31/05/2017
Karel Čapek, Lettres à Véra
Prague, le 30/1/1924
Madame Věra,
À vrai dire, j'ai voulu adresser cette lettre à votre membre inférieur malade mais il ne me semblait pas opportun de commencer ma lettre par "Madame la Jambe" ou bien par "Membre très estimé", je dois donc renoncer à mon intention d'entamer un dialogue avec ladite partie de votre corps. Maintenant, je tiens à vous féliciter pour votre résurrection et à exprimer en même temps ma profonde surprise face à la source mystérieuse de l'intoxication de votre jambe. Peut-être qu'un serpent, déguisé en cheville de bois dans votre soulier, a choisi votre talon pour cible. Vous avez bien fait d'avoir enduit sa tête ; il ne faut jamais se laisser faire. — J'ai oublié de vous signaler que, récemment, mon chat Vasek avait fini ses jours remplis d'espoir ; lui aussi avait été empoisonné. Pour le remplacer, le bon Dieu des chats m'a envoyé une chatte errante qui, d'après certains signes, semble enceinte. Ne savez-vous pas ce qu'on est censé faire de ses petits ? Ma bonne affirme que les noyer porte malheur ; je ne voudrais pas être malheureux, surtout pas en hiver.
Karel Čapek, Lettres à Věra, traduction Martin Daneš, éditions Cambourakis, 2016.
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30/05/2017
Georges Navel, Travaux
La jeunesse des usines, plus belle qu'autrefois, plus intelligente, plus vivante, se délivrait de la déchéance physique du travail claustré, dans les jeux de plein air, le camping, grâce aux quarante heures. Malgré la fatigue des fins de journée, l'usine me semblait appartenir à un monde déjà neuf, à un monde plus gai. L'usine un jour serait à nous. Nous ne travaillerions plus pour la guerre. Je me sentais lié aux hommes qui m'entouraient par une communauté d'esprit. Ils étaient sortis de leur indifférence, de leur passivité. Comme jamais, je me sentais enfin avec des semblables, des ouvriers devenus conscients. Il y a une tristesse ouvrière dont on ne guérit que par la participation politique. Moralement, j'étais d'accord avec ma classe.
Georges Navel, Travaux (dernières lignes)
Texte communiqué par Jacques Lèbre que je remercie chaleureusement.
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29/05/2017
Antonio Rodriguez, Après l'union
ee rêve revient par la marche, pas à pas parmi les ronces mêlées se décompose la suite empêtrée, la tuyauterie sylvestre enfouit une trachée ouverte, parle, la terre livre un chemin de mains brunes, parle, le rythme des pieds qui fondent au sol et déambulent sur une foule, « le siècle », j’ai écrit cela dans un carnet, était-ce en piétinant un corps, une branche, me reviennent les tombes proches de la chapelle, enfants nous nous dissimulions pour ne pas être attrapés, cache-cache se finissant derrière des stèles, et toujours montait ce trouble de les piétiner, je titube à présent, subitement irrité par ces barbelés, des ronces accrochées aux mollets, pointes retirées délicatement, réitérées une à une, c’étaient des ombres
Antonio Rodriguez, Après l’union, Tarabuste, 2017, p. 78.
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28/05/2017
Boris Pasternak, L'an 1905
L’an 1905
Dans notre prose pleine de laideur
Dès octobre, l’hiver se glisse.
Le rideau du ciel de ses franges
Vient frôler la terre.
Prémices de neige, confuse encore,
Encore subtile, troublante comme un message,
Dans la nouveauté céleste de ce jour
Révolution, tu es là tout entière.
Jeanne d’Arc des bagnes de Sibérie,
Captive et chef, tu es de celles
Qui se jetaient dans le puits de la vie
Trop ardentes pour mesurer leur élan.
Socialiste du crépuscule tu faisais jaillir la lumière
En battant des monceaux de briquets
Tu sanglotais, et ton regard de basilic
Nous illuminait et nous glaçait à la fois.
Absorbée par le grondement des champs de tir
Qui là-bas, au loin, s’éveillaient
Tu faisais vaciller les feux dans la solitude
Comme si la rue tournoyait autour de ta main.
Et dans l’égarement des flocons noceurs
Toujours le même geste fier de refus
Tel un artiste rongé par le doute
Tu t’écartes des triomphes.
Tel un poète, la pensée consumée,
Tu marches pour oublier.
Tu ne fuis pas seulement les gros écus
Mais tout le mesquin te répugne aussi.
Boris Pasternak, L’an 1905, Debresse, traduction
Benjamin Goriely, 1958, p. 27-28.
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27/05/2017
Max Ernst, Écritures
La Laïcité
Ne pas confondre
le baiser de la fée
avec
la fessée de l’abbé.
Soliloque
Pour apprendre à lire et à écrire
Ignorer la poule aux œufs durs
Pour apprendre à boire et à manger
Inaugurer la pêche au soleil levant.
Max Ernst, Écritures, Gallimard,
1970, p. 374-375.
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26/05/2017
Louis-René des Forêts, Ostinato
Souffrance, détresse, fureur dont il se délivre par le rire, et c’est ainsi qu’on le tient pour un garçon joyeux.
Un mot de trop met tout en péril.
Deux décennies pèsent moins que le trait fulgurant venu en une seconde frapper, déraciner, trancher au plus vif, mettre en pièces.
Louis-René des Forêts, Ostinato, Mercure de France, 1997, p. 27, 93, 147.
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25/05/2017
Fabienne Raphoz, Blanche baleine : recension
Blanche Baleine peut être rapproché du précédent recueil de Fabienne Raphoz, Terre sentinelle, pour sa thématique, annoncée par deux citations en exergue (George Oppen, David D. Thoreau) : tout est à connaître de la Terre — donc terre et eaux — et tout ce qui existe est à découvrir. On lira le livre comme une exaltation du vivant, de tout le visible, pierres, plantes et animaux dans des espaces variés : le livre s’ouvre sur la péninsule du Yucatán, mais l’on sera aussi proche du Mont Blanc. Il faut cependant, en même temps que ce voyage lyrique, ajouter d’autres parcours, le premier dans les langues avec l’introduction de l’anglais, de l’allemand, du latin scientifique et, pour le français, de néologismes, le deuxième dans le temps avec la présence de l’antiquité et les allusions à des ères géologiques, le troisième dans la littérature avec des citations de poètes contemporains (à l’exception de Byron), que des notes reprennent et attribuent.
Ces éléments variés, distingués ici, se fondent dans une composition rigoureuse. Si l’on commence par un ailleurs (le Mexique), on rejoint dans la troisième séquence, la plus développée, la région natale de la narratrice, la Haute-Savoie, et il faut lire dans son titre, "mon-t Fuji", le possessif « mon ». Les deuxième et quatrième séquences, de dimensions égales, portent des titres qui marquent leur parallélisme, "Buisson premier" et "Buisson sonore" ; le livre s’achève par une séquence d’un vers, titrée "Tell de terre", détournement donc d’un terme d’archéologie puisque "tell" évoque habituellement un amas de ruines de constructions humaines.
Le lyrisme de Baleine blanche se manifeste d’abord dans le plaisir d’écrire les noms, « il importe de nommer » écrit Fabienne Raphoz ; et à côté de noms familiers (baleine, singe, criquet, tortue, fouine, etc.), d’autres renvoient à un ailleurs, et peut-être à ce paradis que chacun porte en lui où le nom de l’animal semble dire ce qu’il est, comme toupaye, chrysomèle, lepture ou sirli — et ajoutons hors du domaine animal des mots dont le lecteur cherchera le sens, comme ololuga, cénote ou pachyte. On découvre à d’autres endroits du texte l’image d’un lien étroit avec la plante et l’insecte, avec la pierre et l’oiseau. Le passereau vu un matin (un accenteur alpin) est décrit à touches rapides, croquis pris sur le vif, ce qui s’équilibre avec le plaisir de « la ritournelle aimée de la liste », celle des différentes variétés de traquets — motteux, pâtre, des prés, tractrac, brun, commandeur, etc., liste qui conduit à nommer les pays où vit chaque variété… Sont également donnés les noms d’espèces de pommes cultivées par le père, noms qui, par leur sonorité, sont aussi liés à un ailleurs, celui de l’enfance, et ils sont isolés pour que chacun forme un vers : « Idared / Metsu / Melrose ».
L’enfance mais aussi d’autres moments de la vie de la narratrice sont présents. Les premiers vers, sibyllins, font allusion à un épisode douloureux (« me suis / écrasée jeune / sur l’asphalte / (vers Manhattan) », écarté (« ai survécu / passons ») : l’expérience intime n’a pas à être motif de poème, ce qui peut être écrit et partagé est autre. Ainsi, les moments vécus dans la région natale qui, bien qu’autour de ce qu’est le "je", sont pour l’essentiel rattachés au motif général du livre ; par exemple, dans une forte ellipse, la narratrice se définit à la fois par rapport à un lieu, un élément, la couleur d’un oiseau :
Je suis faite de la
pierre de mon pays
la rousseur du
gypaète aussi
De même, quand un membre de la famille Raphoz paraît dans les poèmes, c’est pour mettre en relation ce qu’il fait avec la vie animale ; un grand-oncle avait été cocher de fiacre à Paris : cette « migration » s’apparente à « Migration » des oiseaux, et les deux mouvements suivis d’un retour se répondent, page de gauche-page de droite.
Les mouvements sont incessants dans Blanche baleine, à commencer par ceux de la transhumance ; les vers alors deviennent quasiment un calligramme, dessinant un chemin. Quant à la baleine on peut suivre ses déplacements dans le temps, puisque qu’on la découvre fossilisée dans le désert (« voici les bêtes / revenues de loin ») et qu’elle est présente chez Homère et dans la Bible. Mais elle avance aussi sur terre, imaginée avoir donné forme à la grotte, et l’on se souvient qu’elle-même fut pour Jonas ce lieu accueillant qu’est la grotte dans l’imaginaire ; accueillante et bienveillante, qui rejeta le prophète sur la côte. L’image de l’ouverture dans la roche ou le sol (donc horizontale ou verticale) est récurrente dans le livre, favorable ou non selon qu’il s’agit du « trou », de la « balme » (« baume » en Provence, pour « grotte ») ou du cénote (sorte de gouffre). La dernière séquence, titrée "Tell de terre", fait disparaître tout caractère dangereux : elle ne comprend qu’un vers, où revient la grotte, associée à un symbole de renaissance (faon) et de liberté (oiseau) : « le faon des grottes se retourne sur l’oiseau » — ce symbole d’ouverture a été retenu par Ianna Andréadis pour illustrer la couverture.
Fabienne Raphoz, Blanche baleine, Héros-Limite, 2017, 96 p., 16 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 18 mars 2017
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24/05/2017
Jean Paulhan-Georges Perros, Correspondance 1953-1967
Cher Georges
Mardi [8 mars 1960]
(…)
Voici ce qui m’a toujours intrigué, irrité : un Monsieur quelconque fait un discours : de préférence un discours populaire (un peu chaleureux) dans une assemblée populaire (un peu agitée — mais, après tout, la scène peut aussi bien se passer dans un salon). Eh bien, une bonne part des assistants vont penser : « Tout ça c’est des lieux communs, des clichés, des-mots-des-mots » (comme disait l’autre). Mais une autre bonne part : « Quels beaux sentiments, quelles pensées justes, sincères, fondées ! » Or le discours est le même pour tous. Cependant un lieu commun est le contraire d’une forte pensée, un mot est le contraire d’une idée.
Imaginez cent, mille exemples analogues. Les analyses les plus subtiles n’y pourront rien : il faut bien qu’il y ait un lieu de notre esprit où le mot ne soit pas autre chose que la pensée, et les contraires soient indifférents.
À cela rien d’impossible. C’est ce que Nicolas de Cues, Blake, Hölderlin, cent autres, n’ont pas arrêté de dire, d’une part. Et de l’autre : notre esprit ne peut observer qu’à faux : en prélevant sur lui-même la part qui va l’observer. Donc rien ne s’oppose à ce qu’un esprit entier (et donc invisible) soit apte à confondre les contraires, se meuve dans une sorte d’âge d’or où l’action soit le rêve, où le ciel soit la mer : et l’erreur, la vérité.
Jean Paulhan, Georges Perros, Correspondance 1953-1967, édition Thierry Gillybœuf, éditions Claire Paulhan, 2009, p. 221-222.
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23/05/2017
Georges Perec, La clôture et autres poèmes
Un poème
Est-ce que j’essayais d’entourer ton poignet
avec mes doigts ?
Aujourd’hui la pluie strie l’asphalte
Je n’ai pas d’autres paysages dans ma tête
Je ne peux pas penser
aux tiens, à ceux que tu as traversés dans le noir et
dans la nuit
Ni à la petite automobile rouge
dans laquelle j’éclatais de rire
L’ordre immuable des jours trace un chemin strict
c’est aussi simple qu’une prune au fond d’un compotier
ou que la progression du lierre le long de mon mur.
Mes doigts ne sont plus ce bracelet trop court
Mais je garde l’empreinte ronde de ton poignet
Au creux de mes mains ambidextres
Sur le drap noir de ma table.
Georges Perec, La clôture et autres poèmes, dans Œuvres, II,
édition Christelle Reggiani, Pléiade / Gallimard, 2017, p. 800.
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22/05/2017
Oiseaux dans le jardin
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21/05/2017
Samuel Beckett, Pour en finir encore et autres foirades
Au loin un oiseau
Terre couverte de ruines, il a marché toute la nuit, moi j’ai renoncé frôlant les haies, entre chaussée et fossé, sur l’herbe maigre, petits pas lents, toute la nuit sans bruit, s’arrêtant souvent, tous les dix pas environ, petits pas méfiants, reprenant haleine, puis écoutant, terre couverte de ruines, j’ai renoncé avant de naître, ce n’est pas possible autrement, mais il fallait que ça naisse, ce fut lui, j’étais dedans, il s’est arrêté, c’est la centième fois cette nuit, environ, ça donne l’espace parcouru, c’est la dernière, il est couché sur son bâton, je suis dedans, c’est lui qui a crié, lui qui a vu le jour moi je n’ai pas crié, je n’ai pas vu le jour, les deux mains l’une sur l’autre pèsent sur le bâton, le front pèse sur les mains, il a repris haleine, il peut écouter, le tronc à l’horizontale, les jambes écartées, les genoux fléchis, même vieux manteau, les basques raidies se dressent par–derrière, le jour point, il n’aurait qu’à lever les yeux, qu’à les ouvrir, qu’à les lever, il se confond avec la haie, au loin un oiseau […]
Samuel Beckett, Pour en finir encore et autres foirades, éditions de Minuit, 1976, p. 47-48.
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20/05/2017
Shoshana Rappaport-Jaccottet, Écrire c'est lier
Écrire c’est lier
Écrire, c’est lier. Comment ficeler le bouquet ? D’emblée, pouvoir contrarier les catégories, donner à voir une géographie du cœur, mouvante, pudique, sensible. Ingrédient décisif, il faut déposer en douceur quelques phrases choisie pour la circonstance. (Chronologie du présent.) Disposer d’un temps propice hors de l’inquiétude, de l’interrogation. Déjouer les effets d’attente. Pas d’évidence expressive. « Nous n’avons pas la verticale. » Soit. Dialoguer avec le monde, — dialogue fragile, fluide, nécessaire, être dans la vie, et donner un sens plus pur aux mots de la tribu. « C’est comme ça. » Comment toucher, remuer, atteindre ? Choses perceptibles, choses de la pensée. Asseoir le trouble, et penser à « l’a-venir » ? Déplorer les mots rompus à toutes les besognes. Merveilles, babioles. Aucune ne mord sur le réel. Ne pas passer à côté : offrande du jour festif, la fidélité donne de la mémoire. (Saisir la réflexion à sa racine, là où se réalise l’ample tessiture des registres, sa vocation à remonter les chemins. Dire et faire : avec quel lexique rendre l’immédiateté de la voix, du geste, de la vitalité libre ? Latéralité du regard. De ce regard-là qui fixe, évalue, désigne, discerne, construit tel cadastre à sa mesure. Posséder un lieu où se tenir debout, vaille que vaille, quel que soit le fond. Invention, méditation, et attention perceptive.
Shoshana Rappaport-Jaccottet, Écrire c’est lier, dans (Collectif) le grand bruit, pour fêter les 80 ans de Michel Deguy, Le bleu du ciel, 2010, p. 207.
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19/05/2017
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre
Pensée pieuse
L’immensité de Dieu
Réside-t-elle peut-être dans sa non-existence ?
Pensero pio
Sta forse nel suo non essere
L’immensità di Dio ?
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre, édition bilingue,
traduction Philippe Di Meo, Atelier La Feugraie, 2002,
- 159 et 158.
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18/05/2017
Jacques Dupin, L'embrasure
Il y a quelque part pour un lecteur absent, mais impatiemment attendu, un texte sans signataire, d’où procède nécessairement l’accident de cet autre ou de celui-ci, dans le calme, dans l’obscurité, dans le dédoublement de la nuit écarlate, silence
trait pour trait superposable à ce qui, du futur sans visage, déborde le texte et dénude sa foisonnante et meurtrière illisibilité.
Jacques Dupin, L’embrasure, Gallimard, 1969, p. 89.
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17/05/2017
Georges Perros, Papiers collés
Les poètes écrivant mal. C’est leur charme. Si tout le monde écrivait comme Anatole France, lire ne serait plus et définitivement qu’une entreprise maussade. Ils écrivent mal, n’ayant qu’un obstacle mais cet obstacle impossible à franchir. Ils le retrouvent partout. C’est le mot. Ils n’ont pas le loisir d’aller plus avant, c’est-à-dire de penser à quelque chose. À leur sort. À leur misère. À leur condition. Prendre quelqu’un au mot, c’est le sommer dans l’immédiat. Le poète est pris au mot. S’il réfléchit, c’est dans l’angle strict du langage. Une horloge ne pense pas. Elle réduit le mystère, le temps, à sa perpétuelle délibération. Mais aussi bien rend-elle à ce mystère toute son implacabilité, toute sa folle éternité.
Donc un mot ne veut rien dire. C’est grave quand on s’avise que la plupart des hommes utilisent cette monnaie d’échange pour correspondre. Pour aimer. Pour prêter serment. Mais le mot n’aime guère qu’on le presse, qu’on le prenne pour ce qu’il n’est pas. Le poète a compris cela. Il le traite avec discrétion sinon avec indifférence, et le mot donne tout son sens. Et même un peu plus. Il éclate, à maturité, faisant gicler l’image. Non sans donner sa chance à l’idée.
Georges Perros, Papiers collés, Le Chemin/Gallimard, 1960, p. 80-81.
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