24/03/2021
Fernando Pessoa, Poèmes jamais rassemblés
En écoutant mes vers quelqu’un m’a dit : en quoi c’est nouveau ? »
Tout le monde sait qu’une fleur est un fleur et qu’un arbre est un arbre.
Moi j’ai répondu : pas tout le monde, personne.
Tout le monde aime les fleurs parce qu’elles sont belles, moi je suis différent.
Tout le monde aime les arbres parce qu’ils sont verts et qu’ils donnent de l’ombre, pas moi.
Moi j’aime les fleurs parce que ce sont des fleurs, tout simplement.
J’aime les arbres parce que ce sont des arbres, sans que j’y pense.
29 mai 1918
Fernando Pessoa, Poèmes jamais rassemblés d’Alberto Caeiro, traduction J-L. Giovannoni, I. Hourcade, R. Hourcade et F. Vallin, éditions Unes, 2019, p. 31.
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23/03/2021
Li Qinzbao (1084-1154), Œuvres poétiques
Poème à chanter 28
Aux cris des grillons cachés dans l’herbe,
Tombent du platane des feuilles effarées.
A cet instant, le ciel et la terre sont lourds de tristesse.
Le nuage vu du perron et la lune, du sol,
Me font penser aux portes fermées »es de mille passes,
Même les barques des fées venant du ciel
Et celles qui y retournent
Ne se rencontrent jamais.
Le Pont des Étoiles, les pies bien que fidèles
Ne viennent le bâtir qu’une fois l’an.
Les adieux et l’éloignemenet affligent sans fin les célestes amants !
Le Bouvier et la tisserande
Sans doute sont-ils loin l’un de l’autre, sinon
Pourquoi l’éclaircie,
Puis l(ondée suivie
D’un bon coup de vent ?
Li Qingzbao, Œuvres poétiques complètes,
traduction Liang Paitchin, Connaissance de
l’Orient/Gallimard, 1977, p.70.
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22/03/2021
Tristan Tzara, Où boivent les loups
I
larmes mères
dans la coupe au givre
sur le bout des chiffres
où il n’y a plus de consolation
filles mères
aux lèvres de soleil
rêves brefs
pareils pareilles
pour s’en souvenir
tel qu’il devint
tant qu’il a fallu
et ce qu’il en garde le loup
Tristan Tzara, Où boivent les loups,
dans Œuvres complètes, 2,
Flammarion, 1977, p. 195.
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21/03/2021
Octavio Paz, Salamandre
Durée
I
Noir le ciel
Jaune la terre
Le coq déchire la nuit
L’eau se lève et demande l’heure
Le vent se lève et te demande
Passe un cheval blanc
II
Comme le bois dans son lit de feuilles
tu dors dans ton lit de pluie
chantes dans ton lit de vent
embrasses dans ton lit d’étincelles
III
Odeur véhémence multiple
corps aux nombreuses mains
Sur une tige invisible
une seule blancheur
IV
Parle écoute réponds-moi
ce que dit le tonnerre
la forêt le comprend
V
J’entre par tes yeux
par ma bouche tu sors
Tu dors dans mon sang
sur ton front je m’éveille
VI
Je te parlerai un langage de pierre
(tu réponds par un monosyllabe vert)
Je te parlerai un langage de neige
(tu réponds par un éventail d’abeilles)
Je te parlerai un langage d’eau
(tu réponds par une pirogue d’éclairs)
Je te parlerai un langage de sang
(tu réponds par une tour d’oiseaux)
Octavio Paz, Salamandre, dans Œuvres,
Pléiade/Gallimard, 2008, p.139-140.
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20/03/2021
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi)
[...] ces paysages de Morandi sont, à les bien regarder, très étranges. Tous, rigoureusement, « sans figures », et si la plupart comportent des maisons, celles-ci ont souvent des fenêtres aveugles : on les dirait fermées, sinon vides.
Ce serait une erreur pourtant d'y voir l'image d'un monde désert, d'une « terre vaine », comme celle du poème d'Eliot ; je ne crois pas que, même sans le vouloir ou sans en être conscient Morandi ait fait de cette partie de son œuvre une déploration sur la fin des campagnes.
Certains critiques ont noté que le peintre aimait à laisser se déposer, quand il ne le faisait pas lui-même, une légère couche de poussière sur les objets de ses natures mortes : était-ce encore une couche de temps qui devait les protéger et les rendre plus denses ? Sur ses paysages aussi, on a souvent cette impression d'un voile de poussière. Il me vient l'image puérile du « marchand de sable », parce que son office est d'apaiser, d'endormir. Je pense même à la « Belle au bois dormant » ; on pourrait nommer ainsi la lumière égale, jamais scintillante ou éclatante, n'opérant jamais par éclairs ou trouées, qui les baigne ; même aussi claire que l'aube, avec des roses et des gris subtils, elle est toujours étrangement tranquille. Paysages « aux lieux dormants ».
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, p. 45-46.
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19/03/2021
Laurent Fourcaut, Dedans dehors
Des villes et des champs
La violence on la sent jusque dans l’air des rues
chaque pouce de l’espace est sous la pression
du forcing de la marchandise vile et brute
en ville le vivant souffre d’inanition
le printemps à contre-courant posse sa crue
l’ai puant pourri lui présente l’addition
fazut respirer un bon coup l’air de la rue
pour s’envoyer du bon côté la perdition
et même plutôt le parfum de l’aubépine
blanche il n’est pas possible que mieux on s’avine
entre cambrousse et mer au gré des chemins creux
certes c’est désolé il faut se faire buse
et renard sinon rapidement le cœur s’use
à soutenir le vent farouche et ténébreux
Laurent Fourcaut, Dedans dehors, éditions Tarabuste,
2021, p. 92.
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17/03/2021
Virgile, Le souci de la terre (nouvelle traduction des Géorgiques)
Oh quelle chance les paysans
Ils ne connaissent pas leur bonheur
Loin des rames ennemies, la terre très juste leur offre d’elle-même une nourriture facile
Ils n’ont pas de grandes maisons qui vomissent par de magnifiques portes dès les saluts du matin un flot gigantesque de courtisans
Ils ne rêvent pas de linteaux ouvragés en belle écaille
Ni d’habits brodés d’or
Ni de cuivres d’Éphyre
Pour eux, on ne teint pas la laine blanche de pigments d’Assyrie
On ne sert pas une huile d’olive pure, gâchée par la cannelle
Mais repos sans soucis
Vie sans mensonges, riche de ressources variées
Pouvoir paresser devant les grandes étendues
Grottes, lacs, eaux vives, vallées fraîches
Mugissement des bœufs
Siestes molles sous un arbres
Rien ne manque
Bois, tanières des bêtes
Jeunesse endurante, travailleuse et habituée à peu
Culte des dieux et des Anciens vénérés
Ici dernières traces de la Justice abandonnant la terre
Virgile, Le souci de la terre, traduction des Géorgiques par Frédéric Boyer, Gallimard, 2018, p. 141-142.
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16/03/2021
Pierre Chappuis, battre le briquet
Langue écrite
Même écrite, transmise par l’écrit, la poésie n’en repose pas moins — rythme, sonorités, souffle — sur les qualités orales, physiques de la langue, il est vrai selon une organisation, une syntaxe propres, affranchie par exemple des chevilles liée à une transmission orale fondée sur la mémorisation ou, pour nous aujourd’hui, ayant pris ses distances quant aux règles et contraintes prosodiques ; inséparable de la voix, quoique entendue de l’intérieur ; en veilleuse dans le livre, à chaque lecture retrouvant fraîcheur et nouveauté sans se répéter, sans redite.
Pierre Chappuis, battre le briquet, précédé de ligatures, Corti, 2018, p. 50.
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15/03/2021
Pierre Reverdy, Le gant de crin
Un artiste qui espère la gloire posthume est comme un homme qui dirait : « Quand je n’y serai plus, je ferai ceci, je ferai cela. »
La misère est une espèce de reflet sinistre de l’enfer. Mais la pauvreté nous accable du poids de l’esclavage.
Il est aussi ridicule de prendre, quand on est vieux, des airs de jeune que, quand on est jeune, des airs de vieux.
Quand on voit quels sont les hommes qui comptent, on a tout de suite envie de ne jamais compter. Mais quand on voit aussi ceux qui ne comptent pas et qui se croient dignes de compter...
Pierre Reverdy, Le gant de crin, Plon, 1927, p. 74, 76, 85, 88.
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14/03/2021
Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame
« Celui qui est entré dans les propriétés de l’âge... »
C’est le début d’un poème de mon vieux Livre des morts antérieur à Leçons — quand j’étais encore bien loin de pouvoir le dire de moi ; aujourd’hui, je devrais écrire plutôt « celui qui commence à entrer dans les marécages de la vieillesse, dans ses fondrières »... Mais en même temps, dehors, ce qu’il voit se préparer, s’annoncer dans le jardin et dans la campagne, à travers la fenêtre qui n’est pas celle qu’il voudrait boucher tant bien que mal, c’est, dans les tout premiers bourgeons roses d’un abricotier et, plus loin, les toutes premières fleurs roses de l’amandier, comme une aube éparpillée, l’annonce, une fois de plus dans la vie, de l’invasion du monde autour de lui par des essaims d’infimes anges très frêles, qu’une brève averse ou la surprise d’une bourrasque suffiraient à éparpiller dans l’herbe ou la terre. Comme si les plantes aussi avaient reçu le don de la parole, le don du chant, un chant qui ne pourrait être traduit que dans le beau latin de la liturgie :
EXULTATE JUBILATE
tel qu’en pourraient mieux que personne chanter les enfants.
Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame, Gallimard, 2021, p.25-26.
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13/03/2021
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux
Là-bas, les tentes bleues des montagnes semblent vides.
Qu’ourdissez-vous de sombre sur vos fils,
oiseaux nerveux, mes familières hirondelles ?
Qu’allez-vous, à vous toutes, m’enlever ?
Si ce n’était que la lumière de l’été,
j’attendrais bien ici votre retour.
Si ce n’était que ma vie, emportez-la.
Mais la lumière de ma vie, oiseaux cruels,
laissez-la-moi pour éclairer novembre.
Philippe Jaccottet, Le dernier livre de Madrigaux,
Gallimard, 2021, p. 38.
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12/03/2021
Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame
C’est, une fois de plus et jusqu’à en devenir décourageant, désespérant, le « combat inégal » de mon vieux poème d’il y a un demi-siècle... Comme si je n’avais fait depuis lors aucun progrès. Au moment où il me faudrait intituler ces pages, plutôt « Fin de partie » Une fois de plus aussi, une vague de fatigue roule sur moi, comme pour m’éviter le constat de mon impuissance à me confronter avec cette fin.
De sorte que chaque mot tracé ici sur la page serait comme une de ces brindilles dont Char lui-même avait rêvé de se bâtir un rempart. Tracer encore des lignes comme on jetterait des filins à la surface d’une étendue d’eau, mare infime ou mer à perte de vue, afin qu’ils supportent une espèce de filet qui nous éviterait la noyade. « Poèmes de sauvetage »... Paroles, n’importe lesquelles même peut-être, pour différer l’effondrement, pour nous faire croire qu’il y aurait encore une chance de s’en tirer...
Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame, Gallimard, 2021, p. 22-23.
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11/03/2021
Erri de Luca, Aller simple
Drapeau
Un drapeau n’est le chiffon de personne,
le seul linge étendu qui se trempe
quand il pleut et que les mains des femmes
courent au secours de la lessive.
Erri de Luca, Aller simple, édition bilingue,
traduction Danièle Valin, Poésie/Gallimard,
2021, p. 213.
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10/03/2021
Cédric Demangeot, Promenade et guerre
ce qu’il y a de plus visible dans la peur
c’est le silence, celui des hommes n’est
pas différent de celui des oiseaux. paralytique
instant avant la course
au premier nulle part venu
vendredi
treize un tas
de linge sale
oublié sur le boulevard
bouge encore
Cédric Demangeot, Promenade et guerre,
Poésie/Flammarion, 2021, p. 52 et 55 .
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09/03/2021
Georg Trakl, Poèmes
Paysage
Soir de septembre ; les sombres appels des
bergers tristement résonnent
À travers le village au crépuscule ; du feu jaillit dans la forge.
Puissamment se cabre un cheval noir ; les boucles de jacinthe de la [servante
Happent l'ardeur de ses pourpres naseaux.
Doucement se fige à la lisière du bois le cri de la biche
Et les fleurs jaunes de l'automne
Se penchent muettes sur la face bleue de l'étang.
Dans une flamme rouge un arbre a brûlé ;
figures sombres de chauve-souris s'élevant en battant des ailes.
Landschaft
Septemberabend ; traurig tönen die dunklen Rufe der Hirten
Durch das dämmernde Dorf ; Feuer sprüht in der Schmiede.
Gewaltig bäumt sich ein schwarzes Pferd ; die hyazinthenen Locken [der Magd
Haschen nach der Inbrunst seiner purpurnen Nüstern.
Leise estarrt am Saum des Waldes der Schrei der Hirschkuh
Und die gelben Blumen des Herbstes
Neigen sich sprachlos über das blaue Antlitz des Teichs.
In roter Flamme verbrannte ein Baum , aufflattern mit dunklen [Gesichtern die Fledermäuse.
Georg Trakl, Poèmes, traduits et présentés par Guillevic, Obsidiane, 1986, p. 25 et 24.
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