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08/03/2021

Esther Tellermann, Corps rassemblé

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Pour elle il

voulut le

milieu des chambres

d’où nul ne

la soustrait

un halo qui

la dresse

en des cires

qui la font luire

     et disparaître

un hortensia fané

qui garde sa ténèbre

un Orient immobile

sur les serments.

 

Esther Tellermann, Corps

 rassemblé, éditions Unes,

2020, p. 91.

06/03/2021

Samuel Beckett, Les Os d'Écho et autres précipités

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Dortmunder

 

À l’heure magique, au crépuscule mauve d’Homère

 passée la flèche rouge du sanctuaire,

moi n ul, elle carène royale,

alors en hâte vers la lanterne violette, vers la menue musique Qin de la maquerelle.

Dans la loge illuminée, elle se tient devant moi

incitant les éclats de la tige de jade ;

le signaculum de la pureté, balafré, alors apaisé,

les yeux, les yeux noirs jusqu’à ce que l’est plagal

vienne conclure la longue phrase de la nuit.

Alors : levé tel un rouleau manuscrit refermé,

et la gloire de sa dissolution épandue

et moi, Habbacuc, dépositaire de tous les pécheurs.

 

Schopenhauer est mort, la maquerelle

range son luth.

 

Samuel Beckett, Les Os d’Écho et autres précipités, traduction Édith Fournier, éditions de Minuit, 2002, p. 25.

05/03/2021

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien

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Ai-je tout essayé, bien fouiné partout, doucement, en écoutant avec patience, sans faire de bruit ? Je parle sérieusement, comme souvent, j’aimerais savoir si j’ai tout fait, avant de me porter manquant, et d’abandonner. Partout, je veux dire aux endroits où j’avais des chances d’être, où je me tenais autrefois, en attendant l’heure de me glisser dehors, endroits éprouvés, voilà tout ce que je voulais dire, en disant partout. Autrefois, je veux dire alors que je bougeais encore, que je me sentais qui bougeais, avec peine, à peine, mais dans l’ensemble changeant incontestablement de place, les arbres le disaient, le sable, l’air des sommets, les pavés de la ville.

 

Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, éditions de Minuit, 1958, p. 175.

04/03/2021

Samuel Beckett, Comment c'est

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ici donc enfin deuxième partie où j’ai encore à dire comment c’était comme je l’entends en moi qui fut dehors quaqua de toutes parts des bribes comment c’était avec Pim un temps énorme tout bas dans la boue à la boue quand ça cesse de haleter comment c’était ma vie on parle de ma vie dans le noir la boue avec Pim deuxième partie plus que la troisième et dernière c’est là où j’ai ma vie où je l’ai eue où je l’aurai des temps énormes troisième partie et dernière dans le noir la boue tout bas des bribes

 

Samuel Beckett, Comment c’est, éditions de Minuit, 1961, p. 63.

03/03/2021

Samuel Beckett, L'innommable

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[...] À moi maintenant de faire le mort, à moi qu’ils n’ont pas su faire naître, et ma carapace de monstre autour de moi pourrira. Mais c’est entièrement une question de voix, toute autre métaphore est impropre. Ils m’ont gonflé de leurs voix, comme un ballon, j’ai beau me vider, c’est encore eux que j’entends. Qui, ils ? et pourquoi plus rien, depuis quelque temps ? Se peut-il qu’ils m’aient abandonné en disant, C’est entendu, il n’y a rien à en tirer, n’insistons pas, il n’est pas dangereux. Ah mais un petit filet de voix d’homme forcé, pour murmurer ce que leur humanité suffoque, aux oubliettes, garrotté, au secret, au supplice, un petit halètement de condamné à vivre, pour balbutier ce que c’est que d’avoir à célébrer la relégation.

 

Samuel Beckett, L’innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 77-78.

02/03/2021

Samuel Beckett, Malone meurt

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Cette fois je sais où je vais. Ce n’est plus la nuit de jadis, de naguère. C’est un jeu maintenant, je sais jouer. Je n’ai pas su jouer jusqu’à présent. J’en avais envie, mais je savais que c’était impossible. Je m’y suis quand même appliqué, souvent. J’allumais partout, je regardais bien autour de moi, je me mettais à jouer avec ce que je voyais. Les gens et les choses ne demandent qu’à jouer, certains animaux aussi. Ça commençait bien, ils venaient tous à moi, contents qu’on veuille jouer avec eux. Si je disais, Maintenant j’ai besoin d’un bossu, il en arrivait un aussitôt, fier de la belle bosse qui allait faire son numéro. Il ne lui venait pas à l’idée que je pourrais lui demander de se déshabiller. Mais je ne tardais pas à me retrouver seul, sans lumière. C’est pourquoi j’ai renoncé à vouloir jouer et fait pour toujours miens l’informe et l’inarticulé.

 

Samuel Beckett, Malone meurt, éditions de Minuit, 1951, p. 9-10.

01/03/2021

Philippe Beck, Élégies Hé

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Hi. Je me rappelle ce brouillard bleu

que Tolstoï attribue aux montagnes de rêve.

Rêve suisse d’apparence lisse.

Brouillard bleu couvre la vie heureuse

à la fin de l’enfance officielle.

La glace enrobe les ombres du bel hiver.

Mais bientôt à vaste esplanade des ébats

premiers succède le chemin étroit

qui se resserre, se froidit, se reprend,

où se marient joie et peur,

clair d’apparence, le chemin

du réalisateur. Où sous verre la pompe est froidie.

Et chaufferie poursuit.

Malgré les beaux objets qui roulent dans le ciel.

Je revois les étoiles.

Elles semblent suggérer le chemin

vertical, la course olympiade

des corps sans douleur.

Mais elles promettent les rondeurs d’une vie.

Avec le blé de Turquie.

 

Philippe Beck, Élégies Hé, Théâtre Typographique, 2005, p. 26.

28/02/2021

Alexis Bardini, Une épiphanie

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Il y a peu de l’aube à toi

Comme un fruit qui gravite

Autour de son noyau

La chair épaisse des souvenirs

Nous est une distance

 

Pureté de l’écoute

Où tous les signes retentissent

Corps vacarme qu’une image submerge

Coup de théâtre aux mille sources

La mémoire est le siège de l’émoi

 

D’un coup tu tranches le fruit

Offres la pulpe à ton palais

Pour que chaque matin l’horizon se dilate

 

Quelques gouttes au bord des lèvres

Devant les jours qui peuvent

 

Alexis Bardini, Une épiphanie, Gallimard,

2021, p. 13.

27/02/2021

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik

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    Toi

 

Elle vint —

d'un coup d'œil

sérieux,

sous le rugissement,

la carrure,

devina simplement le gamin.

Elle prit

son cœur pour elle seule,

et simplement

s'en fut jouer,

comme une fillette au ballon.

Et chacune —

comme devant un miracle —

ici une dame s'en mêle,

là une demoiselle :

« En aimer un comme ça ?

Mais il vous renverserait !

Probable que c'est une dompteuse !

Possible qu'elle sort du Zoo ! »

Et moi je jubile.

Il n'y en a plus —

de joug.

Perdant la tête de joie,

je sautais,

comme un Indien à des noces bondissant,

tant je me sentais gai,

tant je me sentais léger.

 

Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik (1917-1930), traduites du russe par Andrée Robel, Gallimard,

1969, p. 96.

 

25/02/2021

Cioran, Aveux et Anathèmes

                                      

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L’ennui, mal réputé frivole, nous fait cependant entrevoir le gouffre dont émane le besoin de prier.

La ponctualité, variété de la « folie du scrupule ». Pour être à l’heure, je serais capable de commettre un crime.

La critique est un contresens : il faut lire, non pour comprendre autrui mais pour se comprendre soi-même.

Ce qu’on devait se détester dans l’obscurité et la pestilence des cavernes ! On comprend que les peintres qui y vivotaient n’ai pas voulu éterniser la figure de leurs semblables et qu’ils aient préféré celle des animaux.

 

Cioran, Aveux et Anathèmes, Arcades/Gallimard, 1987, p. 25, 27, 28, 36-37.

24/02/2021

Cioran, écartèlement

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C’est une erreur de vouloir faciliter la tâche du lecteur. Il ne vous en saura pas gré. Il n’aime pas comprendre, il aime piétiner, s’enliser, il aime être puni. D’où le prestige des auteurs confus, d’où la pérennité du fatras ?

L’amitié étant incompatible avec la vérité, seul est fécond le dialogue muet avec nos ennemis.

Exister est un plagiat.

Du temps que je fumais sans arrêt, la cigarette, après une nuit blanche, avait une saveur funèbre qui me consolait de tout.

 

Cioran, écartèlement, Gallimard, 1979, p. 69, 74, 79, 80.

23/02/2021

Cioran, Exercices d'admiration, Essais et portraits

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Écrire est une provocation, une vue heureusement fausse de la réalité qui nous place au-dessus de ce qui est et de ce qui nous semble être. Concurrencer Dieu, le dépasser même par la seule vertu du langage, tel est l’exploit de l’écrivain, spécimen ambigu, déchiré et infatué qui, sorti de sa condition naturelle, s’est livré à un vertige superbe, déconcertant toujours, quelquefois odieux. Rien de plus misérable que le mot et cependant c’est par lui qu’on s’élève à des sensations de bonheur, à une dilatation ultime où l’on est complètement seul, sans le moindre sentiment d’oppression. Le suprême atteint par le vocable, par le symbole même de la fragilité !

 

Cioran, Exercices d’admiration, Essais et portraits, Arcades/Gallimard, 1986, p. 204.

22/02/2021

Cioran, La tentation d'exister

 

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Les théologiens l’ont remarqué depuis longtemps : l’espoir est le fruit de la patience. On devrait ajouter : et de la modestie. L’orgueilleux n’a pas le temps d’espérer. Sans vouloir ni pouvoir attendre, il force les événements comme il force sa nature ; amer, corrompu, quand il épuise ses révoltes, il abdique : pour lui, nulle formule intermédiaire. Qu’il soit lucide, c’est indéniable ; mais la lucidité, ne l’oublions pas, est le propre de ceux qui, par incapacité d’aimer, se désolidarisent aussi bien des autres que d’eux-mêmes.

 

Cioran, La tentation d’exister, Idées/Gallimard, 1956, p. 228.

21/02/2021

Philippe Beck, Traité des Sirènes suivi de Musiques du nom

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Dignité 17. Le silence des Sirènes, Kafka le fait dépendre d’un capitaine qui refuse d’entendre ce qu’elles semblent chanter : il imagine l’entente de la fin de la musique (de la disparition du son éloquent) et ce mutisme lyrique est peut-être le silence des algues séchées au bord de l’eau, ou des joncs que le vent fait chanter d’ordinaire, témoins paradoxaux des jungles aux mille violences nues comme Orphée est une discrète tanière aux mille monstres. Ulysse déploie et signe la première tentative pour « écouter le silence sublime et effrayant : la mer d’huile est la promesse d’un suspens du travail chanté, que le dirigeant interdit ; C’est peut-être pourquoi Kafka  change le récit homérique et imagine la cire qui ferme Ulysse aux bruits suspendus de l’océan : il fait du capitaine un étrange matelot soumis au besoin d’entendre la silencieuse loi du travail qu’impose la mer sans vent ; dans Homère, le silence des Sirènes est la conséquence d’un courage autoritaire, et du pénible courage d’entendre ce qui précède  le silence : la plainte pure, avant tout voyage au pays de l’effort. L’Odyssée n’entend pas (mais fait résonner) la plainte des marins que la cire ne préserve pas des tortures de la rame sur une mer étale, au soleil de midi. Les marins, soumis au rythme du silence sont pourtant les Sirènes les plus proches, et endurent Sirius qui dessèche les efforts.

 

Philippe Beck, Traité des sirènes suivi de Musiques du nom, Le bruit du temps, 2020, p. 27.

19/02/2021

Italo Calvino, La machine littéraire

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(...) Dans un de ces petits romans littéraires, les romans étaient présentés par un personnage comique qui prétendait en avoir découvert les manuscrits à l’intérieur d’une vieille horloge dans une maison mystérieuse : comme chez les anciens conteurs, une fiction servait de cadre à d’autres fictions : ces histoires, que les lecteurs suivaient comme les aventures de personnes de leur entourage, ne dissimulaient pas pour autant leur caractère conventionnel et spectaculaire, l’usage de certains effets, en un mot leur nature romanesque. Les lettres que les lecteurs de ces publications en feuilleton écrivaient à Dickens, pour qu’il ne laisse pas mourir un personnage par exemple, provenaient non d’une confusion entre fiction et réalité, mais de la passion commune du jeu : de l’antique jeu entre celui qui narre et celui qui écoute, qui exige la présence physique d’un public intervenant comme un chœur, et presque suscité par la voix du narrateur.

 

Italo Calvino, La machine littéraire, Seuil, traduction M. Orcel et F. Wahl, 1984, p. 154.