07/12/2020
Roberto Deidier (1965), Une saison continue
Matinal
Il est un sentier incurvé
le long du pli de l’oreiller
avide et souterrain il descend
jusqu’à un cosmos qu’il ne sait distinguer.
Dans le métro l’attention
me contient, les yeux ouverts,
où plus dense est la toile d’araignée
du matin. Chaque station
connue conjugue mes journées
sur le rythme lent du réveil.
J’ai un rendez-vous avec la langue,
les couleurs du trajet
sont des instants à interpréter.
Roberto Deidier, Une saison continue, traduction
Philippe di Meo, La NRF, janvier 2008, p. 159.
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05/12/2020
Franco Bufoni (1948), Guerre
Guerre
Grandes hécatombes d’humains, contagions,
Vols, incendies. Puis — châtiment divin — inondation.
Tenir dans la montée, sous les coups, et encore
Trouver des vivres, une chambre, un lit,
Même à bas prix.
Dans un pays en guerre et déjà le soir
Et des hommes disposés à payer.
Des hommes non des soldats
Pour lesquels il fallait
Barbouiller la verrière de peinture,
Tant ils accouraient impulsivement,
Des hommes posés.
*
La tête recroquevillée sur le tronc
D’un creux à l’autre,
Sur la fourrure blanche de la valle
La casquette sur le rouge renversée
Pour retenir les intestins,
Des lambeaux de sac à dos sur les épaules
Tombant sur l’herbe.
Sur sa poitrine brillait une amulette rouge sang,
Le long de son côté droit soulevé
Par des jambes arquées.
Une autre grenade encore dans sa main serrée,
telle une cannette,
Le dimanche sur une pelouse.
Franco Buffoni, extraits de Guerre (2005), traduction Philippe di Meo, La NRF, janvier 2008, p. 113 et 121.
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04/12/2020
Antonio Prete (1939), Menhir
Pauvreté de la parole
L’existence peut-elle se faire alphabet,
son, verbe de présence ?
Le souffle de la terre et de la douleur
effleure la peau des syllabes,
ce n’est pas le sang et le corps de la langue,
mais seulement un hôte, passager.
La mer lèche à peine la lettre qui le dit.
Et le ciel s’éteint dans le mot qui l’accueille.
Antonio Prete, extrait de Menhir, traduction
Philippe di Meo, La Nouvelle Revue Française,
janvier 2008, p. 109.
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02/12/2020
Pierre-Albert Jourdan, Fragments
Ceci est ma forêt. J'entretiendrai cette exubérance de piliers, mais que pourraient-ils soutenir, ô maçons ! Et que l'on ait pris soin de balayer le sol quand le feu vient d'en haut, qu'il plonge sur ma forêt !
Ceci est ma forêt. Est-ce ma maison ? Cela ne se règle pas par un jeu d'écriture. Et si c'est ma maison, elle est ouverte. Non pas cette porte en face de moi, ces silhouettes. Ouverte à tout autre chose. À ce tout autre qui est là, que les piliers ne peuvent contenir. Ouverte, simplement ouverte comme une déchirure de lumière. Une déchirure, oui. Les piliers ne sont là, qui paraissent soudain s'épanouir, vivre, que pour m'épauler. « Suis-moi... » Je retrouve en moi ce début de phrase. Je m'arrête à ce début. Si encore je pouvais m'accomplir en tant qu'homme, me hausser un tout petit peu. Leçon de piliers sans doute. Si encore j'étais capable de me repêcher, n'est-ce pas ?
Pierre-Albert Jourdan, Ajouts pour une édition revue et augmentée de Fragments, éditions Poliphile, novembre 2011, p. 19.
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01/12/2020
Pierre Vinclair, Le Confinement du monde
Pour la première fois en quinze jours, je sors
dans la rue : les maisons ont masqué leur visage
essoufflé de rideaux sous les échafaudages
déserts— squelettes d’acier, têtes de mort.
Un métro aérien, filant ma métaphore
mystérieusement laisse dans son sillage
étouffé les voitures céder le passage
aux piafs hurlant dans un silence d’oxymore.
Le panier à la main, j’attends la fin de l’heure
des vieux sous un prunier mauve toussant ses fleurs.
L’immunité me fait comme un micro-pouvoir
parmi les Londoniens fuyants ; quand je pénètre
chez le marchand de vin, il est en train de mettre
une vitre anti-postillons sur son comptoir.
Pierre Vinclair, Le Confinement du monde, Lurlure, 2020, p. 30.
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30/11/2020
Robert Desnos,
Le sursaut
Sur la route en revenant des sommets rencontré par les
corbeaux et les châtaignes
Salué la jalousie et la pâle flatteuse
Le désastre enfin le désastre annoncé
Pourquoi pâlir pourquoi frémir ?
Salué la jalousie et le règne animal avec la fatigue avec le
désordre avec la jalousie
Un voile qui se déploie au-dessus des têtes nues
Je n’ai jamais parlé de mon rêve de paille
Mais où sont partis les arbres solitaires du théâtre
Je ne sais où je vais j’ai des feuilles dans les mains j’ai des feuilles
dans la bouche
Je ne sais si mes yeux se sont clos cette nuit sur les ténèbres
précieuses ou sur un fleuve d’or et de flamme
Est-il le jour des rencontres et des poursuites
J’ai des feuilles dans les mains j’ai des feuilles dans la bouche
Robert Desnos, Les ténèbres, dans Domaine public, "Le Point du jour", Gallimard, 1953, p. 150.
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28/11/2020
Jacques Réda, Le fond de l'air, Chroniques de La NRF, 1988-1995
Le pompon [1991]
À l’occasion d’une Fête de la poésie intitulée Pour la poésie [...] événement national créé à (sic) l’initiative du ministère de la Culture et de la Communication, se sont tenus les 12, 13 et 14 juin derniers, à Marseille, des États généraux de la Poésie. On ne sait trop de quels mandants les délégués avaient reçu leur charge, mais on identifiait aisément deux ou trois représentants de la noblesse, des observateurs délégués par le clergé, quelques figures typiques du tiers état. Cette assemblée se proposait de dresser un état des lieux de la poésie d’aujourd’hui [...] pour aboutir à toute une série de propositions concrètes dans différents domaines en faveur de la poésie. On peut donc espérer que ces États généraux ne tarderont pas à engendrer une Constituante, puis une Législative accouchant à son tour d’une Convention et, peut-être, d’une petite Terreur. Car à quoi des propositions concrètes serviraient-elles si elles ne devaient pas déboucher sur des mesures de salut public ? Les États généraux n’ayant pas hésité à aborder la question de la création poétique elle-même, on est en droit d’attendre une définition enfin officielle, administrative, voire obligatoire, d’une poésie garantie par le gouvernement. Avouons que ce sera bien commode.
Jacques Réda, Le fond de l’air, Chroniques de La NRF, 1988-1995, Gallimard, 2020, p. 90-91.
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27/11/2020
Fernando Pessoa, Bureau de tabac
Bureau de tabac
Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.
Fenêtres de ma chambre,
Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde, dont personne ne sait
qui il est
(Et si on le savait, que saurait-on ?),
Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,
Une rue inaccessible à toutes pensées,
Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret,
Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,
Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,
Avec le destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.
Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.
Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir
Et n’avais d’autre intimité avec les choses
Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant
Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet
À l’intérieur de ma tête,
Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.
[…]
Tabacaria
Não sou nada.
Nunca serei nada.
Não posso querer ser nada.
A parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo.
Janelas do meu quarto,
Do meu quarto de um dos milhões do mundo que ninguém sabe quem é
(E se soubessem quem é, o que saberiam ?)
Dais para o mistério de uma rua cruzada constantemente por gente,
Para uma rua inacessível a todos os pensamentos,
Real, impossívelmente real, certa, deconhecidamente certa,
Com o mistério das coisas por baixo das pedras e dos seres,
Com a morte a pôr humidade nas paredes e cabelos brancos nos homens,
Com o Destino a conduzir a carroça de tudo pela estrada de nada.
Estou hoje vencido, como se soubesse a verdade.
Estou hoje lúcido, come se estívesse para morrer,
E não tivesse mais irmandade com as coisas
Senão uma despedida, tornando-se esta casa e este lado da rua
A fileira de carruagens de um comboio, e uma partida apitada
De dentro da minha cabeça,
E uma sacudidela dos meus nervos e um ranger de ossos na ida.
[…]
Fernando Pessoa, Bureau de tabac, traduit par Rémy Hourcade, éditions Unes, 1993, p. 37-38 et 15-16.
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26/11/2020
Jean Paulhan, Braque le patron
Plus ressemblant que nature
Je ne crois guère aux fantômes, ni aux spectres. Mais je vois bien que j’ai tort. Parce qu’au fond nous y croyons tous, et qu’il serait plus loyal de l’avouer. Jamais un homme normal ne s’est tout à fait reconnu dans ses portraits. Le jour où l’on nous fait voir notre profil dans un jeu de miroirs, entendre notre voix dans un disque, lire nos vieilles lettres d’amour, est un mauvais jour pour nous : et sur le moment nous avons plutôt envie de hurler. Tant il est évident que nous sommes n’importe quoi, mais pas ça. Les photos exactes, les portraits fidèles, peuvent être puissants subtils, beaux ou laids. Ils ont un trait qui passe de loin ceux-là : c’est qu’ils ne sont pas ressemblants. Montaigne était à peu près le contraire du rat sadique que nous montrent les images. Léonard de Vinci n’avait pas vraiment l’air d’un chrysanthème, ni Gœthe d’un melon. Il faut avertir dès maintenant nos petits-fils que nous n’avons rien de commun avec les tristes images qu’ils garderont de nous.
Mais il est plus difficile de savoir ce que nous sommes, et l’idée physique que nous en formons. Peut-être nous voyons nous secrètement en écorchés ? Non, c’est moins sanglant. En squelettes ? Non, c’est moins décisif. C’est à la fois insaisissable et diablement net. C’est assez précisément ce qu’on appelle un spectre, et somme toute cela nous est familier, puisque nous l’avons en tête à tout moment. C’est d’ordre aussi pratique qu’un escargot ou un citron.
Un citron. Voilà où je voulais en venir. Car il nous semble, bien entendu, que l’escargot ou le citron doit être content de son apparence, si l’homme ne l’est pas ; que c’est tout ce qu’il mérite, qu’il n’avait qu’à ne pas être escargot. Mais il se peut qu’il n’en soit rien. Il est même vraisemblable (sitôt que l’on y songe) que l’escargot, lui aussi, ne cesse de protester (silencieusement) contre la coquille, les yeux à échasses et même la peau nacrée que nous lui voyons. Et peut-être se trouvera-t-il un jour des peintres assez subtils — ou, qui sait, suffisamment avertis — pour prendre le parti de cet escargot intérieur ; pour traiter les cornes et la coquille comme elles souhaitent d’être traitées.
Je ne cherche qu’à être fidèle, tant pis si j’ai l’air sot. Qu’il y ait un secret chez Braque comme il y en a un chez Van Gogh ou Vermeer — c’est ce dont ne laisse pas douter une œuvre à tout instant pleine et suffisante : fluide (sans qu’il soit besoin d’air) ; rayonnante (sans la moindre source de lumière) ; à la fois attentive et quiète : réfléchie jusqu’à donner le sentiment d’un mirage posé sur sa réalité. Pourtant, sitôt que je veux nommer ce secret ou le sentiment du moins qu’il me laisse, voici tout ce que je trouve : c’est que Braque propose aux citrons, aux poissons grillés et aux nappes, inlassablement, ce qu’ils attendaient d’être. Ce après quoi ils soupiraient : leur spectre familier. Il y a je ne sais quoi de triste dans un devoir ; d’amer dans une attente : c’est que l’on craint d’être déçu. Mais chaque tableau de Braque donne le sentiment d’une attente joyeuse, et d’un devoir comblé.
Bien entendu, il faudrait là-dessus des preuves. — Et je les donnerai. Au demeurant, je ne dis rien que de banal. (Il suffirait bien d’user d’un autre mot — de parler d’idéal, par exemple.) Tant mieux. Ce que je voulais dire aussi, c’est que la peinture de Braque est banale. Fantastique sans doute, mais commune. Fantastique, comme il est fantastique, si l’on y réfléchit, d’avoir un nez et deux yeux, et le nez précisément entre les deux yeux.
Jean Paulhan, Braque le patron, Gallimard, 1952, p. 17-22.
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Vladimir Pozner, Un camp de barbelés, dans les camps de réfugiés espagnols en France, 1939
[les réfugiés espagnols] portaient des uniformes crasseux, des couvertures trouées, des vestes sans boutons, des pantalons effilochés, des peaux de bique, des redingotes 1900, des bonnets de police, des casquettes d’aviateurs, des serviettes de toilettes roulées en turban, des godasses de soldats, des espadrilles, des semelles découpées dans des pneus et attachées aux chevilles avec du fil de fer. Ils sommeillaient, bavardaient, construisaient des feux, s’épouillaient, flânaient et attendaient, pauvres Robinsons espagnols, le bateau qui n’arrivait jamais. Ils n’avaient rien à envier à Crusoé, sauf la liberté. Leur île déserte était entourée de barbelés et gardée par des sentinelles, baïonnette au canon. Aucun Espagnol ne pouvait sortir du camp, personne ne pouvait y pénétrer.
Vladimir Pozner, Un camp de barbelés, dans les camps de réfugiés espagnols en France, 1939, Claire Paulhan, 2020, p. 190-191.
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25/11/2020
Cesare Pavese, Travailler fatigue
La putain paysanne
Le grand mur qui est en face et clôture la cour
a souvent des reflets d’un soleil enfantin
qui rappellent l’étable. Et la chambre en fouillis
et déserte au matin, quand le corps se réveille,
sait l’odeur du premier parfum gauche.
Même le corps enroulé dans le drap est pareil à celui
des premières années, que le cœur bondissant découvrait
On s’éveille déserte à l’appel prolongé
du matin et dans la lourde pénombre resurgit
la langueur d’un autre réveil : l’étable
de l’enfance et le soleil ardent pesant las
sur les seuils indolents. Léger,
un parfum imprégnait la sueur coutumière
des cheveux, et les bêtes flairaient. Le corps
jouissait furtivement de la caresse du soleil
insinuante et paisible comme un attouchement.
La langueur du lit engourdit les membres étendus,
jeunes et trapus, presqu’encore enfantins.
L’enfant gauche flairait les senteurs
du tabac et du foin et tremblait au contact
fugitif de l’homme : elle aimait bien jouer.
Quelquefois elle jouait étendue dans le foin
avec un homme, mais il ne humait pas ses cheveux :
il cherchait dans le foin ses membres contractés,
puis il les éreintait, les brisant comme l’eût fait son père.
Comme parfum, des fleurs écrasées sur les pierres.
Bien souvent, pendant le long réveil
revient cette saveur sure des fleurs lointaines,
d’étable et de soleil. Aucun homme ne sait
la subtile caresse de cet âcre souvenir.
Aucun homme ne voit par-delà le corps étendu
cette enfance passée dans une attente gauche.
La putana contadina
La muraglia di fronte che accieca il cortile
ha sovente un riflesso di sole bambino
che ricorda la stalla. E la camera sfatta
e deserta al mattino quando il corpo si sveglia,
sa l’odore del primo profumo inesperto.
Fino il corpo, intrecciato al lenzuolo, è lo stresso
dei primi anni, che il cuore balzava scoprendo.
Ci si sveglia deserte al richiamo inoltrato
del mattino e riemerge nella greve penombra
l’abbandono di un altro risveglio : la stalla
dell’infanzia e la greve stanchezza del sole
coloroso sugli usci indolenti. Un profumo
impregnava leggero il sudore consueto
dei capelli, e le bestie annusavano. Il corpo
si godeva furtivo la carezza del sole
insinuante e pacata come fosse un contatto.
L’abbandono del letto attutisce le membra
stese giovani e tozze, come ancora bambine.
la bambina inesperta annusava il sentore
del tabacco e del fieno e tremava al conttato
fuggitivo dell’uomo : le piaceva giocare.
Qualche volta giocava distesa con l’uomo
dentro il fieno, ma l’uomo non fiutava i capelli :
le cercava nel fieno le membra contratte,
le fiaccava, schiacciandole come fosse suo padre.
Il profumo eran fiori pestati sui sassi.
Molte volte ritorna nel lento risveglio
quel disfatto sapore di fiori lontani
e di stalla e di sole. Non c’è uomo che sappia
la sottile carezza di quelle’acre ricordo.
Non c’è uomo che veda oltre il corpo disteso
quell’infanzia trascorsa nell’ ansia inesperta.
Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca], édition bilingue, traduit de l’italien par Gilles de Van, Gallimard, 1962, p.107.
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24/11/2020
Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre
L’hiver
Merd’ ! V’là l’hiver et ses dur’tés,
V’là l’moment de n’pus s’mett » à poils ;
V’là que’ ceuss’ qui tienn’nt la queu’ d’la poêle
Dans l’Midi vont s’carapater !
V’là l’temps ousque jusqu’en Hanovre
Et d’Gibraltar au cap Gris Nez,
Les Borgeois, l’soir, vont plaind’ les Pauvres
Au coin du feu... après dîner !
Et v’là le temps ousque dans la Presse,
Entre un ou deux lanc’ments d’putains,
On va r’découvrir la Détresse,
La Purée et les Purotains !
Les jornaux, mêm’ ceuss’ qu’a d’la guigne,
À côté d’artiqu’s festoyants
Vont êt’ pleins d’appels larmoyants,
Pleins d’sanglots... à trois sous la ligne !
(...)
Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre,
Poésie/Gallimard, 2020, p. 23.
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23/11/2020
Natacha Michel, Catherine Varlin
Catherine Varlin était belle. C’était une femme que sa petite taille cajolait d’une énigmatique prestance. Sans doute parce qu’elle avait dans mon souvenir de larges épaules, qui donnait quelque chose de costaud à sa sveltesse. Un visage de lionne aux yeux bleus (je me les rappelle bleus) l’apparentait aux sculptures précieuses qui surprennent en changeant de matière par les quartz brillants plantés dans l’orbite. Le tracé sans hésitation de ses hautes pommettes cintrait ses traites en porte romane. Elle avait de splendides cheveux anciens torsadés en chignon qui faisaient penser à leur déroulement. Je ne me souviens pas de l’avoir entendu rire, mais elle souriait sans cesse. Plus exactement je me rappelle un sourire dans le sourire, guetteur masqué, qui parcourait ses lèvres mieux que du rouge, qu’elle fût en train de parler ou baillât, pli sceptique, patient, craintif, savant, ligne tourmenté comme la bouche des vieux juifs sur le point de raconter une histoire, petite flamme chantournée et horizontale assez semblable à un huit couché où l’épaisseur des lèvre emplit les deux ballons du signe, tandis que la torsade jointive du chiffre s’amincit jusqu’à la colère, la crainte, ou la prisse. Je n’oublie pas les commissures soupe au lait qui bouillaient parfois de quelques bulles.
Natacha Michel, Catherine Varlin, dans 591, n° 8, 2020, p. 41.
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21/11/2020
Jude Stéfan, Aux Chiens du soir
Jude Stéfan, 01/07/1930-11/11/2020
les yeux d’Emma
ocre fougère bistre clairière
amande noisette et verdissants
au soir ou tristes éblouis de
liesse absents vacants il y
a tout dans les yeux de ton nom
dans le nom de tes yeux le non
de ta promesse aime et âme et elle
aima souverains offensés bruns
et lus par cœur où sont-ils en-
volés où s’égrène ton rire avec ?
trois fois je suis passé devant
ta maison vide sans leur flamme
Jude Stéfan, Aux Chiens du soir,
‘’Le Chemin’’/Gallimard, 1979, p. 79.
© Photo Tristan Hordé
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20/11/2020
Jude Stéfan, Que ne suis-je Catulle
Jude Stéfan, 01/07/1930-11/11/2020
thérèse I
premier baiser sous la lune
dans la ruelle au ruisseau
avec perle qui éclaire le
sourire à l’iris brun sou-
dain un rat qui lape l’eau
mollesse des seins
puis flâner, le piano, les pluies,
ta blouse les plantes et le lit
le nu, les bois, les soirs, l’adieu
énorme regret
par ineptie perdue la vie
wie ist es mir geschehn ? comme
à Arnim : que m’est-il arrivé ?
Jude Stéfan, Que ne suis-je Catulle ?
Gallimard, 2010, p. 33.
© Photo Tristan Hordé
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