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24/05/2021

Gustave Roud, Pour un moissonneur

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                        Appel d’hiver

 

         Où es-tu ?

         Que de fois crié, cet appel vers un être, du fond de l’abîme intemporel où ma maison a glissé doucement comme un navire perdu ! L’absolu triomphe dans cette chambre, fomenté par le feu blanc des neiges. Les portraits parlent, les poèmes chantent. Toute une vie immobile s’illumine au miroir profond de la mémoire. Tout éclate et se fige en un inexorable présent. Le cœur sous la pointe du doigt s’exténue et s’arrête. J’appelle, à travers des lieues, des années, et sans songer même à la dérision de ma voix close, un cœur qui bat.

 

Gustave Roud, Pour un moissonneur, Zoé, 2021, p. 110.

 

23/05/2021

Gustave Roud, Essai pour un paradis

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                               Nuit

 

Parler de soi… Un nuage pourrait-il le faire, commencer par un « je suis » à l’instant même où, penché sur le brasier du soleil moribond, de mouvante vapeur il se mue en flamme, puis flotte en nappe de cendre sur la terre endormie ? Son être est à la merci d’un rayon, d’un frisson de la mer aérienne ; toutes ses métamorphoses, et même les plus secrètes, jusqu’à la subite glace en son sein, toute forme lui est donnée… En vérité, s’il tente, lui, le seul léger parmi tout ce qui pèse, de dire non l’impossible « je suis », mais au moins un « j’étais » — ce lien entre ses successives apparences — oserait-on lui reprocher son orgueil ? Quand le monde entier maintient sans une seconde d’oubli entre vous et lui l’infranchissable, comment parler des autres ? Là serait l’orgueil, et le pire, — tandis que les paroles sur soi-même à voix basse de l’homme oublié, tout de suite reprises par le silence, forment peut-être un acte de véritable humilité.

 

Gustave Roud, Essai pour un paradis, Zoé, 2021, p. 17-18.

 

22/05/2021

Jean Ristat, Le théâtre du ciel

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E blanc

 

                            Scène 1

 

La mort couche dans mon lit elle a les dents blanches

Patauger dans la nuit appelle-t-on cela

Vivre O dans ma bouche l’ancolie amère

Des jours anciens mon vieux Verlaine rien ne sert

De pleurer au temps des souvenirs la partie

Est déjà perdue tu n’avais pas su le

Retenir il courait plus vite que le vent

Amants de la mort qu’attendiez-vous de la vie

Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être à ta lèvre

Dolente et non le chapelet à l’angélus

 

Ah l’ordre comme un petit serpent fourbe arrive

Toujours quad le clocher sonne douze au clair de

Lune le christ O vieille démangeaison

Pauvre lélian habité par un fantôme à

La jambe de bois l’autre en toi O moulin à

Prières

 

                                           Scène 2

 

Que cherchais-tu en franchissant le saint-gothard

À demi enseveli dans la neige quelle

Porte par où t’enfuir encore et toujours

O toi l’ébloui sans sommeil dévoré par

Les mouches du rêve et que l’éclair divise à

Jamais hagard comme le faucon

 

                                           Scène 3

 

Elle venait sans que j’y prenne garde à pas

De loup et ce cœur en moi s’usait peu à peu

À battre la chamade je ne l’avais pas

Reconnue tant son visage était pâle et

Ressemblait à s’y méprendre à la blanche nuit

Ses regards enjôleurs me grisaient doucement

O comme elle était tendre lorsqu’elle voulut

Me prendre par surprise au petit matin calme

 

J’aurais pu te quitter sans avoir baisé ta

Bouche tandis qu’à m’étreindre elle buvait mon

Sang O la camarde ma camarade attends

Encore un peu je n’ai pas fini d’inventer

Pour lui les mots du nouvel amour

 

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud,

Gallimard, 2009, p. 39-41.

 

 

21/05/2021

Lewis Carroll, La Chasse au Snark

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                             Crise première

                              L'atterrissage

 

L'endroit rêvé pour un Snark cria l'Homme à la Cloche

Qui débarquait l'équipage avec soin

Soutenant chaque homme à la crête des vagues

Par un doigt pris dans ses cheveux

 

L'endroit rêvé pour un Snark Ça fait deux fis que je le dis

C'en serait assez pour encourager l'équipage

L'endroit rêvé pour un Snark Ça fait trois fois que je le dis

Ce que je vous dis trois fois est vrai

 

L'équipage était au complet Il comprenait un Bottier

Un faiseur de Bonnets et Capuces

Un Avocat pour aplanir leurs différends

Et un Agent de Change pour faire valoir leurs biens

 

Un Champion de Billard dont l'habileté était immense

Il se peut bien qu'il ait gagné plus que son dû

Mais un Banquier engagé à prix d'or

Avait la garde de tout leur pécule

 

Il y avait aussi un Castor qui arpentait le pont

Quand il ne faisait pas de la dentelle sur l'avant

Et qui les avait souvent à en croire l'Homme à la Cloche

                  sauvés du désastre

Bien qu'aucun des marins ne sût comment

 

Il y en avait un réputé pour le nombre de choses

Qu'il avait oubliées en mettant le pied sur le navire

Son parapluie sa montre tous ses bijoux et bagues

Et les habits achetés pour l'expédition

 

Quarante deux malles qu'il avait Toutes soigneusement faites

Avec son nom en toutes lettres sur chacune

Mais comme il avait oublié de le dire

Elles étaient toutes restées sur la rive

 

[...]

Lewis Carroll, La Chasse au Snark, traduction Aragon, dans

Aragon, Œuvres poétiques complètes, I, édition sous la direction

d'Olivier Barbarant, Pléiade, Gallimard, 2007, p. 379-381.

20/05/2021

Robert Creeley, Dire cela

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Catulle, tu décoiffes

 

1

Mon amour — mon amour dit

qu'elle m'aime.

Et qu'elle n'aura jamais

un autre homme que moi.

 

Pourtant ce qu'une femme annonce

à un homme qui la jette

doit être écrit sur le vent et sur

l'eau vive.

 

2

Ma vieille dit c'est moi je suis le mieux,

elle dit personne ne le fait mieux que moi.

 

Mais que dit ma vieille quand je la jette, —

Mmmm, plutôt non que le mieux.

 

3

Ma vieille est une cinglée de moi,

elle me dit elle m'aime ne me quitte pas —

 

mais ce qu'une cinglée peut annoncer à un homme

est le mieux écrit sur le vent & l'eau & le sable.

 

4

Amour & argent & pilier de bar

mon homme passe pour un lascar

 

y rentre tard et c'est pas de mon lit

et maintenant qu'est-ce que je lui dis ?

 

5

Nous sommes fous mais nous sommes gais,

la vie est courte & la vie nous trouve, s'il te plaît,

 

c'est le moment ou jamais & c'est la fête,

rate pas le mieux, ou je te savonne la tête.

 

Robert Creeley, Dire cela, choix, présentation et

traduction de l'américain par Jean Daive, NOUS,

2014, p. 53-54.

19/05/2021

Tanizaki, Eloge de l'ombre

 

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Lorsque j’écoute le bruit pareil à un cri d’insecte lointain, ce sifflement léger qui vrille l’oreille, qu’émet le bol de bouillon posé devant moi, et que je savoure à l’avance et en secret le parfum du breuvage, chaque fois je me sens entrainé dans le domaine de l’extase. Les amateurs de thé, dit-on, au bruit de l’eau qui bout et qui pour eux évoque le bruit du vent dans les pins, connaissent un ravissement voisin peut-être de la sensation que j’éprouve.

La cuisine japonaise, a-t-on pu dire, n’est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde ; dans un cas comme celui-là, je serais tenté de dire : qui se regarde, et mieux encore, qui se médite ! Tel est, en effet, le résultat de la silencieuse harmonie entre la lueur des chandelles clignotant dans l’ombre et le reflet des laques. Naguère le maître Sôseki célébrait dans son Kusa-makura les couleurs des yôkan et, dans un sens, ces couleurs ne portent-elles pas elles aussi à la méditation ? Leur surface trouble, semi-translucide comme un jade, cette impression qu’ils donnent d’absorber jusque dans la masse la lumière du soleil, de renfermer une clarté indécise comme un songe, cet accord profond de teintes, cette  complexité, vous ne les retrouverez dans aucun gâteau occidental. Les comparer à une quelconque crème serait superficiel et naïf.

Déposez maintenant sur un plat à gâteaux en laque cette harmonie colorée qu’est un yôkan, plongez-le dans une ombre telle qu’on ait peine à en discerner la couleur, il n’en deviendra que plus propice à la contemplation. Et quand enfin vous portez à la bouche cette matière fraiche et lisse, vous sentez fondre sur la pointe de votre langue comme une parcelle de l’obscurité de la pièce, solidifiée en une masse sucrée, et ce yôkan somme toute assez insipide, vous lui trouvez une étrange profondeur qui en rehausse le goût.

 

Tanizaki, Éloge de l’ombre, traduction de René Sieffert, dans Œuvres, I,  Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 1484-1485.

 

18/05/2021

Marina Tsvétaïéva, Averse de lumière

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Pasternak et le quotidien

 

Quotidien. Mot pesant. Les quintaux du quotidien. Je ne le supporte que suivi par : des nomades. Le quotidien — c’est un chêne avec, sous le chêne, un banc (autour du tronc) et sur le banc un grand-père, qui hier encore était petit-fils, et un petit-fils, qui demain sera grand-père. Chaînes du quotidien, quotidien du chêne massif. Résistant, écrasant, instable. On en viendrait presque à oublier que le chêne, l’arbre de Zeus, a droit plus souvent que d’autres à sa grâce : la foudre. Et s’il nous arrive de l’oublier complètement, pour nous sauver, à la dernière seconde, frappant nos fronts tauzins — la foudre : Byron, Heine, Pasternak.

 

Marina Tsvétaïéva, Averse de lumière, traduction Denise Yoccoz-Neugnot, Clémence Hiver éditeur, 1988, np.

17/05/2021

Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle

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De pierre sont les uns, d’argile d’autres sont.—

Moi je scintille, toute argentine !

Trahir est mon affaire et Marine ô mon nom.

Je suis fragile écume marine.

 

D’argile sont les uns, les autres sont de chair —

À eux : tombes et dalles tombales !

— Baptisée dans la coupe marine — et en l’air

Sans fin brisée, je vole et m’affale.

 

À travers tous les cœurs, à travers tout filet

Mon caprice s’infiltre, pénètre.

De moi — ces boucles vagabondes : vise-les ! —

On ne fera pas du sel terrestre.

 

Contre vos genoux de granit je suis broyée

Et chaque vague me — réanime !

Vive l’écume, gloire à l’écume joyeuse,

Vive la haute écume marine !

                                                   23 mai 1920

 

Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle, traduction Pierre Léon et Ève Malleret, Poésie/Gallimard, 1999, p. 103.

16/05/2021

Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie

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Ennui et tristesse

 

Ennui et tristesse... À qui donnerai-je la main

         À l’heure où plus rien ne nous leurre ?

Désirs ? À quoi bon désirer constamment et en vain ?

         Et l’heure s’en va, ­ la meilleure.

 

Aimer — mais qui donc ? À quoi bon — ces amours pour un jour ?

         Que dure l’amour le plus tendre ?

Je sonde mon cœur. Ce qui fut, est parti sans retour,

         Et tout ce qui est n’est que cendre.

 

Je vois mes passions, sous la faux de la froide raison

         Gisant — comme tiges éparses.

Oh, vie ! Soupirs et plaisirs et retour des saisons —

         Oh vie, tu n’es qu’une farce.

 

Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie, traduction Ève Malleret, La Découverte, 1986, p. 207.

15/05/2021

Charles Albert Cingria, Florides helvètes

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Ce pays qui est une vallée

 

   Je voudrais avoir, plutôt qu’un talent dont je me défie — et je ne suis pas le seul — ou une inspiration dont le moment ne m’appartient pas, et qui me fait alors souvent défaut, me laissant tout chancelant, une fine et précise écriture penchée de carte de visite. Et un cœur semblable, un cœur de cire, un cœur rose, dont je serais attentif à ce qu’aucune température inusitée ne fût en danger de lui faire perdre sa forme, afin qu’au moins dans cet artificiel — j’emploie ce mot au sens étymologique de construit selon les règles de l’art — j’aie la certitude de ne pas dépasser un ton. Oui, et pour tout dire, ce ne serait pas une plume d’oie (quelle absurdité qu’une plume d’oie !) ni un roseau qu’il faudrait, mais une dure petite plume moderne — de fer, évidemment, mais pas noire : noire seulement dans le haut, à l’intérieur, dans cette partie voûtée d’encre sèche ou vacille en croix un infime jour,  comme, à des grands temps, jadis, sur la nuit des armures du Siège de Damiette — afin que je puisse m’exprimer avec convenance sur un tel sujet.

 

Charles Albert Cingria, Florides helvètes et autres textes, L’Âge d’Homme, 1983, p. 61.

14/05/2021

Charles Albert Cingria, La Fourmi rouge

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La Fourmi rouge

 

... C’est une chambre comme une autre. Par terre, pas de pavé : des planches comme dans un appartement. Au milieu, exactement, une chaise. C’est là que je suis assis, j’attends. Il y a bien dix jours que je suis dans cette position. Je sais que ma situation est irrémédiable. J’étais en fermé dans une cage pendant qu’on me jugeait. Ma famille n’avait pas été prévenue. Des avocats des fortune n’ont fait qu’embrouiller les choses, et, quand avec un horrible bruit de boiseries, le jury en hermine et en toge est rentré (j’attendais , le cœur mort, mais ils ne disaient rien), une lecture précédée d’un long mortel silence, précédé de toussotements imperceptibles, a commencé à laquelle, tout d’abord, je n’ai rien compris. Ensuite non plus. J’écoutais pourtant, j’écoutais encore. Il y avait des nuances, des arrêts, un regard heureux à l’hémicycle. Mon cœur se remettait à vivre. Ah ! pourquoi ? Cette lecture s’était arrêtée à une incidente. Je regardai mes défenseurs et un petit public. Un bruit de pieds général m’avait fait comprendre. C’était la fin.

 

Charles Albert Cingria, La Fourmi rouge et autres textes, L’Âge d’Homme, 1978, p. 91.

11/05/2021

James Sacré, Des animaux plus ou moins familiers

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La fleur de la morelle

 

La fleur de la morelle (douce amère ou noire)

Donne des baies aux buissons ; l’automne est poison

Nourri de mauvais rouge au fond de la mémoire.

 

Mais plaisir ! (trop naïf) ah ! j’entends la saison

Qui revient, ses fruits mous, pourriture mais gloire

Et bonheur ! (rouilles, soleil) au bord des buissons.

 

Alors la saison flambe au faîte des grands ormes ;

Fourche, paille jetée : c’est le goret qu’on tue.

 

Il brûle dans l’automne et l’enfance perdus.

Je m’en souviens du goût des nèfles et des cormes.

 

Il brûle dans l’automne et l’enfance est perdue (l’enfance éperdue).

 

James Sacré, Des animaux plus ou moins familiers, André Dimanche, 1993, p. 15.

10/05/2021

James Sacré, Si peu de terre tout

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Portrait du paysan à travers les arbres

 

Paysan comme un arbre en colère

mouvements grands, tant de cris pourquoi ?

on sait mal peu à peu le temps l’apaise

demain la  campagne est belle avec les foins

coupés les outils qu’on entretient

ça donne du tonus au paysage l’éloignement de ces cris

dans le profond bleu calme

 

James sacré, Si peu de terre tout, le dé bleu, 2000, p. 65.

09/05/2021

James Sacré, Figures de silences

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Écrire : on entend quoi ?

 

                  3

 

Écrire dans le silence d’un papier

Sur lequel on peut lire une adresse ;

Un n om tracé par la main de quelqu’un

Mais ce qu’on a mis dans ce nom ?

 

Mon poème comme une lettre pour dire

Entre un silence et mon silence

 

Toucher une joue, tenir

Une épaule ou plus bas

Le bougé d’un désir

Si ça serait plus intense ?

 

On pressent le même écart

Entre deux silences ?

 

                  *

 

Quelqu’un s’en va, tu ne sais pas

Si même il s’en va ?

Penser ou ne pas pouvoir penser

Le retient mal on n’attrape

Que du silence

 

Quelqu’un peut-être reprend

Tout ce qu’il a donné

Mais dans le genre de ne plus parler

Quelque chose encore

Est donné.

 

 

James Sacré, Figures de silences, Tarabuste,

2018, p. 121-122.

08/05/2021

James Sacré, Cœur élégie rouge

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Le puits

 

   On raconte qu’il y a au fond des trésors : de vieux seaux rouillés, des couteaux de poche qu’on avait possédés longtemps, des pierres rondes.

   Il est tranquille. Il a la patience des pierres. Il subit sans réticence l’arsenal du treuil, des seaux et des chaînes, les bousculades véhémentes des bœufs autour et veille l’œil curieux d’un enfant.

   Il irrigue les étoiles.

 

James Sacré, Cœur élégie rouge, André Dimanche, 2001, p. 57.