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07/05/2021

James Sacré, Une fin d'après-midi à Marrakech

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C’est pas fait pour penser un poème, pas vraiment.

M’installer pour écrire dans l’air et les feuillages

D’un boulevard parisien en même temps que dans mon sentiment

Pour quelqu’un qui n’arrive pas, que j’attends peut-être

À la place de quelqu’un d’autre jamais venu

N’aboutit

(À la faveur de règles tellement subtiles qu’à la fin

C’est comme si on écrivait sans règles du tout)

Qu’à mettre ensemble des mots dans le plus grand désordre.

Si on se rapproche ainsi de l’évident feuillage du monde tel que par  exemple

Il peut s’obscurcir et briller dans un visage aimé.
C’est difficile d’en être sûr. Est-ce qu’on a pensé ?

 

James Sacré, Une fin d’après-midi à Marrakech, Ryôan-ji, 1988, p. 107.

06/05/2021

James Sacré, Donne-moi ton enfance

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Son corps impossible

 

Je cherche le corps de mon enfance

En mon corps grandi

Qui va bientôt mourir.

J’en aurais rien dit

 

Le corps de mon enfance

Pour te le donner. Et je ne saurai pas

Ce qui est donné.

 

On croit voir quelques gestes

Dans le puits de la mémoire :

 

Si de l’eau brille

Ou de la nuit,

 

Le mot noir ?

 

Quel geste a trop dit sans dire assez

À mon corps d’enfant,

Pour continuer ?

Bientôt la mort, j’attends toujours,

Et vous ?

(...)

James Sacré, Donne-moi ton enfance,

Tarabuste, 2013, p. 79-80.

05/05/2021

Jean Tortel, Du jour et de la nuit

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Rencontres, I

 

Une larme, deux aventures,

Trois gémissements dans la nuit,

Quatre murailles qui s’écartent,

Cinq doigts qui crient, six lunes rondes,

Sept cordes qui barrent le ciel,

Huit deux fois quatre un coup pour rien,

Neuf portes s’ouvriront ensemble.

 

Jean Tortel, Du jour et de la nuit, éditions

Jean Vigneau, 1954, p. 71.

04/05/2021

Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée

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Sonnets à Orphée, VI

 

Est-il d’ici ? Non, sa vaste nature

a grandi dans l’un et l’autre royaume.

Qui a savoir des racines du saule

sera plus apte à ployer ses rameaux.

 

Allant au lit, ne laissez sur la table

ni pain ni lait : ils attirent les morts.

Mais leur apparition, lui qui conjure,

sous sa paupière à la douceur clémente,

 

qu’il la mêle, lui, à tout ce qu’il voit,

et que fumeterre et rue aient pour lui

charme aussi vrai que le plus clair rapport.

 

Rien ne peut altérer sa juste image,

rien, serait-elle ou de tombe ou de chambre,

célèbrerait-il agrafe, anneau, cruche.

 

Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, traduction Maurice Regnaut, dans Œuvres, Pléiade/Gallimard, 1997, p. 588.

 

03/05/2021

Rainer Maria Rilke, Correspondance

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À Lou Andreas-Salomé

Château de Muzot sur Sierre (Valais)

Suisse, le 11 février au soir [1922]

 

Lou, chère Lou, ainsi donc :

En cet instant précis, samedi 11 février, à 6 heures, je pose la plume, la dernière Élégie, la dixième. Celle (alors déjà destinée à être la dernière) dont le début avait été écrit à Duino déjà : « Dass ich dereinst, am Ausgang der grimmigern Einsicht / Jubel und Ruhm aufsinge zustimmenden Engeln... » Je t’avais lu tout ce qui existait, mais seuls les douze premiers vers ont subsisté, tout le reste est nouveau et, oui, très, très, très superbe ! — Songe ! J’ai pu surmonter jusque-là. À travers tout. Miracle. Grâce. — Tout cela en quelques jours. Ce fut un ouragan, comme à Duino, jadis : tout ce qui était en moi fibre, tissu, bâti a craqué.

 

Rainer Maria Rilke, Correspondance, édition Philippe Jaccottet, Seuil, 1976, p. 502.

 

02/05/2021

Rainer Maria Rilke, Correspondance

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À Ilse Erdmann,

11.0.1915, samedi

 

(...) les sécurités que vous avez trouvées dans mes livres ne sont plus celles dont je vis. Spirituellement et, à bien des égards, physiquement, tout appui m’a été momentanément retiré, je me maintiens, en quelque sorte, dans l’impossible ; mais puisque je m’y maintiens, il doit y avoir à l’œuvre en moi une énergie que je finirai peut-être par faire mienne, puisqu’elle persiste malgré tout. Le fait qu’autour de cette épreuve intérieure se soit refermé un monde non moins éprouvé enveloppe mon cœur épuisé d’indescriptibles ténèbres. Pour  comprendre à quel point l’époque actuelle m’est difficile à supporter, il est nécessaire de savoir  que mes sentiments ne sont d’aucune manière « allemands » ; bien que je ne puisse être étranger à la réalité allemande puisque je suis enraciné dans sa langue, sa manifestation et ses revendications actuelles n’ont pu que me surprendre et me heurter ; quant à trouver dans le monde autrichien, qui est toujours resté pour moi un compromis artificiel (la déloyauté faite État), quant à trouver là une patrie, il me serait absolument impossible de le concevoir. Comment pourrai-je, moi dont le cœur a été formé par la Russie, la France, l’Italie, l’Espagne, le désert et la Bible, comment pourrai-je m’entendre avec ceux qui fanfaronnent ici autour de moi ! Passons.

 

Rainer Maria Rilke, Correspondance, éditions Philippe Jaccottet, Seuil, 1976, p. 382. 

30/04/2021

Joseph Joubert, Carnets, I

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Il y en a à qui il faudrait conseiller la folie.

 

Crédulité. Plus difficile à dissuader qu’à persuader, et plus facile à tromper qu’à détromper.

 

Semblables à ces jeunes gens qui, au lieu de chercher à comprendre, cherchent à juger.

 

Comment l’ignorance est un lien entre les hommes. La politique doit s’en servir.

 

Qui ne sait pas se taire n’obtient point d’ascendant.

  

Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1994, p. 282, 282, 283, 285, 285, 289, 290, 292, 294, 297.

29/04/2021

Joseph Joubert, Carnets

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Tout passé est si court !

 

Laissons dire et laissons croire à l’orgueil humain ; il a besoin de ses phantasmes.

 

Pour être avare, il ne faut que la paresse, l’inaction. C’est pour cela que l’avarice est contagieuse.

 

Méthode d’enseigner en usage. Pour la commodité des maîtres et non pour celle des élèves.

 

Ces savoirs où l’esprit s’embourbe. Il en sort terrestre et fangeux, chargé de limon.

 

Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1994, p. 282, 282, 283, 285, 285.

28/04/2021

Francis Ponge, Petite suite vivaraise

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Plateau de la Suchère

6 juillet

 

Tout de suite avant la fenaison, des champs immenses d’une tisane merveilleuse (herbes et fleurs fanées, rousses sur tiges encore droites), limités par des chemins creux comme des filons de pierres et de fleurs vives. D’autres champs de blé encore verts mais légers et tout étoilés à mi-hauteur de bleuets. Et, plus loin, des genêts jusqu’aux sapinières de moyenne hauteur, précédant elles-mêmes ces vieux bois de grands pins éclaircis à leur base, à travers quoi l’on aperçoit la merveilleuse silhouette des hautes Cévennes nues et bleues, aussi nobles et sévères que les Apennins de Mantegna. Et quel temps ! Quel air ! Pour ces premiers plans de Van Gogh et ces fonds de Mantegna.

 

Franci Ponge, Petite suite vivaraise, Fata Morgana, 1983, p. 8-9.

27/04/2021

Borges, Critique du paysage — Autour de l'ultraïsme

 

                             

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                               Critique du paysage

 

Le paysage de la campagne relève de la rhétorique, cela veut dire que les réactions de l’individu devant l’enchevêtrement visuel et acoustique qui le constitue ont déjà été délimitées. Jusqu’à ce jour de 1921, aucune réaction nouvelle ne s’est ajoutée à la totalité des réactions déjà connues : attitude larmoyante, panthéiste, stoïque, ou antithétique, entre le luxe supposé des villes et le dépouillement franciscain de la vision rurale. (...)

Aller admirer à dessein le paysage, c’est s’identifier à ces sauvages de la culture, ces Indiens blancs qui défilent en troupeaux guerriers dans les musées et qui s’arrêtent, les yeux agenouillés devant n’importe quelle toile garantie par une solide signature et qui ne savent pas très bien s’ils sont ivres d’admiration ou si cette même volonté d’enthousiasme n’a pas inhibé leurs facultés d’admiration.

Méfions-nous de leurs indécentes émotions. (...)

Le paysage — comme toutes les choses en soi — ne signifie absolument rien. Le mot « paysage » est la décoration verbale que nous accordons à la visualité qui nous entoure, lorsque cette dernière nous a enrobé de quelque vernis bien connu de la littérature. Il n’y a malheureusement pas grand choix de vernis. Le rossignol qui s’épanche dans le calme des bois nous suggère, avec une régularité géométrique, les instants d’un Intermezzo lyrique, et le train qui sépare en deux la plaine paisible provoque inévitablement en nous le souvenir de deux visions littéraires déjà dépassées : celle du naturalisme (lien vigoureux de causalité, maladies héréditaires, levers ou couchers de soleil dans les moments opportuns...) et celle des débuts du futurisme (beauté de l’effort, Whitman mal traduit en italien, installation de lumière électrique dans la rhétorique...). Et je passe sous silence l’épuisement du train ou du rossignol comme éléments littéraires. (...)

 

Borges, Autour de l’ultraïsme, traduction Jean-Pierre Bernès, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 1993, p. 840-841.

26/04/2021

Borges, En marge de "Lune d'en face"

                                   Borges, En marge de « Lune d’en face », les allées de Nîmes, solitude

Sur les allées de Nîmes

 

Comme ces rues de ma patrie

Dont la fermeté est un appel dans mon souvenir

Cette allée provençale

Étend sa facile rectitude latine

À travers un vaste faubourg

Généreux et dégagé comme une plaine.

Dans un canal l’eau va disant

La douleur qui convient à sa pérégrination dénuée de sens

Et ce susurrement est une ébauche de l’âme

Et la nuit est douce comme un arbre

Et la solitude incite à l’errance.

Ce lieu est semblable au bonheur,

Et moi je ne suis pas heureux.

Le ciel vit une pleine lune

Et un haut-parleur me déclare une musique

Qui dans l’amour se meurt

Et resurgit en un douloureux apaisement.

Ma difficile obscurité mortifie le calme.

Avec ténacité me harcèlent

L’affront d’être triste dans la beauté

Et le déshonneur d’un espoir insatisfait.

 

Borges, En marge de « Lune d’en face », traduction Jean-Pierre Bernès, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 1992, p. 72.

25/04/2021

Borges, Histoire de la nuit

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Un livre

 

À peine une chose parmi les choses

Mais tout autant une arme. On la forgea

En Angleterre, l’an 1604 ;

On la chargea d’un rêve. Elle renferme

Bruit et fureur et nuit et rouge écarlate.

Ma paume la soupèse. Qui dirait

Qua l’enfer est en elle : ces sorcières

Barbues que sont les Parques, les poignards

À quoi l’ombre ordonne d’exécuter

Ses décrets, l’air délicat du château

Qui te verra mourir, la délicate

Main capable d’ensanglanter les mers,

l’épée et la clameur de la bataille.

 

Et ce tumulte silencieux dort

Au cœur de l’un des livres d’un tranquille

Rayonnage. Il dort et il attend.

 

Borges, Histoire de la nuit, traduction Jean-Pierre Bernès et Nestor Ibarra, dans Œuvres, II, Pléiade/Gallimard, 1999, p. 619.

24/04/2021

Borges, Le Chiffre

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Nostalgie du présent

 

À cet instant précis l’homme se dit en lui-même :

que ne donnerai-je pour le bonheur

d’être auprès de toi en Islande

sous le grand jour immobile

et de partager ce maintenant

comme on partage la musique

ou la saveur d’un fruit.

À cet instant précis

 l’homme était auprès d’elle en Islande.

 

Borges, Le Chiffre, traduction Claude Esteban, dans

Œuvres, II, Pléiade/Gallimard, 1999, p. 805.

23/04/2021

Henri Michaux, Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions

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Désensevelissement

 

Étapes sans avant, sans arrière

Le silence des jours de silence

s’ajoute au silence des masses de silence

 

Les mailles du dedans

devenues plus fines, plus fines

filtrant différemment

 

Des affinités changent

 

Le fond de sagesse, même dans l’être le plus brouillon

Le fond de confiance qu’il y a dans le plus méfiant

méditerranée à grands flots m’inonde

 

printemps revenu après été, après automne

par chemin ignoré

préparé autrement

 

..................................................................................

quitter Babylone

 

Henri Michaux, Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, dans Œuvres, III, Pléiade /Gallimard, 2004, p. 1217.

21/04/2021

Henri Michaux, L'Infini turbulent

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Ces quelques pages sont, je le voudrais, un commencement d’élucidation d’un sujet qu’il fallait tirer du vague mais que je laisse à d’autres le soin de traiter vraiment. Elles suffisent peut-être à faire comprendre comment généralement les drogues hallucinogènes, sans détourner de l’amour par déchéance physique, à la manière de l’héroïne ou de la morphine, ne lui sont pas bonnes non plus et lui font de bien des manières, par multiples déviations, assister à sa détronisation. Après quoi, il devient difficile de retrouver l’amour dans sa naïveté. Serait-ce pour cette raison vaguement soupçonnée, que d’instinct une certaine unanimité se fait contre les habitués de la drogue. Pour une fois d’accord, amoureux comme puritains, jeunes et vieux, hommes et femmes,  ouvriers et bourgeois, se sentent spontanément de l’humeur, de l’hostilité, de l’indignation dès qu’il est question de ces scandaleux hérétiques de la sensation ?.

 

Henri Michaux, L’Infini turbulent, dans Œuvres, II, Pléiade/Gallimard, 2001, p. 953.