02/02/2021
Madame du Deffand, Correspondance avec Voltaire
Voltaire, 9 mai 1764
(...) Quant à la mort, raisonnons un peu, je vous prie : il est très certain qu’on ,ne la sent point, ce n’est point un moment douloureux, elle ressemble au sommeil comme deux gouttes d’eau, ce n’est que l’idée qu’on ne se réveillera plus qui fait de la peine, c’est l’appareil de la mort qui est horrible, c’est la barbarie de l’extrême-onction, c’est la cruauté qu’on a de nous avertir que tout est fini pour nous. À quoi bon venir nous prononcer notre sentence ? Elle s’exécutera bien sans que le notaire et les prêtres s’en mêlent. Il faut avoir fait ses dispositions de bonne heure, et ensuite n’y plus penser du tout. On dit quelquefois d’un homme, il est mort comme un chien, mais vraiment un chien est très heureux de mourir sans tout cet abominable attirail dont on persécute le dernier moment de notre vie. Si on avait un peu de charité pour nous on nous laisserait mourir sans nous en rien dire.
Madame du Deffand, Correspondance avec Voltaire, des femmes, 1987, p. 140.
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01/02/2021
Károly Bari, Incendies oubliés
Soir d’hiver
Les chiens du vent hurlent,
les dents du gel, affolées,
mordent l’échine des prés blancs,
une branche morte gît sous la neige ;
sa poitrine est parcourue
par les soupirs froids des montagnes,
aussi lourds que des coups de massue.
Oh ! une barbe de givre
a aussi poussé aux pins verts !
Nuit crissant de fleurs de glace
immergée dans la blancheur éclatante,
cernés par les forêts les cerfs pleurent,
entre leurs bois frissonne la lune.
Károly Bari, Incendies oubliés, traduction du hongrois Cécile A. Holdban, dans la revue de belles-lettres, 2020, 1-2, p. 75.
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30/01/2021
Rose Ausländer, Pays maternel
Dépassé I
Temps
Magicien
Je fus autre jadis
Dis-tu au miroir
Il ne te croit pas
Toi aux allures d’escargot
Toi aux allures de lièvre
Dépassé
Par le pas du sablier
Rose Ausländer, Pays maternel,
Traduction Edmond Verroul,
Héros-Limite, p. 64.
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29/01/2021
Rose Ausländer, Été aveugle
Temps sans Ève
Dans la substance lunaire
lumière empruntée
habite le visage érodé
d’Adam
Les joues pendent
sacs de glace
la bouche jaunit
dans le cercle vide
L’œil gémeau
noire division
fixe le
temps sans Ève
Rose Ausländer, Été aveugle,
traduction Michel Vallois,
Héros-Limite, 2015, p. 57.
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28/01/2021
Rainer Maria Rilke, Chant éloigné
[Pour Madame Agnes Renold]
Nous ne sommes que bouche. Qui chantera le cœur lointain
que rien n’atteint, qui règne au plus profond de toutes choses ?
Sa grande pulsation se partage entre nous
en pulsations moindres. Et sa grande douleur,
comme sa grande exultation, sont trop fortes pour nous.
Ainsi, nous ne cessons de faire effort pour nous en détacher
et n’en être ainsi que la bouche.
Mais soudain fait irruption
secrètement la grande pulsation au plus profond de nous,
qui nous arrache un cri.
Et dès lors nous sommes aussi être, changement et visage.
Rainer Maria Rilke, Chant éloigné, traduction Jean-Yves Masson, 1990, p. 19.
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27/01/2021
Franz Kafka, Journal
« La fraîcheur avec laquelle aujourd’hui, après une répartition
de l’emploi du temps de la journée un peu modifiée, je suis sorti
dans la rue. Observation ridicule, quand vais-je éliminer cela. »
Kafka, Journal, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 532.
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26/01/2021
Mariella Mehr, L’Échelle du mendiant ou les poètes volés
L’Échelle du mendiant ou les poètes volés
[...] La faim lancinante après deux ou trois heures faisait partie de ma vie comme le sentiment de n’être chez moi nulle part ni auprès de personne.
Pourtant j’ai volé comme un mendiant. Pas du pain ni du lait mais du savoir qui m’était caché. Que ce savoir ne se trouve que dans les livres ne faisait pour moi aucun doute. Il me fallait donc les livres. Où en trouver, sinon en volant ?
Je me souviens du sentiment palpitant, presque inquiétant, après mon premier vol de livres. Je me sentais comme le conquérant d’un trésor longtemps désiré et recherché, qu’on ne me prendrait jamais plus. Que je sois tombée précisément sur L’Échelle du mendiant, le recueil de poèmes de Christine Lavant paru en 1956, je le dois au hasard. Le livre se trouvait près de la porte d’entrée de la librairie et avait attiré mon attention par la grossière gravure au bois de sa jaquette. Je n’avais encore jamais vue d’image de la souffrance aussi nue et aussi vive.
Mariella Mehr, L’Échelle du mendiant ou les poètes volés, traduction de l’allemand par Nathalie Garbely, dans la revue de belles-lettres, 2020, 1-2, p. 39.
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25/01/2021
Hans Magnus Enzensberger, Le bref été de l'anarchie
[La guerre d’Espagne]
Les premiers volontaires arrivèrent de France début août ; c’était des anarchistes français et italiens. Ils avaient gagné Barcelone par les Pyrénées pour prendre part à la lutte ouvrière contre le fascisme international. Ils s’enrôlèrent dans des unités espagnoles et allèrent se battre sur le front aragonais. Bientôt suivirent de plus grandes bandes d’antifascistes italiens de toutes tendances : anarchistes, socialistes, syndicalistes et libéraux. Les volontaires italiens formèrent la brigade Garibaldi. Elle se distingua particulièrement dans les combats d’Huesca. D’innombrables anarchistes, socialiste, libéraux perdirent la vie dans ces batailles. Septembre 1936 vit la fondation de la colonne « Sacco et Vanzetti », composée de combattants internationaux. Elle se joignit aux unités commandées par Durruti. Le nombre total de ces miliciens internationaux n’a pas dû dépasser trois mille. On savait peu de choses d’eux à ‘étranger. Ils ne relevaient pas des brigades internationales organisées par les communistes.
Hans Magnus Enzensberger, Le bref été de l’anarchie, traduction Lily Jumel, Gallimard, 1975, p. 234.
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24/01/2021
Erich Fried, Les enfants et les fous
Saint Georges et son dragon
On raconte que saint Georges vint de Cappadoce et qu’il tua un dragon qui voulait dévorer une jolie fille. La légende aime les données simples et les héros compréhensibles. On ne rapporte nulle part que saint Georges a aimé le dragon.
Il connaissait son dragon depuis son enfance, à un âge où les vires et les vltes du tournoi, sous les arbres à l’écorce rugueuse et tapissée de mousse, étaient plus importantes pour lui que toutes les méditations sur la beauté ou la disgrâce, sur l’excellence ou la médiocrité de son compagnon de jeuPlus tard également, lorsque le petit Georges, qui portait sa première armure légère, commença à comprendre que son ami était différent de lui, il repoussa aussitôt de telles pensées. Il les oublia, comme il oubliait les tristes rangées de chiffres alignées par son sévère maître en calcul. Non, il ne voulait tenir compte d’aucune différence. Il s’en tenait plutôt à ce que lui et son camarade de jeu avaient pensé en commun.
Erich Fried, Les enfants et les fous, traduction Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968, p. 90.
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23/01/2021
Unica Zürn, L'Homme-Jasmin
L’Homme-Jasmin
Une nuit, au cours de sa sixième année, un rêve l’emmène derrière un haut miroir, pendu dans un cadre d’acajou au mur de sa chambre. Ce miroir devient une porte ouverte qu’elle franchit pour parvenir à une longue allée de peupliers menant tout droit à une petite maison. La porte en est ouverte. Elle entre et se trouve devant un escalier qu’elle monte. Elle ne rencontre personne ; La voilà devant une table sur laquelle il y a une petite carte blanche. Quand elle la prend pour y lire le nom, elle s’éveille. Ce rêve lui fait une si forte impression qu’elle se lève pour pousser le miroir sur le côté Elle trouve bien le mur mais pas de porte.
Prise d’un inexplicable sentiment de solitude elle se rend, le matin même, dans la chambre de sa mère — comme s’il était possible de retourner dans ce lit, là d’où elle est venue — pour ne plus rien voir.
Une montagne de chair tiède où l’esprit impur de cette femme est enfermé s’abat sur l’enfant épouvantée. Elle s’enfuit, abandonnant à tout jamais la mère, la femme, l’araignée !
Unica Zürn, L’Homme-Jasmin, traduction Ruth Henry et Robert Valançay, préface André Pieyre de Mandiargues, Gallimard, 1971, p. 13.
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22/01/2021
Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes
Les petits préjugés d’un sou (vertus) (vérités).
Il a décrit cela dans 6 in-octavo bien gras.
Il comprenait toutes les nuances de déclinaison et d’inclinaison du chapeau.
L’art, si bien cultivé aujourd’hui, de rendre les gens mécontents de leur sort.
Les saints sculptés ont eu beaucoup plus d’influence dans le monde que les saints vivants.
Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, traduction Marthe Robert, Denoël, 1985, p. 31, 35, 35, 43, 46.
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20/01/2021
Peter Handke, Images du recommencement
Quand de toute la journée je ne vais pas dehors dans ma « campagne » (ça peut très bien être la limite même de la ville) je me sens sale, en tout cas comme quelque chose à nettoyer.
Je suis content que tant de gens soient fourrés dans leurs voitures et qu’on ne les voie pas.
Des gens cultivés sont peut-être comme tous les autres mais en tant qu’inconnus, ils sont plus supportables que les autres.
Une beauté que je n’ai pas conquise moi-même me fait à chaque fois un peu peur.
C’est l’abattement qui s’installe quand je ne peux plus que dire à tout ce qui existe : « et alors ? »
Peter Handke, Images du recommencement, traduction G.-A. Goldschmidt, Christian Bourgois, 1987, p. 41, 42, 45, 46, 53.
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19/01/2021
Peter Handke, Images du recommencement
« Maintenant je sais comment le dire » : c’est cela écrire.
Pensé en direction du bateau qui passait : rien en moi ne survivra, mais maintenant je suis assis là et vous me voyez.
Une pelouse tondue, toute pelouse est une offense pour les yeux.
Avant chaque rencontre : pense au trajet qu’a fait l’autre.
Je ne me laisse expliquer que si cela explique tout le monde.
Peter Handke, Images du recommencement, traduction G.-A. Goldschmidt, Christian Bourgois, 1987, p. 30, 32, 37, 37, 40.
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18/01/2021
Friedrich Dürrenmatt, La Ville
Le piège
C’est dans la rue que je sentis pour la première fois son regard au milieu de la foule. Je m’arrêtai ; lorsque je me retournai cependant, je ne remarquai personne qui m’observait. Je ne voyais que ce flot de passants qui remplit le soir les rues de la ville : hommes d’affaires se perdant dans les auberges, amoureux devant des étalages, femmes accompagnées de leurs enfants, étudiants, prostituées bavardant leurs premiers pas avant la tombée de la nuit, écoliers sortant par ribambelles de leurs écoles ; et pourtant la certitude de me mouvoir à son ombre, dès cet instant, ne me quitta plus. Souvent, je sursautais en sortant de chez moi car je savais qu’à la même seconde il quittait l’entrée de la cave où il s’était caché, de la lanterne à laquelle il était appuyé, et qu’il repliait le journal qu’il avait feint de lire, bien décidé à repartir à ma poursuite, pour se cacher de nouveau dès que je m’arrêtais à l’improviste. Il m’arrivait d’ailleurs souvent de rester immobile au même endroit pendant des heures, ou encore de revenir sur mes pas dans l’espoir de le rencontrer. Puis m’étant habitué à cette peur indéfinissable qu’il m’inspirait, je commençais après plusieurs semaines il est vrai, à lui tendre des pièges ; le gibier devenait dès lors, lui aussi, chasseur.
Friedrich Dürrenmatt, La Ville, traduction Walter Weideli, L’Âge d’Homme, 1974, p. 81-82.
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17/01/2021
Robet Walser, Nouvelles du jour
La demande en mariage
Tout aussi certaines que l’existence de proses simples ou de proses tarabiscotées — ou disons somptueuses — m’apparaissent les chances qu’il existe des hommes, respectivement des femmes, gracieux ou disgraciés. C’est avec une représentante plutôt disgraciée que jolie de la moitié de l’humanité qui peut prétendre à nos égards que j’ai eu hier à une heure qui n’a pas besoin d’être divulguée, soit en plein milieu du bouillonnement tourbillonnant de la ville, une conversation raisonnable à mon avis, qui porta entre autres sur un sujet qui certes ne manque pas d’intérêt et qui, soulignons -le crûment, est devenu une sorte de science à la mode : l’astrologie. Récemment, un contemporain assez jeune, c’est-à-dire pas encore vieux, m’a présenté d’un geste timide en quelque sorte, son horoscope, et ici, je me plais à faire une déclaration que l’on comprendra sans doute sans peine, à savoir que pour ma part, jamais il ne me viendrait à l’idée de soumettre l’horoscope que quelque astrologue aurait pu m’établir à l’une de mes connaissances, fût-elle la plus digne de confiance.
Robert Walser, Nouvelles du jour, traduction Marion Graf, éditions Zoé, 2000, p. 69-70.
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