11/12/2011
Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis
xxii
Monde clair
monde clair, lumières terreuses, pentes
le soleil tourne dans les eaux
j'ouvre les yeux, je constate le poids
de la chaleur sur mes yeux, mes mains,
l'air est brillant, sans durée.
monde arrêté dans la transparence
présent, tournant sur soi
hier obscur, épais, opaque
demain opaque, épais, obscur
monde clair, halte
séjour
sans dimensions, que ton image traverse.
xxviii
Que le monde était là
M'endormant je croyais que le monde était là,
le monde et tout ce qui s'ensuit ;
'maintenant' plus petit qu'un point
derrière les couleurs immenses et sérieuses.
bourdonnantes années revenues de loin,
angle de la rue avec la rue,
effacées traces sous de la pluie,
jaune matériel rassemblé dans la main.
En m'endormant je voyais tout cela :
la chaleur et l'ellipse du puits,
la terre, où les feuilles n'ont plus de poids,
l'eau juste et médiane, qui balance.
Je voyais, m'endormant, je voyais cela
que j'avais accueilli en des années
que je ne savais pas dans mon souvenir :
années entières, avec vérité,
c'est-à-dire, si on veut, avec mort.
Je voulais, et je ne voulais pas, en m'endormant,
voir ce que trop de fois j'avais vu.
Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis, Gallimard,
1991, p. 30 et 37.
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10/12/2011
Les montagnes, les rizières et la mer, 64 dodoïtsu
Que les grenouilles
Coassent dans l'eau
Et se lèvent dans ma mémoire
Les jours anciens
*
Libérant leurs gosiers
D'un mutuel assaut
Des oiseaux par milliers
Sur la route des îles
*
Le long des berges
Par temps de pluie
Des grenouilles se tiennent
Vigiles de l'autre monde
*
De la montagne d'en face
Le piaillement des oiseaux
Pour la coupe des foins
Me réveille à l'aube
*
La lune luisante
La nuit si profonde
M'étreignent le cœur
Soudain le timbre d'une cloche
*
Cœur de femmes
Corps de lucioles
Sans un mot
Se consument
Les montagne, les rizières et la mer, 64 dodoïtsu, préface, traduction [du japonais] et dessins de Alain Kervern, Calligrammes, 1984, non paginé.
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09/12/2011
Cesare Pavese, Travailler fatigue / Lavorare stanca
Travailler fatigue
Traverser une rue pour s'enfuir de chez soi
seul un enfant le fait, mais cet homme qui erre,
tout le jour, par les rues, ce n'est plus un enfant
et il ne s'enfuit pas de chez lui.
En été, il y a certains après-midi
où les places elles-mêmes sont vides, offertes
au soleil qui est près du déclin, et cet homme qui vient
le long d'une avenue aux arbres inutiles, s'arrêt.
Est-ce la peine d'être seul pour être toujours plus seul ?
On a beau y errer, les places et les rues
sont désertes. Il faudrait arrêter une femme,
lui parler, la convaincre de vivre tous les deux.
Autrement, on se parle tout seul. C'est pour ça que parfois
Il y a des ivrognes nocturnes qui viennent vous aborder
et vous racontent les projets de toute une existence.
Ce n'est sans doute pas en attendant sur la place déserte
qu'on rencontre quelqu'un, mais si on erre dans les rues,
on s'arrête parfois. S'ils étaient deux,
et même pour marcher dans les rues, le foyer serait là
où serait cette femme et ça vaudrait la peine.
La place dans la nuit redevient déserte
et cet homme qui passe ne voit pas les maisons
entre les lumières inutiles, il ne lève pas les yeux :
il sent seulement le pavé qu'ont posé d'autres hommes
aux mains dures et calleuses comme les siennes.
Ce n'est pas juste de rester sur la place déserte.
Il y a certainement dans la rue une femme
Qui, si on l'en priait, donnerait volontiers un foyer.
Lavorare stanca
Traversare una strada per scappare di casa
Io fa solo un ragazzo, ma quest'uomo che gira
tutto il giorno le strade, non è piú ragazzo
e non scappa di casa.
Ci sono d'estate
pomeriggi che fino le piazze son vuote, distese
sotto il sole che sta per calare, e quest'uomo, che giunge
per un viale d'inutili piante, si ferma.
Val la pena esser solo, per essere sempre piú solo ?
Solamente girarle, le piazze e le strade
sono vuote. Bisogna fermare une donna
e parlarle e deciderla a vivere insieme.
Altrimenti, uno parla da solo. È per questo che a volte
c'è lo sbronzo notturno che attacca discorsi
e racconta i progetti di tutta la vita.
Non è certo attendendo nella piazza deserta
che s'incontra qualcuno, ma chi gira le strade
si sofferma ogni tanto. Se fossero in due,
anche andando per strada, la casa sarebbe
dove c'è quella donna e varrebbe la pena.
Nella notte la piazza ritorna deserta
e quest'uomo, che passa, non vede le case
tra le inutili luci, non leva piú gli occhi :
sente solo il selciato, che han fatto altri uomini
dalle mani indurite, come sono le sue.
Non è giusto restare sulla piazza deserta,
Ci sarà certamente quella donna per strada
che, pregata, vorrebbe dar mano alla casa.
Cesare Pavese, Poésies I, Lavorare stanca / Travailler fatigue, traduit de l'italien et préfacé par Gilles de Van, "Poésie du monde entier", Gallimard, 1969, p. 193 et 195, 192 et 194.
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08/12/2011
Tristan Tzara, Phases
Phases (4)
la nuit gratte à la porte
ronge l'impossible songe
et l'éclat de l'oranger
sous la lampe tu déchiffres
les déchirements anciens
les blessures parallèles
tu échappes à la mémoire
des bras souples de marée
à l'orée de la peur bleue
les sentiers mouvants des fleuves
or la nuit amie fidèle
dans le même sac pour rire
plie les choses et le temps
toute la terre
à ton sein
(5)
ni les yeux ne savent que dire
ni les pas mener à bien
l'aventure de poussière
le soleil fou dans les vignes
si de toutes les démarches
tu choisis la plus fragile
dégrafée au col neigeux
l'aube noire aux chevilles
c'est sous d'anciennes herbes
que par des chemins de chèvre
perce une voie imaginaire
où la mer au feu se mêle
Tristan Tzara, Phases, "Poésie 49", Pierre Seghers
éditeur, 1949, p. 12-13.
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07/12/2011
Jacques Borel, Un voyage ordinaire (caprice)
Un journal de bord prenant, non pas seulement la place de l'œuvre, mais de la vie même, est-ce que c'est ça ? Un journal de bord de ma vie et proliférant d'autant plus monstrueusement que dans ma vie, désormais, il ne se passe plus RIEN ?
Seulement, ce n'est pas ça, la coulée, à même le lit de l'écriture, de la vie, et je le sais.
[...]
Sauver l'autre, et non soi-même. Écrire, même, ç'a été pour ça : pour la sauver. Ma première pensée : une Vie de ma mère. Pour être aimé, l'écriture ? Mais ce peut être pour qu'un autre, aussi, soit aimé. Elle qui n'a jamais rien eu, pour qu'il y ait eu au moins cet illusoire reflet d'elle ; sur son ombre presque soufflée, au moins, comme elle vacillait, ce misérable halo, un instant, avant la fin. Un leurre redoublé, une autre folie, un autre échec.
À chaque ligne un nouveau démenti, à chaque livre. Et je ne m'acharnerai pas moins, malgré tant de retombements, tant de traverses, jusqu'au bout. Tout pétri d'elle, par elle dévasté peut-être, et de plus en plus à mesure que dans l'absence et le rien elle s'enfonce, à tout lui rendre.
Un cadavre démembré, Les Saugrenus, et c'est cela qu'elle doit rester, cette « fin », que seule elle peut être. Tu ne feras pas ce livre : tu le détruiras. C'est cette destruction même qui sera lui. Il ne peut plus, le voudrais-tu, être autre chose.
Les bas de ma mère tenant, comme ceux de presque toutes les pensionnaires, non pas par des jarretelles, mais par des jarretières, pas même : par un simple élastique comme les chaussettes d'enfant autrefois, et ridés sur les pauvres jambes osseuses, c'est ça, à l'instant, que je viens de voir, je dérivais dans le grand ciel un peu rosi à ras d'horizon, à travers les taillis, les branches sèches, cette fumée bleutée qui montait d'un toit loin en contrebas dans la campagne, — c'est ça.
Jacques Borel, Une voyage ordinaire (caprice), Le temps qu'il fait, 1993, p. 96 et 97-98.
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06/12/2011
Samuel Beckett, Mirlitonnades
en face
le pire
jusqu'à ce
qu'il fasse rire
*
rentrer
à la nuit
au logis
éteindre voir
la nuit voir
collé à la vitre
le visage
*
somme toute
tout compte fait
un quart de milliasse
de quarts d'heure
sans compter
les temps morts
*
fin fond du néant
au bout de quelle guette
l'œil crut entrevoir
remuer faiblement
la tête le calma disant
ce ne fut que dans ta tête
*
silence tel que ce qui fut
avant jamais ne sera plus
par le murmure déchiré
d'une parole sans passé
d'avoir trop dit n'en pouvant plus
jurant de ne se taire plus
*
écoutez-les
s'ajouter
les mots
aux mots
les pas
aux pas
un à
un
*
lueurs lisières
de la navette
plus qu'un pas s'éteignent
demi-tour remiroitent
halte plutôt
loin des deux
chez soi sans soi
ni eux
Samuel Beckett, Mirlitonnades, dans Poèmes, suivi de Mirlitonnades, éditions de Minuit, 1978, p. 33-35.
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05/12/2011
Roger Giroux, L'arbre le temps
Que bâtirais-je avec ma langue ?
Quel palais fou de désespoir ?
Hanté d'absence immobiles ?
Quelle ville, vouée, dès jadis
Aux purs silences de l'oubli ?
Arbre, amour, solitude, poussière...
Et c'est comme si je n'existais pas
Dans cette immensité qui me sépare de moi-même
Dans l'intouchable de ce lieu
Frémissant, monstrueux...
NEUTRE : être nu.
Parole neutre, parole nue, parole non à dire, parole non dite. Et disant cette parole non dite, l'œil s'ouvre dans la vision non plus œil dit, vision dite, mais œil et vision confondus dans le non dit. (Et la parole non-dite doit être, et DONC est dite, sinon elle ne serait pas « non-dite »). Parole incorrigible, et qui ne revient pas deux fois sur ses traces, parole écrite sur une surface toujours blanche, combustible. (Parole qui brûle tout sur son passage, et soi-même ; qui se détruit en se proférant ; qui n'existe que pour n'être pas. Cette parole : un feu qui se dévore, et ne laisse dans la bouche qu'un goût de cendre ; qui ne laisse de la bouche que cendre).
Roger Giroux, L'arbre le temps, suivi de Lieu-je et de Lettre,
Mercure de France, 1979, p. 41 et 105.
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04/12/2011
Henri Pichette, Odes à chacun
Pichette par Antonin Artaud
L'ode à chacun
Je dirai le meunier, le forain, le tourneur,
Le mitron, le clown blanc, l'échevelé glaneur,
La foi du charbonnier au grand jour témoignée,
L'horticulteur fleuri, la coiffeuse orpeignée,
La trame de la vie aux doigts du tissutier,
Le ruban bleu de lune à l'avant du routier,
Le peintre qui respire au balcon de ses toiles,
l'infini matelot, le pilote aux étoiles,
Celui qui fait la pluie avec un arrosoir
Et l'autre le foyer reprendre à l'attisoir,
Le tombelier dos rond sous les averses drues,
Le salubre éboueur, le balayeur des rues,
Le cordonnier qui tient l'usure des chemins,
Le bateleur habile à marcher sur les mains,
L'ongle en deuil du typo qui désigne la faute,
L'éclusier qui caresse un rêve d'argonaute,
L'humble boulanger qui des pauvres fait la part,
Le vieux curé pour qui ce n'est jamais trop tard,
L'éleveur d'alevin sur l'eau d'un lac de combe,
Le calme jardinier qui met la terre en tombe,
L'empailleur d'animaux qui les veut l'air vivants,
Le vivier au cri de cristal à tous vents,
L'agriculteur masqué s'escrimant aux abeilles,
La cueilleuse de cerises pendants d'oreilles,
Le fermier en haut lieu sur le foin engrangé,
La bonne qui babille au poupon frais langé,
[...]
L'obscur enlumineur les heures adornant,
Et le maître verrier qui d'en bas suit la pose
Des lumières dans la résille de la rose,
Ô librairie en fleurs ! Ô monde romancier !
Ô grand livre imprimé par le divin pressier !
Beau photographe d'art ! tireur subtil d'eaux-fortes !
Chimiste entre les serpentins et les retortes !
Nomenclateur sur les trois règnes incliné !
Frère zoologiste ! ô biologue-né !
Cosmosophe pétri de très vieille sapience
Et poète bordant le berceau de prescience !
Vous, savant avancé dans l'atome essentiel,
Astronome à l'orée admirable du ciel !
Yeux du soudeur à l'arc sous le pare-étincelles !
Ô temps que l'horloge prend avec ses brucelles !
Et celui-là, plus loin sitôt qu'il a bouclé
Le jour de la serrure et l'anneau de la clé.
Henri Pichette, Odes à chacun, Gallimard, 1988, p. 11 et 30.
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03/12/2011
Julien Gracq, Lettrines, 2
La littérature de cette fin de siècle commence à ressembler furieusement aux armées de campagne modernes, dévorées de plus en plus par leur encombrant appareil logistique. Tel l'éclaire de loin, tel la renseigne, tel lui dresse des plans, tel classe ses archives, tel inventorie son matériel, tel prévoit déjà sa reconversion future, tel met au point pour elle de nouvelles méthodes et conçoit dans ses laboratoires les armes suprêmes du futur. Le train des équipages, les services auxiliaires, sont gonflés à craquer. D'écrivains de première ligne — d'écrivains qui tout bonnement écrivent — point, ou si peu.
*
Dans un grand journal du soir, à la page des spectacles, on peut trouver la liste des films « en exclusivité » à Paris classés sous trois rubriques : Films français — Films étrangers — Films d'auteurs. Le premier mouvement est d'en sourire, mais il y a là, même naïf, en somme un essai de tri qui, transposé dans le domaine de l'imprimé, ne serait pas sans clarifier le commerce de la littérature. La notion utile de livre sans auteur, introduite dans la librairie, en officialisant un secteur de littérature industrielle, permettrait à la clientèle de masse, dans les bibliothèques de gare et de métro, au tourniquet des drugstores, d'aller à l'imprimé comme on va au cinéma du samedi soir, sans se poser de questions de provenance embarrassantes et inopportunes.
Mais — j'y songe — c'est déjà fait. Si on parcourt de l'œil l'éventaire d'une librairie de gare, il est clair que le nom de l'auteur n'est plus aujourd'hui sur la couverture, neuf fois sur dix, que l'équivalent du nombril au milieu du ventre : quelque chose dont l'absence se remarquerait, mais qui ne saurait a priori inciter personne à une quelconque recherche de paternité.
Julien Gracq, Lettrines 2, dans Œuvres complètes, II, édition établie par Bernhilde Boie, avec la collaboration pour ce volume de Claude Dourguin, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, p. 305
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02/12/2011
Paul Louis Rossi, Le Voyage de sainte Ursule
[le plaisir]
(donnez-nous des plaisirs aigus
croisés comme des fers d'épées)
Il l'embrasse il la vénère
Elle a des cheveux roux et fous
Ils semblent dire une prière
L'un pour l'autre et contre tous
(ah! donnez-nous des plaisirs aigus
l'odeur des œillets sauvages)
Elle sourit au fond de la salle
Une légère moue sur les lèvres
Un col blanc comme une voile
Tendue sur la mer tranquille
(des aiguilles de pin
criblées des feux de l'été)
Elle penche la tête pour cacher
Le trouble de son regard
Son désir et sa chasteté
Pareil au vin à l'eau mêlé
(violet couleur de la mer
violet couleur de la mort)
Pris d'une passion ingénue
Il agite devant ses yeux
Les prestiges de sa bouche
Rêvant son image nue
(comme une bête furieuse
un taureau ivre de rouge)
L'orage gronde sur la côte
Ils sentent venir le désir
De mesurer côte à côte
Le vertige du plaisir
(un paysage endormi
lassé de couleurs et de cris)
Ils reposent ensommeillés
Sur le sable d'une plage
Abandonnés contre les épaves
Seuls et las de s'être enlacés
Paul Louis Rossi, Le Voyage de sainte Ursule, Gallimard,
1973, p. 64-65.
© Photographie Chantal Tanet
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01/12/2011
René Char, Fenêtres dormantes sur le toit
Le poème sur son revers, femme en besogne à qui les menus objets domestiques sont indispensables. La richesse et la parcimonie.
Avant de se pulvériser, toute chose se prépare et rencontre nos sens. Ce temps de préparatifs est notre chance sans rivale.
Il en faut un, il en faut deux, il en faut... Nul ne possède assez d'ubiquité pour être son contemporain souverain.
Peindre l'intimité par le défaut du fumeux intérieur. Nos yeux filtrants s'y essaient.
La poésie ose dire dans la modestie ce qu'aucune autre voix n'ose confier au sanguinaire Temps. Elle porte aussi secours à l'instinct en perdition. Dans ce mouvement, il advient qu'un mot évidé se retourne dans le vent de la parole.
La grâce d'aller chaque fois plus avant, plus nu en nommant le même objet de demi-jour qui amplement nous figure, c'est à la lettre reprendre vie.
René Char, Fenêtres dormantes et portes sur le toit, Gallimard, 1979, p. 12, 13, 16, 17, 18-19, 19.
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30/11/2011
Buson, le parfum de la lune
Buson
l'automne est arrivé
il faut bien l'admettre
quelqu'un a éternué
début de l'automne
dans une maison une lampe
à la tombée du jour
un chemin sur la lande d'automne
quelqu'un marche
derrière moi
les montagnes s'assombrissent
confisquent leur vermillon
aux feuilles rouges
le vent d'automne le chahute
puis passe son chemin
ah ! l'épouvantail
la tempête d'automne s'est calmée
la lumière filtre à une porte
au bout du village
Buson, le parfum de la lune, poèmes traduits du japonais par Cheng Wing fun et Hervé Collet, calligraphie de Cheng Wing fun, Moudarren, 1992, p. 106, 108, 112, 116, 118, 126.
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29/11/2011
François Rannou, là-contre
l'exactitude ne se plante qu'à la frontière
est-ce une terre promise : la précision peut-elle nous enseigner la vérité ? quelle vérité ?
ne vaut pas plus qu'une mouche (bombine la poésie sur la vitre lisse de nos mots-mots-mots) c'est sa valeur ajoutée : le charme du chat se dissout promet de nous montrer l'énigme à nu sur les étals
terre d'ailleurs dont la géographie n'a trace (cartes fluctuantes) que lorsque la paume qu'on ouvre montre le revers des paroles intraduisibles
précision des couleurs (vert, jaune) que distingue quelle légende
à quelle image impossible se raccrocher ?
sa précipitation noircit la bouche
j'ai tort de vouloir ?
l'appel : ô mémoire bousculée
rameutée
mais la justesse c'est sans appui savoir laisser venir à soi les références à mesure qui se perdent
en transit sans papiers c'est-à-dire croulant sous les fauxvrais récits les paysages dits les guerres avenues, les solitudes
(la main sur la tête l'autre dont l'index pointe la ligne de séparation)
noircit la bouche : personne à qui s'adresse notre requête (on est dans la zone, oui, nous, celle de la simple vérité qui a cours impératif après contrôle) qu'on loue (à taux variable selon le fret) et qui condamne (cela dépend des pays mais ceux traversés, oui, ceux-là)
[...]
François Rannou, là-contre, éditions le cormier, 2008, np.
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28/11/2011
Sappho, fragment 31
Mes yeux sont éblouis : il goûte le bonheur des dieux
cet homme qui, devant toi,
prend place, tout près de toi, captivé,
la douceur de ta voix
et le désir d'aimer qui passe dans ton rire. Ah ! c'est bien pour cela,
un spasme étreint mon cœur dans ma poitrine.
Car si je te regarde, même un instant, je ne puis
plus parler,
mais d'abord ma langue est brisée, voici qu'un feu
subtil, soudain, a couru en frissons sous ma peau.
Mes yeux ne me laissent plus voir, un sifflement
tournoie dans mes oreilles.
Une sueur glacée ruisselle sur mon corps, et je tremble,
tout entière possédée, et je suis
plus verte que l'herbe. D'une morte j'ai presque
l'apparence.
Mais il faut tout risquer...
Sappho, fragment 31, dans Yves Battistini, Lyra erotica, VIe siècle de notre ère, IXe siècle avant Jésus-Christ, Imprimerie nationale éditions, 1992, p. 263-264.
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27/11/2011
Michel Leiris, Le Ruban au cou d'Olympia
À main droite
ma manie de manipuler,
démantibuler,
désaxer et malaxer les mots,
pour moi mamelles immémoriales,
que je tète en ahanant.
Murmure barbare, en ma Babel,
tu me tiens saoul sous ta tutelle
et, bavard balourd, je balbutie.
À main gauche, mes machins,
mes zinzins,
mes zizanies,
les soucis (chichis et chinoiseries) qui me cherchent noise,
mes singeries, momeries et moraleries.
Ô gagâchis qu'agacé j'ai sagacement jaugé et tout de go gommé,
jugeant superfétatoirement enquiquinant son chuchotis ?
Au milieu
le mal mou qui me moud,
me mord,
me lime, m'annule,
m'humilie
et que, miel amer, je mettrais méli-mélo à mille lieues mijoter,
mariner,
macérer.
N'a-t-il dit que ce monde dément demande un démenti,
le démon qui m'enmantèle, m'enmêle et me démantèle.
Qu'est-ce que, pratiquement, je poursuis ?
— La combinaison de mots, phrases, séquences, etc., que je suis seul à pouvoir bricoler et qui — dans ma vie pareille, comme toute autre, à une île où les conditions d'existence ne cessent d'empirer — serait mon vade-mecum de naufragé, me tenant lieu de tout ce qui permet à Robinson de subsister : caisse d'outils, Bible, voire Vendredi (si je dois finir dans une solitude à laquelle je n'aurai pas le cœur d'apporter le catégorique remède).
... Ou plutôt ce qui me fascine, c'est moins le résultat, et le secours qu'en principe j'en attends, que ce bricolage même dont le but affiché n'est tout compte fait qu'un prétexte. Au point exact où les choses en sont au-dedans comme au dehors de moi, quoi d'autre que ce hobby pourrait m'empêcher de devenir un Robinson qui, travaux nourriciers expédiés, ne ferait plus que se glisser vers le sommeil, sans même regarder la mer ?
Michel Leiris, Le Ruban au cou d'Olympia, Gallimard, 1981, p. 176-177 et 195.
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