15/04/2017
Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955
À Jacques Dubourg, Le Lavandou, juin 1952
(…)
Je ne peux pas prévoir ce que je ferai demain, mais pour l’instant je suis au maximum du plan aux confins de la toile vierge, je veux dire que la surface peinte tente sa forme comme si elle était encore vierge, mille écueils, l’informe lorsque la forme n’a pas été vue ailleurs et l’absence de je ne sais quoi auquel on est habitué.
La composition va du rythme touché au tout le moins touché possible évidemment.
Mais tout cela tient à je ne sais quel alphabet dont on ne perçoit qu’une partie.
D’autre part, il s’agit toujours et avant tout de faire de la bonne peinture traditionnelle et il faut se le dire tous les matins, tout en rompant la tradition en toute apparence parce qu’elle n’est même pour personne.
Que voulez-vous, je crois aux circonstances dont naît l’œuvre d’art, alors tout cela apparaît confus, mais on s’apercevra un jour au hasard que j’évolue logiquement et que chaque tableau pour moi est un tout, alors cela rentrera dans l’ordre et l’on ne demandera pas à ma peinture ce qu’aucune autre n’a pu et ne donnera jamais.
Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955, éditons Georges Viatte, Le bruit du temps, 2014, p. 324-325.
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14/04/2017
Aragon, Henri Matisse, roman
À quel moment précis de l’histoire de l’homme apparaît la représentation du visage humain, la science ne nous l’apprend pas d’une façon précise. On sait, on croit savoir, par les traces laissées dans els pierres, les ardoises, que les premiers artistes de l’humanité fixèrent d’abord les formes des bêtes qu’ils chassaient, puis que le chasseur lui-même apparut. Mais comment il s’isola, dans le développement des sociétés primitives, la bête poursuivie disparaissant au point que le corps, puis le visage du chasseur, devint le sujet de l’intérêt essentiel de l’art, c’est ce que, jusqu’à ce jour, les spécialistes n’ont pas exactement su ou désiré nous dire. Ils n’ont pas suivi, parallèlement au développement des sociétés humaines, les mouvements divers de l’intérêt du sculpteur ou du peintre pour sa propre apparence et celle de son espèce. Ils n’ont pas expliqué pourquoi ni comment il est apparu d’importance à ces hommes qui avaient le don de figurer, d’appliquer plutôt ce don à ceci qu’à cela , ils n’ont pas débrouillé l’enchevêtrement des contradictions de l’art, aujourd’hui qui s’éloigne de la représentation humaine, pour demain y revenir, qui en fait ici l’accessoire du tableau ou là son objet essentiel.
Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto/Gallimard, 1998 (1971), p. 427-428.
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13/04/2017
e. e. cummings, 95 poèmes
16
au temps des jonquilles (au courant
que l’on vit pour devenir grand)
oubliant pourquoi, rappelle-toi comment
au temps des lilas qui conseillent
c’est afin de rêver qu’on veille
rappelle-toi comment (oubliant pareil)
au temps des roses (qui stupéfient
notre ici maintenant de paradis)
oubliant les mais, rappelle-toi les oui
au temps de ces choses bien plus douces
que tout ce qui à l’esprit touche
rappelle-toi chercher (oubliant qu’on trouve)
et dans un mystère qui sera
(quand le temps du temps nous délivrera)
m’oubliant rappelle-toi de moi
e. e. cummings, 95 poèmes, traduit et présenté
par Jacques Demarcq, Points/Seuil, 2006, p. 44.
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12/04/2017
François Heusbourg, Zone inondable
I
Lentement
tout se déplace
on croyait tenir la réalité
lentement au milieu
au milieu des voitures
je rentre sous l’orage au milieu
des voitures qui dérivent
entre les rues
seul au milieu
de mon eau je rentre
dans le courant qui traverse
l’appartement
jusqu’aux chevilles
et soudain c’est comme
jusqu’au cou
rien respire
le vent
pousse à travers l’appartement
l’eau mon salon mes souliers
ma porosité
l’eau par-dessus les objets
de chaque côté des murs
à travers
jusqu’aux chevilles et jusqu’au cou
j’aide l’eau à passer
je fais le courant
dans la rivière de mon appartement
(…)
François Heusbourg, Zone inondable,
Æncrages & Co, 2017, np.
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11/04/2017
Georges Bataille, L'expérience intérieure
(…)
Il y a quinze ans de cela (peut-être un peu plus), je revenais je ne sais d’où, tard dans la nuit. La rue de Rennes était déserte. Venant de Saint-Germain, je traverserai la rue du Four (côté poste). Je tenais à la main un parapluie ouvert et je crois qu’il ne pleuvait pas. (Mais je n’avais pas bu : je le dis, j’en suis sûr.) J’avais ce parapluie ouvert sans besoin (sinon celui dont je parle plus loin). J’étais fort jeune alors, chaotique et plein d’ivresses vides : une ronde d’idées malséantes, vertigineuses, mais pleine déjà de soucis, de rigueur, et crucifiantes, se donnaient cours… Dans ce naufrage de la raison, l’angoisse, la déchéance solitaire, la lâcheté, le mauvais aloi trouvaient leur compte : la fête un peu plus loin recommençait. Le certain est que cette aisance, en même temps l’ « impossible » on heurté éclatèrent dans ma tête. Un espace constellé de rires ouvrit son abîme obscur devant moi. À la traversée de la rue du Four, je devins dans ce « néant » inconnu, tout à coup… je niais ces murs gris qui m’enfermaient, je me ruai dans une sorte de ravissement. Je riais divinement : le parapluie descendu sur ma tête me couvrait (je me couvris exprès de ce suaire noir). Je riais comme peut-être on n’avait jamais ri, le fin fond de chaque chose s’ouvrait, comme si j’étais mort.
Georges Bataille, L’expérience intérieure, dans Œuvres complètes, V, 1, Gallimard, 1973, p. 46.
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10/04/2017
Thomas Kling, Échange longue distance
Masques
1913 en Papouasie-Nouvelle-Guinée depuis longtemps les
fleuves et les montagnes sont nommés d’après les Hohenzollern.
la tête de l’étranger ronronne et attribue. pour des choses
nouvelles lointaines de nouveaux noms et voici les
langues qui se mélangent. dans la bouche de l’étranger un goût
nouveau comme coprah ou casoar. cela va bien avec le casque, et
de nouveaux masques fument des flots marécageux
sur la langue solennelle de l’occident. les palais
les voiles battent au vent frais d’outremer. berlin —
la langue — île fraiche des morts qui s’élève des marais
fiévreux de la marche l’île claque et déjà les
mots arrivent au loin. les fruits du sud tombent
de la ville hors de sa bouche. de ça la nouvelle langue est
intarissable quelque peu transformée : tous parlent soudain
comme les papous latmul, la langue de cour la bouche comme outre-mer, comme lueur. ainsi se déverse le sepik se jette dans le rhin.
Thomas Kling, Échange longue distance, traduit de l'allemand par Aurélien Galateau, éditions Unes, 2016, p. 64.
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09/04/2017
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé
Dans les moments où, trahi par les muscles amollis, je me sens le plus incapable de bouger, c’est alors que je me transporte au-dehors.
Profitant de l’étonnante liberté retrouvée au moment où elle paraissait perdue, je m’élance au-dehors, non je jaillis plutôt que je ne m’élance, ce n’est pas pour aller à la porte ou à la fenêtre mais plutôt sur les murs, ou bien au plafond, et sans me servir de mes pieds ni d’aucun de mes membres. Les continuité, et discontinuités ne m’affectent plus, comme elles font à l’ordinaire.
Ainsi d’emblée je suis dans la pièce voisine, dans une autre, ou dans la rue.
Oui, quand étendu, emmailloté dans ma fatigue, les membres rigides, je suis tel un cadavre, c’est alors que je suis le plus actif — le plus libre. Noué, je suis dénoué.
Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, II, dans Œuvres complètes, III, Pléiade Gallimard, 2004, p. 531.
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08/04/2017
Pétrarque, Le Chansonnier
CCLXXII
La vie s’enfuit et ne s’arrête une heure,
et la mort vient derrière à grand’journées,
et le présent, et les choses passées
guerre me font, et encore les futures,
et souvenir et attente m’afflige
de part et d’autre ; aussi en vérité,
si je n’avais de moi-même pitié,
déjà serai de ces tourments sorti.
À l’esprit me revient le peu de bien
que reçut mon cœur triste ; et d’autre part
vois contre mon voyage les vents irrités,
je vois tempête au port, et déjà las
mon nocher, et rompus mâts et haubans,
et les beaux feux que contemplais, éteints.
Pétrarque, Le Chansonnier, traduction,
Introduction et notes Gérard Genot, Aubier
Flammarion, 1969, p. 203.
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07/04/2017
David Constantine, Gare d'Oxford, 15 février 1997
Gare d’Oxford, 15 février 1997
Et puis tout s’arrêta, tout devint très calme.
Je regardais plein nord un petit nuage dans le ciel bleu
Un ciel bleu vers lequel s’éloignaient les rails.
Un bleu, si sereinement bleu, qu’il me troubla
Comme quelque chose d’inimaginable que je pouvais voir
Et pour lequel je n’avais pas de mot, je regardai le nuage
Un seul nuage blanc dans ce ciel sereinement vide
Léger comme une plume au bord des lèvres
Pour tester le souffle, ultime preuve de la vie.
David Constantine, dans Rehauts, n° 39, mars 2017, p. 9.
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06/04/2017
Art roman en Périgord
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05/04/2017
Ariane Dreyfus, La bouche de quelqu'un
C’est ainsi
Hasard légèrement fleuri, s’enracinant à peine,
Je contemple le vent, je respire.
Ne plus dire car personne, et même aucune image ensemble, que je donnais on visage à boire dans tes mains.
Tu l’as renversé, et encore renversé.
Même si je glisse
Non je ne suis pas sur le rocher !
Je tire sur la corde,
Pourquoi tiendrait-elle, tu l’as lâchée.
Pas comme l’amour qui n’ôte pas ses mains. Des miennes je m’accroche aux mots appuyés.
Enflure sans danse
- ardent découpage, oubli passionné.
Un jour, puis deux
Avec leurs joues à embrasser, ne pas embrasser.
Ils viennent tous.
Ariane Dreyfus, La bouche de quelqu’un, Tarabuste, 2003, p. 99.
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04/04/2017
Francis Ponge, Prose ou poésie
Prose ou poésie
Bien sûr j'ai lu les Poèmes en prose de Baudelaire et les proses de Mallarmé dans Divagations : sont-ce des poèmes en prose ? Cette antinomie entre poésie et prose est un non-sens. [...] J'aime Connaissance de l'Est de Claudel, mais non pas Les Nourritures terrestres de Gide, un livre que l'on peut appeler de prose poétique. Le fait qu'il n'y a plus de règles fixes de prosodie, proésie, signifie qu'il est impossible de classer intelligemment des proses comme poèmes et d'autres non. Une des premières anthologies de poèmes en prose d'après-guerre s'achève, je pense, sur moi. [...] L'anthologie commençait avec Parny au XVIIIe siècle. Ensuite venaient Aloysius Bertrand, Michaux, moi-même. Mais mes textes critiques, mes textes sur les peintres par exemple, sont tout aussi difficiles, souvent plus difficiles, à écrire que ceux considérés comme poétiques. Je ne fais pas de différence. Mes audaces et mes scrupules sont les mêmes, quelque genre que vous assigniez au texte. Mon premier recueil, publié en 1926, s'intitulait Douze petits écrits et s'ouvre avec trois ou quatre po... choses que l'on peut considérer comme des poèmes, si cela vous plaît.
Francis Ponge, "entretien avec Anthony Rudolf", 4 mai 1971, Modern poetry in Translation, n°21, juillet 1974, dans Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, traduction de l'anglais par Bernard Beugnot, p. 1409.
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03/04/2017
Léon-Paul Fargue, Espaces
Les souvenirs, (…) les souvenirs de l’enfance houlaient, se bousculaient pour me regarder, se posaient net et sans bruit comme des insectes, ou passaient par mes yeux, tout faits, d’un seul coup de balancier sur les placards, ou lentement comme une décalcomanie, parfois pathétiques et tachés sourdement, comme l’empreinte sacrée dans le mouchoir, avec des battements de trapèze de ciels mouvants où s’infiltraient délicieusement en moi comme une liqueur qui porte aux larmes. Je voyais le visage de mon père et de ma mère, la bonne figure de la mère Jeanne, des chambres et des chemins de fer, des maisons coupées comme des cartes, la marmite à Papin, des revenants de fiacres et de lumières le long de l’eau, des feux de bois couvés de veillées, des maladies et des chaussons aux pommes. Là-dedans miroitait la maison Deyrolle, rue de la monnaie, berceau d eleur famille, avec une pleine vitrine de Morphe Élénor, son artillerie de microscopes et l’odeur de mort préparée.
Léon-Paul Fargue, Espaces, Gallimard, 1929, p. 146-147.
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02/04/2017
Jacques Borel, Commémorations
La collection
Pendant des années, je n’ai pas pu passer par cette étroite rue qui fait un coude, à l’angle d’une place irrégulière où saillent, au milieu, deux ou trois maisons plus anciennes et plus basses, aux hautes toitures de tuiles petites, brunies et rectangulaires comme il n’en existe plus nulle part dans la ville, mais dans des villages seulement, toujours plus reculées, aux alentours, sans m’approcher, une fois de plus, de cette boutique devant laquelle, enfant, adolescent, m’avait, au sortir du lycée, si souvent immobilisé la rêverie, et de nouveau, ramené par la même fascination, je n’étais plus que ce regard qui me quitte, franchit la cloison transparente et coule au loin, dans l’eau, dans l’air empoussiéré de la vitrine, à travers les étoiles de mer séchées, les éponges, les coquillages — corne d’abondance tarie et ridée de l’euplectelle, oreille déchiquetée de la strombe, pareille à celles, monstrueuses, démesurées , de ces idiots couverts de bave, à Ligenèse, spires, volutes, cœur pétrifié du cardium et, sur une étagère en retrait, cette conque aux lèvres entrouvertes où affleure le murmure d’une mer captive—,
(…)
Jacques Borel, Commémorations, Le temps qu’il fait, 1990, p. 165-166.
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01/04/2017
Jean Tardieu, Accents
Le solitaire
Ce cloître est grand, que l’absence fait naître ;
Pourtant les murs étoufferaient leur maître
S’ils n’étaient peints de fresques et de fenêtres.
L’une est parfois un miroir vis-à-vis
Où seulement la colline revit,
Pâle trésor à l’univers ravi ;
Et si le jour a des plumes plus douces
Pour déposer le pollen et la mousse
En la cellule où l’amertume pousse,
Le soir envoie une ombre de cyprès
Sur le mur blanc. La lune veille auprès.
La nuit s’engrange au fond d’un cœur secret.
Mais tout le songe enchaîné des images
N’est qu’un captif aux mains de la Plus Sage
Dont les portraits et les mille visages
Sont regardés au long de ce moutier
Et font pleuvoir sur le monde effrayé
Un regard clair et jamais détourné.
Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 57.
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