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04/11/2021

Antoine Emaz, De l'air

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Froid ((5.12.04)

 

dans le gris de l’hiver comme feutre

devenir d’un coup très vieux

 

des couches de lumière pâle

les unes sur les autres

jusqu’à ce gris flottant

entre ce qui se passe

et celui qui regarde

 

grand calme là

 

s’enliser sans fin

dans le terne

 

         *

 

jour court

et rabot lent du froid

on ne s’habitue pas

 

un jardin de fer

 

le géranium finit son rouge

 

le pan de ciment non peint

à travers les branches du prunus

 

un ciel d’étain

bloque la neige

 

tout est gourd

 

Antoine Emaz, De l’air, le dé bleu,

2006, p. 56-57.

Photo T.H., 2010

02/11/2021

Maël Guesdon, Mon plan

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       II

On vous pose quelque part (vous n’avez rien demandé). C’est quand même quelque chose d’un peu inquiétant puisqu’au tout début, vous êtes légèrement balbutiant. On vous lance là. Et chaque fois que vous ouvrez la bouche, c’est par inadvertance ou pour manger.

 

Comme tous les matins, les oiseaux et les couleurs criardes qui vont avec m’empêchent d’ouvrir complètement les yeux. Je ne supporte pas les dégradés, je tente d’ignorer ce calme affreux qui terminer la nuit en m’imaginant qu’aucune des choses que j’entrevois n’a de nom ni de fonction. Mais ce sont des choses que je connais et je crois bien que, dans cette clarté naissante, elles manifestent le mouvement où je me précipite en même temps qu’elles se reflètent sur les bords qui nous servent de supports.

 

Maël Guesdon, Mon plan, Corti, 2021, p. 15-16.

31/10/2021

Maurice Blanchot, Le pas au-delà

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Mourir : comme si nous ne mourions jamais qu’à l’infinitif. Mourir : le reflet sur la glace peut-être, le miroitement d’une absence de figure, moins l’image de quelqu’un ou de quelque chose qui ne serait pas là qu’un effet d’invisibilité qui ne touche à rien de profond et serait seulement trop superficiel pour se laisser saisir ou voir ou reconnaître. Comme si l’invisible se distribuait en filigrane, sans que la distribution des points de visibilité y soit pour quelque chose, non pas donc dans l’intimité du dessin, mais trop à l’extérieur, dans une extériorité d’être dont l’être ne porte aucune marque.

 

Maurice Blanchot, Le pas au-delà, Gallimard, 1973, p. 130-131.

30/10/2021

Franck Delorieux, Quercus suivi de Le séminaire des nuits

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La nuit engendre un silence de poix

Que percent seuls les vents durs

Dans les feuillages aux clochettes

De plomb et les cris épris de folie

D’une chouette effraie dont les yeux

Brillent pour traquer une proie la nuit

Meurt dans les bruits revenus elle

S’effrange fragile en attendant

L’aube et ses lumières en lames

D’argent oxydé qui tombent dru

Comme le hachoir d’un boucher

Qui frappe sans discontinuer la terre

Les rocs la flore la faune et l’homme

Seul dans sa nudité de pluie froide

Déjà un chien aboie dans le lointain

Tandis que le coq se casse la gorge

En un cri comme un bris de coquille

Chante beau coq à crête rouge solaire

Chante trois fois et je renie la nuit

 

Franck Delorieux, Quercus suivi de Le

séminaire des nuits, Gallimard, 2021, p. 91.

29/10/2021

Boris Pasternak,

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            La ville

 

Chanson du coq, de la tempête,

Dans la cuisine... Cet hiver

On en a par-dessus la tête,

C’est un navet par torp amer.

 

Et les congères nous isolent,

La mortt,le songe... Il neige tant,

Que ce n’est pas un temps, parole,

Mais le trépas, la fin des temps.

 

La glace colle aux marches lisses,

Le puits est pris dans ses anneaux.

Par un tel froid, c’est pur délice,

De vivre à la ville et au chaud !

 

Tandis que, de toute évidence,

L’hiver est invivable aux champs,

La ville est toute indifférence

Aux incommodités du temps.

 

De ses palais en kyrielles,

Le froid a fui, et pour toujours.

Ce n’est qu’une ombre immatérielle

Dont les esprits font leur séjour.

 

La nuit, sur la voie de garage,

Toutes les bûches sont d’accord :

Ce n’est rien d’autre qu’un mirage

Brûlant au loin comme une aurore.

 

Adolescent je me rappelle

Que son orgueil m’avait charmé.

Tout le passé n’était pour elle

Qu’ébauche tout juste entamée.

 

Hâtant des astres le désastre,

Versent son or à pleines mains,

Elle éclipsa jusqu’au ciel vaste

Dans tous mes rêves de gamin.

 

Boris Pasternak, Les Trains du petit jour,

traduction collective, dans Œuvres, Pléiade/

Gallimard, 1990, p. 166-167.

 

28/10/2021

Marie Stuart, Onze sonnets et un sizain

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Mon amour croît et de plus en plus croîtra

Tant que vivrai, et tiendra à grand heur

Tant seulement d’avoir part en ce cœur

Vers qui enfin mon amour paraîtra

 

Si très à clair que jamais n’en doutra,

Pour lui je ceux faire tête au malheur,

Pour lui je veux rechercher la grandeur,

Et faire tout que de vrai connaîtra

 

Que je n’ai bien, heur ni contentement

Qu’à l’obéir et servir loyaument

Pour lui j’attends toute bonne fortune.

 

Pour lui je veux garder santé et vie,

Pour lui vertu de suivre j’ai envie,

Et sans changer me trouvera toute une.

 

Marie Stuart, Onze sonnets et un sizain,

Arléa, 2003, p. 23.

26/10/2021

Cécile A. Holdban, Pierres et berceaux

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Paysage avec un cheval penché

 

Une carte relie une ville à l’autre.

On dort, les yeux mi-clos,

les cils filtrent les rayons

comme la pensée filtre les mots.

 

Le corps, goutte à goutte

infuse le soleil et le transmue

des trains filent à travers le ciel

s’entrecroisent et tournoient.

 

Le monde est fendu à jamais

deux oiseaux parcourent l’espace

pour coudre des points lumineux

à son visage.

 

Cécile A. Holdban, Pierres et berceaux,

éditions Potentille, 2021, p. 5.

25/10/2021

André Frénaud, Hæres

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Rumination du paysan

 

Je veux grossir pour défendre ma vie.

Contre la mort il faut prendre du poids,

il me faut boire des six litres

                                           et pisser,

pour ma santé,

pour honorer ma santé et ma vie.

 

Il me faut vivre pour accroître mon bien,

peser les bêtes, arroser les clôtures,

renforcer les semences, affûter les outils,

bourrer le temps,

 

                                     — Mais le dimanche on peut fanfaronner

avec l’alouette et la violette.

 

André Frénaud, Hæres, Gallimard, 1982, p. 105.

24/10/2021

André Frénaud, Hæres

 

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L’orateur

(d’après Picasso)

 

 

S’effilochaient tous les blasons

en bouts de ficelle — amulettes et allumettes.

 

Le rayon de miel affleure à la bouche,

la plus haute entaille sur le cep vieil.

Le peuple est là, qui parle de ses lèvres têtues,

berger des agneaux affamés

en marche vers les banlieues en détritus,

manteau de laine antique en carton ondulé,

il talonne fort la terre, il appelle à l’aide,

il crie le tocsin, épouvantail pour les maîtres prédateurs,

innocent innocent

                             Qui se croit l’avenir.

 

André Frénaud, Hæres, Gallimard, 1982, p. 261.

23/10/2021

André Frénaud, Hæres

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           Sur la route

 

Douce détresse de l’automne,

des abois très lointains,

une échauffourée de nuages, comme un remuement

de souvenirs qui se cachent.

Et la lisière des peupliers pour donner figure

à la lumière qui va venir.

 

André Frénaud, Hæres, Gallimard, 1982, p. 91.

22/10/2021

Robert Creeley, Dire cela

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La fin

 

Partition de l’air

le chaud le froid

l’eau a

regagné

 

Ma belle,

cœur

calme

entre

dans la terre

 

LA FIN

 

Robert Creeley, Dire cela, traduction

Jean Daive, NOUS, 2014, p. 72.

21/10/2021

Robert Creeley, Dire cela

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Consolatio

 

Ce qui est parti est parti

Ce qui est perdu est perdu

 

Ce qui est senti comme battement —

ce qui est pensée, ce qui est maison,

 

Qui est ici, qui est là —

qu’est-ce que la patience aujourd’hui.

 

Quelle idée du monde,

pourquoi son écho en retour.

 

Aujourd’hui je commence —

Pourquoi craindre la fin.

 

Robert Creeley, Dire cela, traduction

Jean Daive, NOUS, 2014, p. 92.

20/10/2021

Robert Creeley, Dire cela

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                   Retour

 

Paisible comme l’est la nature de ces lieux ;

Rue, plus douce, à demi-neige, à demi-pluie,

Sans fin, mais enfin très près des portes sombres.

Dedans, ceux qui toujours seront là,

Paisibles comme l’est la nature de ces gens —

Assez d’être ici et maintenant, et

De savoir que ma porte est l’une d’entre elles.

 

Robert Creeley, Dire cela, traduction Jean Daive,

NOUS, 2014, p. 43.

19/10/2021

Robert Creeley, Dire cela

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Après Lorca

 

L’Église aime les affaires, et les riches

sont des hommes d’affaires.

 

                           Quand ils sonnent les cloches, le

pauvre accourt et quand un pauvre meurt,

il reçoit une croix

de bois, et ils expédient la cérémonie.

 

Mais quand un homme riche meurt, ils

 promènent le saint sacrement

et la croix den or, et doucement, doucement

jusqu’au cimetière.

 

Les pauvres aiment

et pensent c’est fou.

 

Robert Creeley, Dire cela, traduction Jean Daive,

NOUS, 2014, p. 62.

18/10/2021

Alfred Jarry, Les Jours et les Nuits, roman d'un déserteur

alfred jarry,les jours et les nuits,roman d’un déserteur,militaire,réforme

                            IV Éteignoir

 

Sengle, qui aurait voulu être réformé avant qu’on lui coupât les cheveux, se demandait soucieux s’il allait l’être ou non avant la plongée dans la livrée sordide. Il n’avait vu de près qu’une fois un militaire ; par hasard dans un wagon de troisième, près de Brest, un rapatrié nu sous sa capote et son pantalon. Par les trous des poches on voyait la peau sale. Il sentait le bran, la fièvre, le sperme, le cirage et la graisse d’armes. Les habits qu’on jeta à Sengle avait manifestement essuyé plusieurs corps de Tonkinois. Sengle comprit l’utilité au régiment des caleçons contre le contact de ces doublures. Désinfectées, soit, physiquement ; mais les relents y restaient en esprit. Détail aggravant : les chaussures. Tout ce qu’il y a de plus petit, chercha-t-il. Et il s’enlisa dans des boîtes de cuir de vingt-trois centimètres, laissant place au roulis et au tangage, râpant le talon de leur flux et forçant le cou-de-pied à des gymnastiques inconscientes pour les retenir avec l’hypocrisie d’un capitonnage de viscosité noire.

 

Alfred Jarry, Les Jours et les Nuits, roman d’un déserteur, Mercure de France, 1964 (1897), p. 19-20.