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06/09/2021

Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie

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Tu m’aimas dans la fausseté

Du vrai — dans le droit du mensonge

Tu m’aimas — plus loin : c’eût été

Nulle part ! Au-delà ! Hors songe !

 

Tu m’aimas longtemps et bien plus

Que le temps. — ­ la main haut jetée ! —

Désormais :

            • Tu ne m’aimes plus —

C’est en cinq mots la vérité.

 

Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie,

La Découverte, 1986, p. 90.

05/09/2021

Aïgui, Douze parallèles à Igor Voulokh

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Douze parallèles à Igor Voulokh

 

1

et les coups d’acier

(de temps en temps)

construisent un champ désert — ensuite on dessine

qui porte ces coups

oiseau invisible au bec d’acier

 

2

dans le velours des fleurs me tournant et retournant jr m’ndors

me retournant des joues

parmi de gros : comme un rêve venu de cercles malhabiles

pleurs tardifs-inutiles

comme — pour ma mère — et pour qui d’autre encore ?

c’était clair — d’autant plus que dans un pareil méli-mélo — c’est clair

sûrement — pas pour le Seigneur

 

3

Maladie — de tout petit. Inquiétude — des arbres

 

(...)

Aïgui, Douze parallèles à Igor Voulokh, dans

Europe, n° 935, mars 2007, p. 284.

04/09/2021

Denise Le Dantec, Ô Saisons

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la fenêtre s’ouvre comme un hymne sur un sentier

 

— les tables de ferme fleurissent

 

tête la première dans l’eau de la citerne

 

les pommiers portent un double fruit

 

mon cœur vieillit

 

toujours plus loin là-bas

au-delà du pont

parmi les cris

 

la splendeur des tournesols

autour des pieux

 

réparer

dormir

fermer

 

marcher à travers les arbres

 

le choral des rameaux des rosiers d’autrefois

 

comme quand on s’en va

 

Denise Le Dantec, Ô Saisons, éditions des instants,

2021, p. 73.

03/09/2021

Jacques Réda, L'herbe des talus

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   Tombeau de mon livre

 

Livre après livre on a refermé le même tombeau.

Chaque œuvre a l’air ainsi d’une plus ou moins longue allée

Où la dalle discrète alterne avec le mausolée.

Et l’on dit, c’était moi, peut-être, ou bien : ce fut mon beau

Double infidèle et désormais absorbé dans le site,

Afin que de nouveau j’avance et, comme on ressuscite —

Lazare mal défait des bandelettes et dont l’œil

Encore épouvanté d’ombre cligne sous le soleil —

Je tâtonne parmi l’espace vrai vers la future

Ardeur d’être, pour me donner une autre sépulture.

Jusqu’à ce qu’enfin, mon dernier fantôme enseveli

Sous sa dernière page à la fois navrante et superbe,

Il ne reste rien dans l’allée où j’ai passé que l’herbe

Et sa phrase ininterrompue au vent qui la relit.

 

Jacques Réda, L'herbe des talus, Gallimard, 1984, p. 208.

02/09/2021

Robert Coover, Rose (L'Aubépine)

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Qui suis-je ? voudrait-elle savoir. Que suis-je ? Pourquoi cette malédiction d’une stupeur sans fin et la persécution des baisers de prétendants ? Leurs assauts incessants mais inopérants sont-ils vraiment la préfiguration de celui qui sera efficace, ou bien mon anticipation crédule (je n’ai pas de mémoire !) n’est-elle qu’une partie de la plaisanterie stuporeuse et stupéfiante ? Voilà le genre de questions enfantines auxquelles la fée doit répondre tout au long de la longue nuit de sommeil de cent ans lorsque la princesse, toujours fraîchement affligée, surgit et resurgit dans ce qu’elle croit être l’ancien office du château ou encore sa chambre d’enfant ou la galerie des musiciens dans le grand hall, ou un peu chacune de ces pièces, et pourtant aucune. Patience, mon enfant, lui dit la fée en la tançant. Je sais que cela fait mal. Mais cesse de pleurnicher. Je vais te dire qui tu es. Viens ici, dans ce passage secret, par cette porte qui n’est pas une porte. Tu es une porte comme celle-ci, accessible seulement aux initiés, tu es un passage secret comme celui-ci, qui ne mène qu’à lui-même. Bien, tu vois cette fente étroite dans le mur, d’où les archers défendent le château ? On lui donne, comme à toi, le nom de meurtrière. Si tu regardes par là, peut-être verras-tu les os de tes victimes, cliquetant dans les ronces en contrebas. Comme toi, cette fente est depuis longtemps à l’abandon, et, regarde, une jolie araignée noire y a tendu sa toile. Tu es cette créature immobile, attendant silencieusement ta malheureuse proie. Tu es cette fenêtre, tissée d’envoûtement mortel, ce corridor jamais emprunté, cet escalier dérobé en colimaçon qui mène à la tour interdite. Tu es celle qui a renoncé aux fonctions naturelles, celle qui envahit les rêves des innocents, celle qui héberge les forces sauvages et ainsi définit et provoque l’héroïsme, et pourtant tu es l’épouse magique, de tout ce qui est bon le calice et la fleur, celle au travers de laquelle toute gloire s’acquiert, tout amour se découvre, la racine par laquelle tout besoin peut germer. Tu es celle à propos de qui les poètes ont écrit : La rose et l’épine, le sourire et la larme. C’est là la rengaine du chant de toute vie.

 

Robert Coover, Rose (L’Aubépine), traduit de l’américain par Bernard Hœpffner, avec la collaboration de Catherine Goffaus, Fictions & Cie, éditions du Seuil, 1998, p. 19-21.

01/09/2021

Judith Chavanne, l'empreinte d'un instant

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À la table pauvre d’un café

installée sur l’étroit trottoir de la grande ville,

l’homme un instant a quitté le dialogue

et l’ami ; il a posé les yeux

(comme le martinet en suspens

Avise le lieu enfin où s’arrêter)

Sur l’enfant pas plus haute que la table,

Qui passait ; il l’a vue, a souri.

Quelque chose alors s’est attendri

dans la chair de l’homme, son âme, l’air même,

et le temps s’est un peu alangui ;

un instant dans ce regard

avait trouvé son nid la chance de s’y épanouir.

 

                                     Judith Chavanne, l'empreinte d'un instant, Potentille,

                                      2021, p. 5.

 

 

 

29/07/2021

Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses

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 Lacunes

   Fascinant, le rêve l'est par ses lacunes bien plus que par son contenu souvent, examiné a posteriori, d'une consternante banalité.

 

   Illusoire ?

   La mémoire (n'est-elle fonction que de lanterne sourde ?), le paysage (la réalité faussement dite extérieure), les mots (leur charge affective en jeu) : autant, je le voudrais, de vases communicants, gages d'intimité.

 

   Désarroi de la lecture

   Lire : triturer, malaxer, tordre et détordre au plus près d'une vérité qui échappe.

   Des notes de lecture éparses sur la table, réduites au strict minimum, parfois plus développées, des phrases ou bribes de phrases recopiées, des réflexions adjacentes, d'inattendus croisements de chemins, une errance sans but, inquiète et captivante : le livre lu et relu se défait, soumis à une véritable mise en pièces — en vue de quelque remise en état pour l'instant douteuse, quelle reconstitution toujours à remettre en cause ?

 

   Cependant — n'est-ce pas là l'essentiel ? — il ne cesse de former un tout, de se régénérer ou métamorphoser en nous dans les moments de répit où notre volonté n'agit plus sur lui de même que, dans le reste de l'existence, chahutés par les émotions, la fatigue, la bousculade de nos journées, nous avons  besoin, pour nous retrouver, d'un sommeil réparateur.

   Savoir, quand un livre nous tient à cœur, si ce n'est pas plutôt lui qui poursuit en nous son exploration et, tirant à lui une part de nous-même, restaure ainsi son unité en même temps que la nôtre.

   Sans ce travail sous-jacent, tout effort demeurant vain et désordonné, notre désir de comprendre, d'entrer en sympathie ne pourrait sans doute que se briser ; telle une vague venue se jeter contre des rochers, nous-même, provisoirement, nous ne serions qu'éclaboussures.

 

 

Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses, "en lisant en écrivant",  José Corti, 2007, p. 74, 83, 84-85.

28/07/2021

Wang Wen-hsing, Pensées libres à Pluie d’étoiles

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           Pensées libres à Pluie d’étoiles

 

Dans la rue, j’ai vu quelqu’un qui me ressemblait. Mais je ne sais pas comment je me suis rendu compte qu’il me ressemblait. Me serais-je déjà vu ? Je me suis vu de fac e. Mais c’est son dos que j’ai vu et reconnu comme semblable au mien. Il se penchait pour ouvrir la portière de sa voiture. Le plus étrange est que je ne fus pas du tout surpris, exactement comme André Gide l’a écrit : s’il ouvrait la porte de sa chambre et que derrière se trouvait la mer, il ne serait pas du tout étonné.

 

Tout plaisir prend naissance dans la curiosité.

 

Les hommes sont des tigres ou des loups. Ils ne peuvent se débarrasser de leur nature de loup. Méchanceté de la nature humaine.

 

Wang Wen-hsing, Pensées libres à Pluie d’étoiles et autres aphorismes, traduction Camille Loivier (chinois de Taïwan), dans la revue de belles-lettres, 2021-I, p. 9, 11, 15.

27/07/2021

Francesco Scarabicchi, Par la mémoire ressaisi

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La vitrine

 

Parfois nous revient

un nom, un visage

par la mémoire ressaisi

en un déclic d’interrupteur,

lui qui enfant

joue aux indiens

et seulement par erreur

brise avec le coude

la vitrine dans l’angle.

À genoux il recueille

les débris de verre

et qui l’observe avise

ce qu’il chuchote à peine

 

comment revenir en arrière ?

 

Francesco Scarabicchi, Par la mémoire

 ressaisi, traduction Laurent Cennamo,

dans revue de belles lettres, 2021-1, p.129.

25/07/2021

Stefano Simoncelli, Frôlant les murs et les lumières

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Parfois je sens

qu’un vent rapace

veut m’emporter

 

loin de ces confins escarpés

ravis aux bonds des chevreuils,

aux vallons ourlés d’orages,

 

jusqu’ici, où un déséquilibre

ou un trouble du regard

fait exploser les nuances

 

des ombres tapageuses

que j’ai oubliées

dans les livres et sur les murs

 

tandis que le noir est ce noir

où chaque nuit, dans un âge hors de saison,

je m’habitue à disparaître.

 

Stefano Simoncelli, Frôlant les murs et les lumières, traduction Laurent Cennamo, dans revue de belles-lettres, 2021-1, p. 149.

24/07/2021

Samuel Beckett, mirlitonnades

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ce qu’ont les yeux

mal vu de bien

les doigts laissé

de bien filer

serre-les bien

les doigts les yeux

le bien revient

en mieux

 

*

 

ce qu’a de pis

le cœur connu

la tête pu

de pis se dire

fais-les ressusciter

le pis revient

en pire

 

Samuel Beckett, (Poèmes suivi de)

mirlitonnades, traduction Édith Fournier,

éditions de Minuit, 1978, p. 39.

23/07/2021

Samuel Beckett, Bande et sarabande

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Madame bboggs avait un amant dans la Délégation à l’urbanisme, au point que de, du reste, certaines dames malveillantes de sa connaissance ne perdaient pas une occasion de souligner la disparité frappante tant en ce qui concerne le physique que le caractère entre monsieur bboggs et Thelma : lui si sanguin, si blond et trapu à tous points de vue, attributs qui, remarquez bien, pouvaient non moins servir adéquatement de prédicat à sa fille Una ; une petite créature si frêle et noiraude. Anomalie des plus étranges, pour dire le moins, et qu’aucun ami de la famille ne pouvait vraisemblablement ignorer.

Le coucou présomptif, s’il n’était pas précisément l’un de ces petits bureaucrates sémillants dont on jurerait qu’ils sont venus au monde vêtus par Austin Reed,(1) présentait cependant quelques-unes des particularités spécifiques les mieux connues : le menton à fossette, les yeux de  toutou si attirants, bruns et brillants, la surface sans ride d’un vaste front pâle dont la superficie était au moins le double de celle du bas du visage.

 

Samuel Beckett, Bande et sarabande, traduction Édith Fournier, éditions de Minuit, 1994 (More Pricks than Kicks, 1934), p. 186-187.

1. Chaîne britannique de vêtements.

22/07/2021

Samuel Beckett, L'innommable

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(...) ce sont les derniers mots, les vrais derniers, ou ce sont les murmures, ça va être les murmures, je connais ça, même pas, on parle de murmures, de cris lointains, tant qu’on peut parler, on en parle avant, on en parle après, ce sont des mensonges, ce sera le silence, mais qui ne dure pas, où l’on écoute, où l’on attend, qu’il se rompe, que la voix le rompe, c’est peut-être le seul, je ne sais pas, il ne vaut rien, c’est tout ce que je sais, ce n’est pas moi, c’est tout ce que je sais, ce n’est pas le :mien, c’est le seul que j’aie eu, ce n’est pas vrai, j’ai dû avoir l’autre, celui qui dure, mais il n’a pas duré, je ne comprends pas, c’est-à-dire que si, il dure toujours, j’y suis toujours je m’y suis laissé, je m’y attends, non, on n’y attend pas, on n’y écoute pas, je ne sais pas, c’est un rêve (...)

 

Samuel Beckett, L’innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 260-261.

 

21/07/2021

Samuel Beckett, Comment c'est

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(...)

échantillons ce qui vient remémoré imaginé comment savoir la vie là-haut la vie ici Dieu aux cieux oui ou non s’il m’aimait un peu si Pim m’aimait un peu oui ou non si moi je l’aimais dans le noir la boue quand même un peu d’affection trouver quelqu’un que quelqu’un vous trouve enfin vivre ensemble collés ensemble s’aimer un peu aimer un peu sans être aimé être aimé un peu sans pouvoir aimer répondre à ça laisser vague dans l’ombre

 

fin de la deuxième partie la première est finie plus que la troisième et dernière c’était de bons moments il y aura de bons moments de moins bons il faut s’y attendre mais d’abord un petit tour le dernier nouvelle position et effet sur l’âme

 

Samuel Beckett, Comment c’est, éditions de Minuit, 1961, p. 91-92.

20/07/2021

Samuel Beckett, Les Os d’Écho

                             samuel beckett,les os d’Écho,crépuscule,maquerelle

                       Dortmunder

 

À l’heure magique, au crépuscule mauve d’Homère,

passée la flèche rouge du sanctuaire,

moi nul, elle carène royale,

allons en hâte vers la lanterne violette, vers la musique Qin de la maquerelle.

Dans la loge illuminée, elle se tient devant moi

incitant les éclats de la tige de jade ;

le signaculum de la pureté, balafré, alors apaisé,

les yeux, les yeux noirs jusqu’à ce que l’est plagal

vienne conclure la longue phrase de la nuit.

Alors : lovée tel un rouleau manuscrit refermé,

et la gloire de sa dissolution épandue

en moi, Habbacuc, dépositaire de tous les pécheurs.

 

Schopenhauer est mort, la maquerelle

range son luth.

 

Samuel Beckett, Les Os d’Écho, traduction Édith Fournier,

éditions de Minuit, 2002, p. 23.