12/04/2012
Claude Dourguin, Journal de Bréona, dans Conférence, automne 2011
Les disparus. Ce qui à tout jamais fut englouti avec eux,
la conscience aiguë, térébrante que l'on en éprouve. Nous bouleversent non tant les supposés secrets des morts, que l'énigme irrémédiablement close de leurs pensées profondes, de leurs désirs, de leurs rêves. Déjà, vivants, ils nous laissaient perplexes, malheureux d'ignorer, au fond, ce à quoi ils aspiraient en vérité, quels que fussent leurs propos, désorientés, affolés, consternés par cette impossibilité — on en avait la certitude douloureuse — fatale en quelque sorte, à connaître la vérité de leur être. Non qu'ils dissimulassent, choix dont on leur laissait d'ailleurs la légitimité, mais au profond d'eux-mêmes il y avait comme un puits insondable, un tréfonds d'obscurité inaccessible, terrible, désespérant à quoi jamais on n'aurait accès.
Et maintenant ils sont partis, ont emmené avec eux dans un ailleurs innommable, pour nous à tout jamais perdu, ce qui les constituait, les fondait, cela, on en est assuré, certain, n'était pas accessoire mais les qualifiait, donnait à leur être leur unicité irremplaçable. On avait toujours souffert de se trouver, quel que fût le degré de confiance, d'intimité, irrémédiablement séparé, confronté à une profondeur que l'imagination se représentait à peine, réduit, de toutes manières, à soi-même. Certes, on accordait sans façon à l'autre cette réserve, on la reconnaissait. Mais cela ne changeait rien au sentiment de solitude à quoi on était assigné — ontologiquement. À cette heure, séparé jusqu'à sa propre mort, on éprouve dans la souffrance par instants violente, tout ce qui à coup sûr, nous a manqué, ces horizons qui nous auraient agrandis, ces savoirs qui nous auraient tellement enrichis, ces parcelles imaginaires qui nous auraient accomplis, favorisés d'autres territoires : c'est cela le deuil.
Dans ce constat que l'amertume soit bannie, que tout regret cède le pas. Que leur fin soit pour nous l'impulsion d'un départ neuf, le gage d'un commencement — notre élan qui les assure, sait-on ? de n'être pas venus pour rien.
Claude Dourguin, Journal de Bréona, dans Conférence, n° 33, automne 2011, p. 100-101.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : claude douguin, journal de bréaona, la mort, l'énigme | Facebook |
11/04/2012
Michel Leiris, Ondes, Images de marque
Leiris par Giacometti
Printemps
De gauche à droite
ou de cour à jardin
égrener le chapelet du vocabulaire
et malaxer chacun de ses grains
pour qu'il devienne fruit mûr
sinon germe d'étoile.
Automne
Ce que j'écris et qui,
doré par mon orgueil,
me semble traits de feu
n'est peut-être que lueurs sur un marécage
ou flamboiement de feuilles mortes.
Michel Leiris, Ondes, Le temps qu'il fait, 1987, np.
*
Images de marque...
Un roi sans bouffon autre que lui-même.
Un initié à une confrérie qui ne comprend que lui.
Un homme dont le malheur est de n'avoir autant dire jamais su être un fou.
Quelqu'un qui fut un enfant quelconque mais se voudrait vieillard prodige.
Un moraliste qui se juge sans tache quand il a dîné sans salir sa cravate.
Un égaré accroché à la poésie comme un clochard à son kilo de rouge.
Un vivant que seule l'idée qu'elle finira empêche de goûter la vie.
Un foutu trou où la foudre s'engouffre.
Un écrivain qui ne brigue pas l'immortalité relative que vous assure la gloire mais a soif de l'impression qu'il ressent quand il est au travail et que cela marche à souhait : n'être plus sous la coupe de la mort.
Celui qui, désenchanté, parle ici pour essayer de s'enchanter encore.
Michel Leiris, Images de marque, Le temps qu'il fait, 1989, np.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Leiris Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel leiris, ondes, images de marque, printemps, automne | Facebook |
10/04/2012
Gaspara Stampa (1523-1554), Poèmes
Quand ma brûlure est trop intense, et inhumaine
cette violence qui m'étreint, je suis tentée
de tourner contre moi-même ma propre main
parce que dans un seul mal finissent tant de maux.
Mais alors c'est Amour qui me parle en secret,
Amour, lui qui jamais ne s'éloigne de moi :
« Ne porte pas la faux dans la moisson d'autrui ;
tu ne t'appartiens pas, tu es à ton seigneur ;
depuis le jour où tu t'es mise en son pouvoir,
ton âme et ton corps, ta vie et ta mort, c'est lui
qui en est maître, à lui ils doivent se soumettre.
Oui, prendre congé de toi-même sans que lui
ne le signifie ou te l'accorde, est un acte
plein de témérité où tu n'as aucun droit ! »
*
Quando tavolta il mio soverchio ardore
m'assale e stringe oltra ogni stil umano,
userei contra me la propria mano,
per finir tanti omai con un dolore.
Se non che dentro mi ragiona Amore,
il qual giamai da me non è lontano :
— Non por la falce tua ne l'altrui grano :
tu non sei tua, tu sei del tuo signore,
perché dal dì, ch'a lui ti diedi in preda,
l'anima e 'l corpo, e la morte e la vita
divenne sua, e a lui conven che ceda.
Si ch'a far da te stessa dipartita,
senza ch'egli tel dica o tel conceda,
è troppo ingiusta cosa e troppo ardita.
Gaspara Stampa[1523-1554], Poèmes, traduction et
présentation de Paul Bachmann, édition bilingue,
Poésie / Gallimard, 1991, p. 160-161.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gaspara stampa, poèmes, amour | Facebook |
09/04/2012
Julien Gracq, La Forme d'une ville
La forme d'une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d'un mortel. Mais, avant de le laisser derrière elle en proie à ses souvenirs — saisie qu'elle est, comme le sont toutes les villes, par le vertige de métamorphose qui est la marque de la seconde moitié de notre siècle —, il arrive ainsi, il arrive plus d'une fois que, ce cœur, elle l'ait changé à sa manière, rien qu'en le soumettant tout neuf encore à son climat et à son paysage, en imposant à ses perspectives intimes comme à ses songeries le canevas de ses rues, de ses boulevards et de ses parcs. Il n'est pas nécessaire, il est sans doute même de médiocre conséquence qu'on l'ait souvent habitée. Plus fortement, plus durablement peut-être, agira-t-elle sur nous si elle s'est gardée en partie secrète, si on a vécu avec elle, par quelque singularité de condition, sans accès vrai à son intimité familière, sans que notre déambulation au long de ses rues ait jamais participé de la liberté, de la souple aisance de la flânerie. Pour s'être prêtée sans commodité, pour ne s'être jamais tout à fait donnée, peut-être a-t-elle enroulé plus serré autour d'elle, comme ue femme, le fil de notre rêverie, mieux jalonné à ses couleurs les cheminements du désir.
Julien Gracq, La Forme d'une ville [José Corti, 1985], dans Œuvres complètes, II, édition établie par Bernhild Boie, avec la collaboration de Claude Dourguin, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1995, p. 773.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Gracq Julien, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : julien gracq, la forme d'une ville | Facebook |
08/04/2012
Paul Claudel, Connaissance de l'Est
Villes
De même qu'il y a des livres sur les ruches, sur les cités de nids, sur la constitution des colonies de madrépores, pourquoi n'étudie-t-on pas les villes humaines ?
Paris, capitale du Royaume, dans son développement égal et concentrique, multiplie, en l'élargissant, l'image de l'île où il fut d'abord enfermé. Londres, juxtaposition d'organes, emmagasine et fabrique. New York est une gare terminus, on a bâti des maisons entre les tracks, un pier de débarquement, une jetée flanquée de wharfs et d'entrepôts ; comme la langue qui prend et divise les aliments, comme la luette au fond de la gorge placée entre les deux voies, New York entre ses deux rivières, celle du Nord et celle de l'Est, a, d'un côté, sur Long Island, disposé ses docks et ses soutes ; de l'autre, par Jersey City et les douze lignes de chemins de fer qui alignent leurs dépôts sur l'embankment de l'Hudson, elle reçoit et expédie les marchandises de tout le continent et l'Ouest ; la pointe active de la cité, tout entière composée de banques, de bourses et de bureaux, est comme l'extrémité de cette langue qui, pour ne plus continuer que la figure, se porte incessamment d'un point à l'autre. Boston est composé de deux parties : la nouvelle ville, pédantesque, avare, telle qu'un homme qui, exhibant sa richesse et sa vertu, les garde pour lui, comme si les rues, par le froid, se faisaient plus muettes et plus longues pour écouter avec plus de haine les pas du piéton qui les suit, ouvrant de tous côtés des avenues, grince des dents à la bise ; le monticule de la vieille ville, tel qu'un colimaçon, contient tous les replis du trafic, de la débauche et de l'hypocrisie. Les rues des villes chinoises sont faites pour un peuple habitué à marcher en files : dans le rang interminable et qui ne commence pas, chaque individu prend sa place : entre les maisons, pareilles à des caisses défoncées d'un côté dont les habitants dorment pêle-mêle avec les marchandises, on a ménagé ces interstices.
N'y aurait-il pas des points spéciaux à étudier ? la géométrie des rues, la mesure des angles, le calcul des carrefours ? la disposition des axes ? tout ce qui est mouvement ne leur est-il pas parallèle ? tout ce qui est repos ou plaisir, perpendiculaire ?
Livre.
[1896]
Paul Claudel, Connaissance de l'Est [1900], suivi de L'Oiseau noir dans le soleil levant [1929], préface de Jacques Petit, Poésie / Gallimard, 1974, p. 47-48.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Claudel Paul | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul claudel, connaissance de l'est, villes | Facebook |
07/04/2012
Charles Cros, Le Collier de griffes
Hiéroglyphe
J'ai trois fenêtres à ma chambre
L'amour, la mer, la mort,
Sang vif, vert calme, violet.
Ô femme, doux et lourd trésor !
Froids vitraux, cloches, odeurs d'ambre.
La mer, la mort, l'amour,
Ne sentir que ce qui me plaît...
Femme, plus claire que le jour !
Par un soir doré de septembre,
La mort, l'amour, la mer,
Me noyer dans l'oubli complet.
Femme ! femme ! cercueil de chair !
*
Sonnet
J'ai peur de la femme qui dort
Sur le canapé, sous la lampe.
On dirait un serpent qui mord,
Un serpent bien luisant qui rampe.
Je ne suis pas un homme fort,
Mais ce soir le sang bat ma tempe.
L'amour va bien avec la mort;
Mon poignard, essayons ta trempe.
Arrêtons son rêve menteur.
Nulle langueur, nulle senteur,
Acier, n'empêchera ton œuvre.
Ô lâcheté ! le lendemain
J'aspirais l'odeur de jasmin
De ma triomphante couleuvre !
Charles Cros, Le Collier de griffes, dans Ch. C., Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie par Louis Forestier et Pierre-Olivier Walter (pour Charles Cros), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 179 et 204.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : charles cros, lecollier de griffes, hiéroglyphes, sonnet | Facebook |
06/04/2012
Aurélie Loiseleur, extrait de Nomme
Hôtel du Grand Miroir
La vie cloche
Donc donc
Gens s'adressent en masse
à la bête à bon Dieu
au Dieu à bon dos.
Ces syndiqués de la sainteté les voici comme
je vous vois exprimer force revendications oratoires
par courrier timbré avec accusé de réception.
Sans répit frappent à la porte
à la Face principielle.
Est-ce qu'On zieute par le judas ? Le Grand Vacancier est-il
pas revenu ?
Gens s'alpaguent
se gueulent à contrevent :
« Attendons-nous au Déluge ! »
Vacarme des vies sème la confusion.
Récolte sera cruelle.
Dans le malentendu font comme s'ils s'étaient dit entre on quelque chose à comprendre.
Gens c'est connu
ça se nourrit de queues d'absolu.
Gens de vaquer.
On foule.
On va en colonie
On vire
vertigine sur talons.
On se récure la cavité buccale machinalement
on s'interroge.
On se couche.
On lit dans les signes.
Moutons béent. Doute demeure ;
bête espoir de réponse résonne crucial.
[...]
Aurélie Loiseleur, extrait de Nomme (livre futur), dans
Fusées n° 20, éditions Carte blanche, 2011, p. 109-110.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Mandelstam Ossip | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aurélie loiseleur, nomme, gens | Facebook |
05/04/2012
James Joyce, Poèmes (Musique de chambre)
À la rosée du rêve arrache-toi, mon âme,
À la lourde torpeur de l’amour, à sa mort,
Voici que de soupirs les arbres sont emplis,
Eux dont le jeune jour admoneste les feuilles.
Déjà l’aube grandit et règne à l’orient
Où surgissent des feux qui brûlent doucement
Et elle fait trembler tous ces ors et ces gris,
L’impalpable réseau des toiles d’araignées.
Tandis que doucement, tendrement, en secret,
S’ébranlent du matin les carillons fleuris
Et que les chœurs savants de la grande féerie,
Innombrables ! — partout commencent à monter.
From dewy dreams, my soul, arise,
From love’s deep slumber and from death,
For lo ! the trees are full of sighs
Whose leaves the morn admonisheth.
Eastward the gradual dawn prevails
Where softy-burning fires appear,
Making to tremble all those veils
Of grey and golden gossamer.
While sweetly, gently, secretly,
The flowery bells of morn are stirred
And the wise choirs of faery
Begin (innumerously !) to be heard.
James Joyce, Poèmes (Chamber Music, Pomes Penyach), édition bilingue, Poèmes traduits de l’anglais et préfacés par Jacques Borel, Gallimard, 1967, p. 45 et 44.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james joyce, musique de chambre, poèmes d'api | Facebook |
04/04/2012
Amelia Rosselli (1930-1996),"Une brève anthologie", dans Europe, avril 2012
Dialogue avec les poètes
De poète à poète : dans un langage stérile, qui
s'approprie la bénédiction et en fait un petit
jeu ou geste, ralentissant le pas sur le fleuve
pour laisser dire toute honnêteté. De poète en poète :
semblables à de gros oiseaux, qui ravissent le vent
qui les porte et contribue à améliorer la
faim. Petit à petit un futile motif qui
les réjouit, eux qui se voient croître en estime, les lettrés
aux chemises ouvertes qui bronzent, au soleil
de toutes les tranquillités ; un petit geste malheureux
les reconduit dans l'au-delà avec la mort qui semble
descendre et les enserrer.
Ironique facticité, ou y a-t-il une vérité ? dont je
puisse dire qu'elle est aussi la tienne ?
Mais dans le fleuve des possibles se levait aussi
un petit astre nocturne : ma vanité, d'être parmi
les premiers un géant de la passion, un Christo-emblême
des renoncements. Annonçant chasteté, problèmes
des bouches viriles, j'ai su que tu t'étais tué
d'un coup sec à la nuque : empire sur soi si
dans la nuit tonne l'ouragan. Ouragan particule
de si vaste emprise qu'il fait ruisseler ton front même
de pudeurs inexistentielles.
Et au coup d'horloge je te revis, mort sur le carrelage, brandir
des non-sens, repasser ta chemise aux quatre coins
et à la terre crachant des coups de pied conformistes.
*
Changer la prose du monde,
son horloge intacte,
et nous qui encadrons les manèges
épuisants de baisers.
Tu as inventé de nouveau la lune,
c'est une pauvre île
elle t'appelle avec une contingence désespérée
abâtardie par les longs dîners.
Amelia Rosselli, Une brève anthologie, traduction de l'italien de Marie Fabre, dans Europe, avril 2012, n° 1996, p. 214-215 et 220
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : amalia rosselli, dialogue avec les poètes, europe | Facebook |
03/04/2012
Robert Desnos, Corps et biens, Les portes battantes
Chanson de chasse
La chasseresse sans chance
de son sein choie son sang sur ses chasselas
chasuble sur ce chaud si chaud sol
chat sauvage
chat chat sauvage qui vaut sage
Laissez sécher les chasses léchées
chasse ces chars sans chevaux et cette échine
sans châle
si sûre chasseresse
son sort qu'un chancre sigille
chose sans chagrin
chanson sans chair chanson chiche.
Rober Desnos, Corps et biens, dans Œuvres, éditions établie et présentée par Marie-Claire Dumas, Quarto Gallimard, 1999, p. 530.
Paris
Pas encore endormi,
J'entends vos pas dans la rue, hommes qui vous levez tôt,
Je distingue vos pas de ceux de l'homme attardé, aussi sûrement que
l'aube du crépuscule.
Sans cesse il est des hommes éveillés dans la ville.
À toute heure du jour des hommes qui s'éveillent,
Et d'autres qui s'endorment.
Il est, pendant le jour, d'invisibles étoiles dans le ciel.
Les routes de la terre où nous ne passerons jamais.
Le jour va paraître.
J'entends vos pas dans l'aube,
Courageux travailleurs matinaux.
Le soleil se pressent déjà derrière la brume.
Le fleuve coule plus nonchalamment.
Le trottoir sonne sec sous le pas.
Le son des horloges est plus clair.
Vienne l'indécis mois de mars et les langueurs du printemps
Tu te lèves, tu t'éclaires, tu éclates,
Figure de pavé et de cambouis,
Ville, ville où je vis,
Paris
Robert Desnos, Les Portes battantes, dans Œuvres, édition établie et présentée par Marie-Claire Dumas, Quarto Gallimard, 1999, p. 815.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : robert desnos, vorps et biens, les portes battantes, jeux de mots | Facebook |
02/04/2012
Philippe Beck, Un Journal
Samedi 11 février 2006
À Françoise Santon
« Je peins comme d'autres écrivent leur autobiographie. Mes toiles, finies ou non, sont les pages de mon journal, et en tant que telles, elles sont valables. L'avenir choisira les pages qu'il préfère » (Picasso). Journal est l'autobiographie du monde. Il y a des pierres. C'est pourquoi il peint ce que voient beaucoup. Déductions sont descriptions, ou visions communes, phrasées, des pensées courantes et concrètes, possibles, nombreuses, des vues distribuées ; et « l'effort dramatique d'une vision à l'autre » (Picasso) fait la transition des pages de la vie générale : J. Imp. est le livre des suavités.
Ainsi la Vision des faits de la nuit. Hamlet (III, 1) voit la réalité de Sommeil. La Commune du Sommeil. Il se tient avant le Lit, avant le Désir d'Oubli de Lady M. En deçà du Regret-Macbeth. Lady a l'idée de la Consommation Capitale. Idée tardive avant folie de marche incosnciente aux yeux de bœuf, et espace abîmé. Hamlet voit la frontière du Lit. Il oublie Consomm., en deçà de la peur. Il trouve la frontière ou pré-désir. Lit est l'espace loin. Et Désir de sommeil est feu éteint — désir de la boisson de rêve ou philtre d'oubli. Hamlet est ancien. Il trouve le moment exact : une frontière où l'humain résiste aux mille chocs d'existence. Au Chant du Sommeil Infini aussi. Désir Guerrier de Dormir est humain ? Souhait du sommeil long, baume subtil sur des effets de flèches et de masses d'existence dans la mer d'ennuis = Souhait de quitter la Condition, Rhumaine Condition, ou Transcendantal d'élaboration de la pensée dans un corps, en trois temps. Pensée contacte la réalité. Sommeil Infini fait peur, et interdit l'image de la disparition du rythme et des rêves rythmés. Éveil = férocité orgiaque + tendresse lyrique ? Mais chant prend le sommeil, huile de lampe et fleurs de lilas. « Je ne regarde pas la douleur, les souvenirs de la souffrance et l'oppression comme nécessaires pour grandir » (Janácek, Discours à l'Apple Tree Farm, 2 mai 1926).
[...]
Philippe Beck, Un Journal, Flammarion, 2008, p 182-183.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe beck, un journal, hamlet | Facebook |
01/04/2012
Jules Renard, Journal, 1887-1910
La tombe : un trou où il ne passe plus rien.
Sans son amertume, la vie ne serait pas supportable.
Je ne me lie avec personne à cause de la certitude que j'ai que je devrai me brouiller avec tout le monde.
Famille. La recevoir du bout des lèvres, du bout des doigts et, enfin, du bout du pied.
Le paysan est peut-être la seule espèce d'homme qui n'aime pas la campagne et ne la regarde jamais.
La vie n'est pas si longue ! On n'a pas le temps d'oublier un mort.
Paris : de la boue, et toujours les mêmes choses. Les livres ont à peine changé de titres.
La vie est la mine d'où j'extrais la littérature qui me reste pour compte.
Il a perdu une jambe en 70 : il a gardé l'autre pour la prochaine guerre.
Dans l'ombre d'un homme glorieux, il y a toujours une femme qui souffre.
Les eaux vertes de la mémoire, où tout tombe. Et il faut remuer. Des choses remontent à la surface.
La sagesse du paysan, c'est de l'ignorance qui n'ose pas s'exprimer.
La vie est courte, mais l'ennui l'allonge. Aucune vie n'est assez courte pour que l'ennui n'y trouve pas sa place.
Résumer mes notes année par année pour montrer ce que j'étais. Dire : « J'aimais, je lisais ceci, je croyais cela. » Au fond, pas de progrès.
Jules Renard, Journal, 1887-1910, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 971, 979, 981, 991, 993, 1004, 1008, 1011, 1023, 1032, 1033, 1034, 1038, 1039.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jules renard, journal, ennui, mémoire, famille | Facebook |
31/03/2012
Pierre Michon, Le Roi du bois
J'ai peint pour être prince.
J'avais peut-être douze ans. C'était le plein été, l'heure du soir où il fait encore chaud, mais les ombres tournent. Je faisais glander des porcs dans un bois de chênes vers Nemi, en contrebas d'un grand chemin ; j'avais écorcé une baguette et m'étais beaucoup réjoui d'en frapper ces grosses bêtes ineptes passant à ma portée. Je m'en étais lassé et me contentais de briser à toute volée les fougères, les fleurs hautaines du sous-bois, dont ma violence exaltait les odeurs ; j'aimais user de ce fléau. J'entendis venir de loin une voiture lourde, à petit train ; je me cachai et me tins coi : le plein soleil frappait la route et j'étais là dans l'ombre à regarder cette route au soleil, pas plus haut que la terre, invisible. À dix pas de moi et de mes porcs dans la lumière de l'été un carrosse s'arrêta, peint, chiffré, avec des bandes d'azur ; de cette caisse armoriée jaillit une fille très parée qui riait ; elle courut comme vers moi ; elle m'offrit ses dents blanches, la fougue de ses yeux ; toujours riant elle se suspendit à la limite de l'ombre, résolument me tourna le dos, un interminable instant elle se campa dans ce soleil marbré de feuilles où flambèrent ses cheveux, ses jupes d'azur énorme, le blanc de ses mains et l'or de ses poignets, et quand dans un rêve ses mains se portèrent à ses jupes et les levèrent, les cuisses et les fesses prodigieuses me furent données, comme si c'était du jour, mais un jour plus épais ; brutalement tout cela s'accroupit et pissa. Je tremblais. Le jet d'or au soleil sombrement tombait, faisait un trou dans la mousse. La fille ne riait plus, tout occupée à serrer haut ses jupes et sentir d'elle s'évader cette lumière brusque ; la tête un peu penchée, inerte, elle considérait le trou que cela fait dans l'herbe. La défroque d'azur lui bouffait à la nuque, craquante, gonflée, avec extravagance offrant les reins.
Pierre Michon, Le Roi du bois, éditions Verdier 1996, p. 13-15.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre michon, le roi du bois, le peintre | Facebook |
30/03/2012
Jan Wagner, Archives nomades
forêt en février
un laboratoire secret dans une cave qu'en toute hâte
on camoufle dès qu'approche les pas d'un non-initié ;
pendant que sous l'écorce fébrilement
s'élabore la formule de l'été qui vient.
la mousse, penchée sur des troncs renversés,
comme un bibliothécaire sur de vieux in-folio.
de temps à autre, un oiseau réduit brusquement
au silence par quelque passant.
les racines qui étaient la terre.
les branches qui étaient le ciel.
la pâle flaque de lumière dans sa grisaille
comme si tout là-haut s'ouvrait une lucarne.
februarwald
ein heimliches kellerlabor das man hastig tarnt
sobald die schritte uneingeweihter sich nähern;
unter der borke derweil wird fieberhaft
an der formel des kommenden sommers gearbeitet.
das moos, über umgestürzte stämme gebeugt
wie ein bibliothekar über alte folianten.
ein vogel ab und an der unvermittelt
von irgend jemandem zum schweigen gebracht wird.
die wurzeln die erde zusammenhalten.
die zweige die den himmel zusammenhalten.
die blasse lache licht in dessen grau
als würde weit oben eine luke geöffnet.
Jan Wagner, Archives nomades, édition bilingue, traduit de
l'allemand et postfacé par François Mathieu, Cheyne éditeur,
2009, p. 23 et 22.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jan wagner, archives nomades, forêt en février | Facebook |
29/03/2012
Giorgio de Chirico, Poèmes
Souvenir d'enfance
Il me souvient d'avoir vu souvent,
La ville entière tourner par là
Où se tournait le vent
Mélancolie
Lourde d'amour et de chagrin
mon âme se traîne
comme une chatte blessée
— Beauté des longues cheminées rouges
Fumée solide
Un train siffle. Le mur
Deux artichauts de fer me regardent.
J'avais un but. Le pavillon ne claque plus
— Bonheur, bonheur, je te cherche —
Un petit vieillard si doux chantait doucement
une chanson d'amour
Le chant se perdit dans le bruit
de la foule et des machines
Et mes chants et mes larmes se perdront aussi
dans tes cercles horribles
ô éternité.
Giorgio de Chirico, Poèmes [Poesie], présentés par Jean-Charles Vegliante, Solin, 1981, p. 56, 25.
Giorgio de Chirico, Autoportrait, 1953.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : giorgo de chirico, poèmes, mélancolie, souvenir d'enfance | Facebook |