01/12/2015
Étienne Faure, Ciné-plage
T’as perdu ta langue
T’as perdu ta langue — effroyablement seule
et soudain exacte est la phrase
entendue quand on se sait plus — stupeur —
lire, écrire, ni rêver dans la langue
qu’on avait crue acquise de longue date,
à cet instant frappé d’hébétude
de n’avoir su garder racine en elle,
mots précaires, locutions locales
qui s’immisçaient vaguement jusqu’à l’âme,
et que noué jusqu’à la glotte par l’émotion
de la perte on revit le mutisme
de l’enfant d’alors qui savait à peine
la langue qu’on lui parlait quand l’autre,
la maternelle, était déjà en voie de partance
sans plus d’espoir de la retrouver, enfouie,
t’as perdu ta langue.
perdue
***
Entrée, sortie
Qui est là — et voilà, debout
après les trois coups pour entrer dans l’histoire
à dormir sur les planches, il déclame
face aux assis en rang sur les fauteuils
qui attendront la fin, cramoisis, pour éclater,
ou transis regardent dans leurs lorgnettes
l’avenir de loin,
entrer le vieil acteur au teint farineux,
un crâne en plastique à la main pour dire,
mis en branle par le corps, son texte
appris par cœur, lui donner le souffle
que la langue et la voix fusionnent
dans l’illusion qui se fait attendre
jusqu’à l’applaudissement, premier rappel
quand, se dit-il, revenu à pas caverneux pour saluer,
le tour est joué.
ceci est du théâtre
Étienne Faure, Ciné-plage, Champ Vallon, 2015,
- 103 et 118.
Rencontre avec Étienne Faure et lecture, le mercredi
9 décembre, à partir de 19h à la librairie "Libralire",
116, rue St-Maur, Paris, 75011.
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04/08/2014
Michel de M’Uzan, Les chiens des Rois
Pâles et tranquilles
Toute la façade du théâtre était illuminée. Devant, le feuillage de grands arbres arrêtait la lumière en une haute voûte claire. Au-dessus, le crépuscule se prolongeait. La soirée était tiède, les bruits étouffés, une foule se pressait à l’entrée.
Dans la salle, pas une place était inoccupée. Les spectateurs silencieux fixaient la scène. Aucun rideau ne la dissimulait et dans le grand rectangle sombre et opaque, nul décor, nul objet ne se distinguait.
Les lumières s’éteignirent lentement, deux par deux, en longues rangées, à l’orchestre, puis au balcon, aux galeries enfin. Quand tout fut obscur, comme venant du faîte de la salle, les premiers sons d’une flûte descendirent. Lointaines et précises, les notes toujours égales se succédaient sans hâte.
La scène s’éclaira peu à peu ; deux personnage y étaient déjà placés : un marquis, une marquise, distants de quelques pas. Leurs costumes verts brillaient, l’homme, le buste penché, semblait avancer, la femme, le dos incliné, semblait reculer. Ils rompirent leur immobilité dans une danse lente et mesurée ; tout en haut, la flûte jouait, l’or des vêtements scintillait, les souliers vernis glissaient et tournaient. Le rythme s’accélérait, les perruques blanches flottaient, absorbaient la lumières vive cernant de près le couple qui dansait. Les ombres dédoublées s’allongeaient et revenaient, la flûte jouait plus vite et montait. Les danseurs se rapprochèrent.
Au fond de la salle, au dernier rang, un homme s’était levé ; on ne distinguait que sa haute silhouette sombre. À droite, plus en avant, un second, puis un troisième au milieu, à gauche un autre encore, se dressèrent. Tous étaient tournés vers la scène où le cercle de lumière rétrécissait. Pâles et tranquilles, tout proches, l’homme et la femme continuaient à danser. Deux nouvelles silhouettes apparurent sur le plateau. Le marquis et la marquise ne furent plus alors qu’une seule forme en mouvement. Du plafond de la salle, la flûte lançait ses notes claires, tandis que le lourd rideau rouge descendait lentement.
Michel de M’Uzan, Les chiens des Rois, collection Métamorphoses XLVI, Gallimard, 1954, p. 135-137.
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