieux poème d’il y a un demi-siècle... Comme si je n’avais fait depuis lors aucun progrès. Au moment où il me faudrait intituler ces pages, plutôt « Fin de partie » Une fois de plus aussi, une vague de fatigue roule sur moi, comme pour m’éviter le constat de mon impuissance à me confronter avec cette fin.

   De sorte que chaque mot tracé ici sur la page serait comme une de ces brindilles dont Char lui-même avait rêvé de se bâtir un rempart. Tracer encore des lignes comme on jetterait des filins à la surface d’une étendue d’eau, mare infime ou mer à perte de vue, afin qu’ils supportent une espèce de filet qui nous éviterait la noyade. « Poèmes de sauvetage »... Paroles, n’importe lesquelles même peut-être, pour différer l’effondrement, pour nous faire  croire qu’il y aurait encore une chance de s’en tirer...

 

Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame, Gallimard, 2021, p. 22-23.

11/03/2021

Erri de Luca, Aller simple

1136_erri_de_luca000_1ew7d6.jpg

                     Drapeau

 

Un drapeau n’est le chiffon de personne,

 le seul linge étendu qui se trempe

quand il pleut et que les mains des femmes

courent au secours de la lessive.

 

Erri de Luca, Aller simple, édition bilingue,

traduction Danièle Valin, Poésie/Gallimard,

2021, p. 213.

10/03/2021

Cédric Demangeot, Promenade et guerre

     cedric-demangeot.jpg

ce qu’il y a de plus visible dans la peur

c’est le silence, celui des hommes n’est

pas différent de celui des oiseaux. paralytique

instant avant la course

au  premier nulle part venu

 

vendredi

treize un tas

de linge sale

oublié sur le boulevard

bouge encore

 

Cédric Demangeot, Promenade et guerre,

Poésie/Flammarion, 2021, p. 52 et 55 .

09/03/2021

Georg Trakl, Poèmes

       Georg-Trakl-oesterreichischer-Lyriker-1887-1914-2.jpg

                     Paysage

 

Soir de septembre ; les sombres appels des

         bergers tristement résonnent

À travers le village au crépuscule ; du feu jaillit dans la forge.

Puissamment se cabre un cheval noir ; les boucles de jacinthe de la    [servante

Happent l'ardeur de ses pourpres naseaux.

Doucement se fige à la lisière du bois le cri de la biche

Et les fleurs jaunes de l'automne

Se penchent muettes sur la face bleue de l'étang.

Dans une flamme rouge un arbre a brûlé ;

           figures sombres de chauve-souris s'élevant en battant des ailes.

 

                               Landschaft

 

Septemberabend ; traurig tönen die dunklen Rufe der Hirten

Durch das dämmernde Dorf ; Feuer sprüht in der Schmiede.

Gewaltig bäumt sich ein schwarzes Pferd ; die hyazinthenen Locken    [der Magd

Haschen nach der Inbrunst seiner purpurnen Nüstern.

Leise estarrt am Saum des Waldes der Schrei der Hirschkuh

Und die gelben Blumen des Herbstes

Neigen sich sprachlos über das blaue Antlitz des Teichs.

In roter Flamme verbrannte ein Baum , aufflattern mit dunklen [Gesichtern die Fledermäuse.

 

Georg Trakl, Poèmes, traduits et présentés par Guillevic, Obsidiane, 1986, p. 25 et 24.

08/03/2021

Esther Tellermann, Corps rassemblé

unnamed.jpg

Pour elle il

voulut le

milieu des chambres

d’où nul ne

la soustrait

un halo qui

la dresse

en des cires

qui la font luire

     et disparaître

un hortensia fané

qui garde sa ténèbre

un Orient immobile

sur les serments.

 

Esther Tellermann, Corps

 rassemblé, éditions Unes,

2020, p. 91.

06/03/2021

Samuel Beckett, Les Os d'Écho et autres précipités

arton406-84dfc.jpg

Dortmunder

 

À l’heure magique, au crépuscule mauve d’Homère

 passée la flèche rouge du sanctuaire,

moi n ul, elle carène royale,

alors en hâte vers la lanterne violette, vers la menue musique Qin de la maquerelle.

Dans la loge illuminée, elle se tient devant moi

incitant les éclats de la tige de jade ;

le signaculum de la pureté, balafré, alors apaisé,

les yeux, les yeux noirs jusqu’à ce que l’est plagal

vienne conclure la longue phrase de la nuit.

Alors : levé tel un rouleau manuscrit refermé,

et la gloire de sa dissolution épandue

et moi, Habbacuc, dépositaire de tous les pécheurs.

 

Schopenhauer est mort, la maquerelle

range son luth.

 

Samuel Beckett, Les Os d’Écho et autres précipités, traduction Édith Fournier, éditions de Minuit, 2002, p. 25.

05/03/2021

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien

              samuel-beckett-1964_.jpg

Ai-je tout essayé, bien fouiné partout, doucement, en écoutant avec patience, sans faire de bruit ? Je parle sérieusement, comme souvent, j’aimerais savoir si j’ai tout fait, avant de me porter manquant, et d’abandonner. Partout, je veux dire aux endroits où j’avais des chances d’être, où je me tenais autrefois, en attendant l’heure de me glisser dehors, endroits éprouvés, voilà tout ce que je voulais dire, en disant partout. Autrefois, je veux dire alors que je bougeais encore, que je me sentais qui bougeais, avec peine, à peine, mais dans l’ensemble changeant incontestablement de place, les arbres le disaient, le sable, l’air des sommets, les pavés de la ville.

 

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, éditions de Minuit, 1958, p. 175.

04/03/2021

Samuel Beckett, Comment c'est

                static_3052.jpeg

ici donc enfin deuxième partie où j’ai encore à dire comment c’était comme je l’entends en moi qui fut dehors quaqua de toutes parts des bribes comment c’était avec Pim un temps énorme tout bas dans la boue à la boue quand ça cesse de haleter comment c’était ma vie on parle de ma vie dans le noir la boue avec Pim deuxième partie plus que la troisième et dernière c’est là où j’ai ma vie où je l’ai eue où je l’aurai des temps énormes troisième partie et dernière dans le noir la boue tout bas des bribes

 

Samuel Beckett, Comment c’est, éditions de Minuit, 1961, p. 63.

03/03/2021

Samuel Beckett, L'innommable

                          avt_samuel-beckett_5014.jpg

 

[...] À moi maintenant de faire le mort, à moi qu’ils n’ont pas su faire naître, et ma carapace de monstre autour de moi pourrira. Mais c’est entièrement une question de voix, toute autre métaphore est impropre. Ils m’ont gonflé de leurs voix, comme un ballon, j’ai beau me vider, c’est encore eux que j’entends. Qui, ils ? et pourquoi plus rien, depuis quelque temps ? Se peut-il qu’ils m’aient abandonné en disant, C’est entendu, il n’y a rien à en tirer, n’insistons pas, il n’est pas dangereux. Ah mais un petit filet de voix d’homme forcé, pour murmurer ce que leur humanité suffoque, aux oubliettes, garrotté, au secret, au supplice, un petit halètement de condamné à vivre, pour balbutier ce que c’est que d’avoir à célébrer la relégation.

 

Samuel Beckett, L’innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 77-78.

02/03/2021

Samuel Beckett, Malone meurt

           image.jpg

Cette fois je sais où je vais. Ce n’est plus la nuit de jadis, de naguère. C’est un jeu maintenant, je sais jouer. Je n’ai pas su jouer jusqu’à présent. J’en avais envie, mais je savais que c’était impossible. Je m’y suis quand même appliqué, souvent. J’allumais partout, je regardais bien autour de moi, je me mettais à jouer avec ce que je voyais. Les gens et les choses ne demandent qu’à jouer, certains animaux aussi. Ça commençait bien, ils venaient tous à moi, contents qu’on veuille jouer avec eux. Si je disais, Maintenant j’ai besoin d’un bossu, il en arrivait un aussitôt, fier de la belle bosse qui allait faire son numéro. Il ne lui venait pas à l’idée que je pourrais lui demander de se déshabiller. Mais je ne tardais pas à me retrouver seul, sans lumière. C’est pourquoi j’ai renoncé à vouloir jouer et fait pour toujours miens l’informe et l’inarticulé.

 

Samuel Beckett, Malone meurt, éditions de Minuit, 1951, p. 9-10.