02/04/2020
Giorgio Caproni, La mur de la terre
Moi aussi
Moi aussi j’ai essayé
Ce fut toute une guerre
d’ongles. Mais maintenant je le sais
Nul ne pourra jamais trouer
le mur de la terre.
Giogio Caproni, Le mur de la terre, traduction
Philippe di Meo, Atelier La Feugraie, 2992, p. 85.
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15/12/2014
Christian Prigent, La langue et ses monstres : recension
Il est réconfortant de constater que la littérature, la poésie suscitent toujours des études théoriques de la part des poètes (et non des moindres) : Nathalie Quintane (Les années 10, La Fabrique), bientôt, Philippe Beck (Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, en janvier 2015)(1), et Christian Prigent ; c'est dire que la nécessité de la théorisation est bien vivante ! La nouvelle édition de La Langue et ses monstres poursuit un travail de lecture et de réflexion ancien ; sorti en 1989, le livre réunissait 11 essais écrits entre 1975 et 1991, 8 s'ajoutent aujourd'hui consacrés à des "monstres" vivants (Éric Clémens, Bernard Noël, Jude Stéfan) ou non (Artaud, Jouve, Pasolini, Ponge, Tarkos). Parallèlement aux livres de poésie et de fiction, Prigent a régulièrement publié des essais sur des poètes (par exemple, Denis Roche, en 1975) et sur des peintres, et l'on peut aussi lire de nombreux textes théoriques, réunis sous le titre silo, sur le site des éditions P.O.L.
La langue et ses monstres, ce sont des travaux pratiques qui prennent pour objet une œuvre, un recueil ou, plus rarement, un poème : points de départ pour analyser comment tel poète travaille la langue — et la singularité de ce travail fait de chacun de ces poètes un "monstre". Le livre s'ouvre sur un avertissement qui donne un mode d'emploi : la lecture à partir de ses « préoccupations d'écrivain » a conduit Prigent à des questions qui s'enchaînent ; la première devrait être au centre de toute lecture, « de quoi parlent ces œuvres qui nous mènent « au bord de limites où toute compréhension se décompose ? » [Bataille] » (9), et il s'agit par le « déchiffrement » de leurs intentions de « mieux évaluer ce dont on parle en fait quand on parle de littérature » (9). Tâche nécessaire, hygiénique.
Le livre s'ouvre avec un essai sur Gertrude Stein au titre provocateur, "Nous ne savons pas lire" ; Stein oblige à abandonner ce à quoi le lecteur a été formé, la lecture qui cherche un/le sens et construit vaille que vaille un récit. Le refus d'exprimer quelque chose selon un ordre, quel qu'il soit, ne permet pas au lecteur d'intégrer dans un cadre familier les « infimes mouvements de syntaxe, sans axe, sans progression linéaire » (19) qui sont un des caractères de l'écriture de Stein — les repères sont mêlés, après une digression le propos principal est oublié, les répétitions abondent, etc. Comme l'écrit Stein, « Ce qui est intéressant, c'est quand il ne se passe rien. » (cité p. 29) La question essentielle de la lecture — de la lisibilité — est à nouveau abordée dans la dernière étude, qui concerne Christophe Tarkos ; lui et d'autres, apparus autour de 1995, « forc[...]ent à réapprendre à lire. » (298) Rien ne semble pourtant gêner la lecture, en déranger les habitudes : une syntaxe simple, un vocabulaire courant. Mais l'évidence des énoncés, sous la forme de descriptions, listes, etc., n'est qu'apparente ; Prigent analyse la manière dont Tarkos « vide la capacité de signifiance des énoncés mobilisés. » (305) ; restent le « mouvement de l'écriture » (302), l'engendrement d'« une matière verbale traitable en tant que telle » (303).
On aurait pu retenir d'autres essais ; ainsi Prigent conclut à propos de Novarina, « La langue qui s'écrit est [...] moins une langue que l'engendrement d'une langue ; c'est une dynamique qui fait sens, non ses produits. » (160-161) C'est toujours la question de la lisibilité de la littérature qui est posée — on ne peut que renvoyer à d'autres réflexions sur ce sujet(2). Mais puisque la lecture, d'une manière ou d'une autre, est freinée, déçue, c'est évidemment la relation de l'écrit aux choses, au réel qui est au centre de ces textes. Lire les "monstres" (et les analyses qui les concernent aident à le faire), c'est comprendre qu'à l'opacité du monde répond une obscurité analogue dans la littérature. Tous les discours qui enveloppent le quotidien de chacun, comme toutes les images qui l'envahissent, construisent une représentation fausse de la réalité. C'est là la grande illusion : la réalité apparaît stable, ordonnée, pleine, faite de blocs signifiants, de lieux communs acceptés quels que soient les sujets abordés. En un mot, lisible.
Cette lisibilité enferme dans des schémas convenus et triomphe, à peu de choses près, dans ce qui est donné dans la société comme littérature — le modèle de la lisibilité étant l'explication de texte à l'école qui réduit la poésie au (néo)lyrisme ou à un formalisme de bon ton (les contraintes oulipiennes). Le refus dans l'écriture de la représentation toujours déjà symbolisée de la vie écarte plus ou moins fortement — voir Rimbaud mythologisé. Que font Stein, Tarkos, Novarina et les autres ? Ils partent du fait que la réalité est un chaos, et qu'il est impossible de restituer, sinon par des effets de réel, quelque chose de l'expérience singulière de la vie ; un livre n'est pas, n'est jamais la vie diverse, bigarrée, plurielle, mélange continu, mouvement incessant : passage.
Rien ne s'écrit qu'on puisse désigner par "poésie", "littérature", qui ne tente pas de mettre à mal l'unicité des représentations dominantes, et pour ce faire il s'agit bien de « trouver une "langue" dans laquelle la tension est le plus méticuleusement possible maintenue entre le désastre du sens et la constitution des représentations sensées. » (267). Cette langue, même maternelle, devient quelque peu étrangère, comme celle de Novarina « au bord de l'idiolecte » (151), de Maïakovski avec sa « violente gutturalisation » (56), d'Artaud avec ses « glossolalies » (198), etc. Pour cela, La Langue et ses monstres est aujourd'hui un de ces livres nécessaires qui analyse clairement en quoi la littérature est toujours politique, c'est-à-dire a à voir avec la vie de la cité.
Christian Prigent, La langue et ses monstres, P. O. L, 2014, 320 p., 21, 90 €.
Recension parue sur Sitaudis le 11 décembre 2014
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1. Philippe Beck prépare également un autre essai, Qu'est-ce que la poésie ?, à paraître dans la collection Folio de Gallimard.
2. B. Gorrillot, A. Lescart (dir.), L'illisibilité en questions, avec M. Deguy, J-M Gleize, C. Prigent, N. Quintane, Septentrion, 2014.
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06/05/2014
Georges Didi-Huberman, Essayer voir
« Comment essayer dire ? » (how try say ?), se demande Beckett1. Et il répond par l'indication d'un geste double ou dialectique, un geste constamment reconduit à la façon dont nos propres paupières ne cessent d'aller et venir, de battre au-devant de nos yeux : « Yeux clos » (clenched eyes), pour ne pas croire que tout serait à notre portée comme le matériau intégral d'une demonstration ad oculos. « Yeux écarquillés » (staring eyes), pour s'ouvrir et s'offrir à l'irrésumable expérience du monde. « Yeux clos écarquillés » (clenched staring eyes), pour penser enfin, et même pour dire, essayer dire tout cela ensemble2. Si le langage nous est donné, le dire nous est constamment retiré, et c'est par une lutte de tous les instants, un essai toujours à recommencer, que nous nous débattons avec cet innommable de nos expériences, de notre défaut constitutionnel devant l'opacité du monde et de ses images.
Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Les Éditions de Minuit, 2014, p. 53.
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1 S. Beckett, Worstxard Ho, London, John Calder, 1983, p. 17 (repris chez Faber en 2009). Trad. E. Fournier, Cap au pire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 20.
2 Ibid, p. 11 (trad. cit., p. 12).
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