31/05/2013
Jean Bollack, Au jour le jour
X 1341
On accède à la culture par deux voies contraires : en l'approchant, en raison de la place qu'elle occupe dans la société, et inversement pour les moyens qu'on y trouve de la critiquer et de révéler l'inculture.
X 1089
On parle pour faire parler et apprendre ce qu'on veut savoir ; sinon, soi-même, on dit en parlant des choses que sans doute il ne faudrait pas avoir dites ; on ne les savait que trop déjà.
X 635
En dépit de toutes ses origines rituelles, la poésie comporte une tendance libératrice, due à sa puissance d'arrachement, qui peut la conduire à des mises en question radicales, et à souvent contester les croyances établies. Elle est athée. Le dieu tient son pouvoir de la langue.
X 1790
La poésie peut se libérer de toutes les entraves, et d'abord de celles que construit la pensée, qui s'y réfère. Elle dispose des ressources de la langue ; par l'usage qu'elle en fait, elle montre ce que c'est de dire : elle fait voir ce qu'elle dit.
Jean Bollack, Au jour le jour, P. U. F, 2013, p. 419, 423, 763, 766.
© PhotoTristan Hordé
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30/05/2013
Shoshana Rappaport, Milonga
[...]
Si je pouvais je t'apprendrais tout ce que je ne t'ai pas appris.
Comment trouver les mots justes ?
Je voudrais rêver. Le monde est fait de correspondances admirables. (Comme dans le conte inventif, il faudrait poser son souffle au sol et entendre le pas des hommes.) Pouvoir errer des années durant pour retrouver la clarté d'un feu de bois. Considérons les rencontres.
Nulle corneille noire assombrissant, obscurcissant le ciel.
Il faudrait trancher dans le vif. Mais quoi ?
Ma foi, émerger de l'obscurité provisoire. (On n'hérite pas du courage.) Prendre appui sur l'obscurité passagère. Donner enfin sur un espace intérieur libre, hors des lieux communs. (Hors du champ des passions éteintes ?) Avancer. Une parole serait-elle inégale à celle qui la retient ?
C'est tout.
Voilà pour les faits. (Ne pouvoir offrir que ce qu'on a.)
(Sous prétexte de parler de nous, j'exerce à ma manière l'art de la miniature.)
Il est des chemins qui tranquillisent. Des chemins qui rassurent et qui portent. Ce qui compte c'est le rapprochement. « Large porte de la connivence. » Porte laissée entrouverte. Porté toujours à y croire, porté à cet extraordinaire-là. (Tel étendard levé.)
Que vais-je faire ? (Ne pas sombrer.) Prendre les choses bravement. Voilà. Ne rien hâter. Vagabondage licite. Malgré tout. (Friends will be friends ?)
[...]
Shoshana Rappaport, Milonga, Le bruit du temps, 2013, p. 50-52.
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29/05/2013
Georg Heym [1887-1912], Berlin III
Berlin III
Des cheminées se dressent de proche en proche
Dans le jour hivernal et supportent son poids.
Autour du palais noir du ciel toujours plus sombre,
Brûle, comme un gradin d'or, sa muraille basse.
Au loin entre des arbres chauves, maintes maisons,
Hangars et palissades, où rapetisse la ville du monde,
Tandis qu'un train de marchandises, long et lourd,
Se traîne avec peine sur des rails verglacés.
Noir, dalle contre dalle, émerge un cimetière de pauvres,
Les morts contemplent le crépuscule rougeâtre
De leur trou. Et il a un goût de vin corsé.
Ils sont trois à tricoter le long du mur,
Casquettes de suie à l'os temporal
Parés pour la Marseillaise, le vieux chant des assauts.
Georg Heym, traduction de l'allemand de Raoul de Varax,
dans NUNC, n° 28, octobre 2012, éditions de Corlevour, p. 117
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28/05/2013
Romain Fustier, Mon contre toi
tempête de sable dans la rue. le désert avance. la grande dune enveloppe le carrefour. recouvre les feux tricolores. ensablant les immeubles. dévorant les platanes. la dune progresse à l'assaut du quartier. main chaude sur le ventre de l'avenue. poussée par la respiration du vent. tempête de deux corps. immeubles et platanes allongés sous le sable. clignotement étouffé des feux tricolores. le carrefour a cédé. les doigts passent sur la peau de l'avenue. dune caressante poussée par le vent. la tempête de sable s'abat sur la ville. enveloppe le quartier dans ses bras aux muscles chauds. vent soufflant entre les corps. la grande dune avance et passe sur nos torses enlacés.
je te serre à la manière d'un chêne dont mes bras ne font pas le tour. à la manière d'un chêne dans le site vallonné de mon ventre. t'enveloppant comme j'envelopperais une forêt dit-elle. mon homme issu de semis. mon peuplement d'arbres sur la surface déterminée de mon corps. ma route de mon torse où je me promène. empruntant le sentier qui te contourne. contourne l'étang de tes cuisses. la fontaine de ton sexe où des jeunes filles lancent des pièces je m'aventure au bord du ravin de tes reins. mon bois de chêne naviguant sur des mers démontées. mon homme à coque de bateau sous les clartés changeantes dans lesquelles je me baigne. nue dans une villa gallo-romaine. un lit sous la feuillée où s'allongent les biches qui traversent mon corps.
Romain Fustier, Mon contre toi, collection Éros / Thanatos, éditions de l'Atlantique, 2012, p. 9 et 33.
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27/05/2013
Jean de Sponde, Les Amours
Les vents grondoyent en l'air, les plus sombres nuages
Nous desroboyent le jour pesle mesle entassez,
Les abismes d'enfer estoyent au ciel poussez,
La mer s'enfloit de montz, et le monde d'orages :
Quand je vy qu'un oyseau delaissant nos rivages
S'envole au beau milieu de ses flots courroucez,
Y pose de son nid les festus ramassez
Et rappaise soudain ses escumeuses rages.
L'amour m'en fit autant, et comme un Alcion,
L'autre jour se logea dedans ma passion
Et combla de bon-heur mon âme infortunée.
Après le trouble, en fin, il me donna la paix :
Mais le calme de mer n'est qu'une fois l'année,
Et celuy de mon âme y sera pour jamais.
Jean de Sponde, Les Amours, dans Œuvres littéraires, suivis
d'écrits apologétiques avec des Juvénilia édités avec une
introduction et des notes par Alan Boas, Genève, Droz,
1978, p. 74.
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26/05/2013
Paul Éluard, Cours naturel
Passionnément
I
J'ai vraiment voulu tout changer
Sur l'herbe du ciel dans la rue
Parmi les linges des maisons
Partout
Elle jouait comme on se noie
Puis elle restait immobile
Pour que je referme sur elle
Les lourdes portes de l'impossible.
II
Le rire après jouer ayant mis à la voile
La table fut un papillon qui s'échappa.
III
Elle déchira sa robe
Elle embrassa
Une toilette neuve et nue.
IV
Dans les caves de l'automne
Elle fut tour à tour
La fleur neigeuse de la foudre
Et le charbon.
V
Dans la ville la maison
Et dans la maison de terre
Et sur la terre une femme
Enfant miroir œil eau et feu.
VI
Sa jeunesse lui donnait
Le pouvoir de vivre seule
Je n'ai pas su limiter
Mon cœur à sa seule poitrine.
VII
Rien que ce doux petit visage
Rien que ce doux petit oiseau
Sur la jetée lointaine où les enfants faiblissent
À la sortie de l'hiver
Quand les nuages commencent à brûler
Comme toujours
Quand l'air frais se colore
Rien que cette jeunesse qui fuit devant la vie.
Paul Éluard, Cours naturel [1938], dans Œuvres complètes I, préface et chronologie de Lucien Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 803-804.
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25/05/2013
Pierre Bergounioux, Univers préférables
La classification habituelle des récits ne couvre pas, loin s'en faut, l'extension du genre. À côté des formes élaborées, pourvues d'un titre, imprimées, des simples histoires qu'on échange et qu'on oublie, prolifèrent des textes muets, sans destinataire, ignorés du narrateur lui-même Eux aussi, pourtant, postulent des mondes. On peut ne s'être jamais su l'auteur de cette prose sourde. il arrive qu'un mot qu'on dit ou qu'on entend, un lieu où l'on revient, plus tard, agissent comme des catalyseurs, révèlent après couple grouillement de textes embryonnaires qui visaient à résoudre les énigmes, à conjurer les périls dont on se sentait environné.
On ne les avait pas à proprement parler oubliés. On n'en jamais eu conscience. On était trop occupé à recenser des emplacements viables, des moments préservés, une activité acceptable, pour songer qu'on échafaudait, à cet effet, des récits. Certains reçurent un caractère d'avancement poussé. D'autres n'ont guère dépassé le stade larvaire, mots épars sur le silence, bouts de phrase sans suite, comme brisées de s'être heurtées à la muraille sans prise ni faille de la réalité. Certains étaient tournés vers d'autres récits, implicites ou sonores, dressés contre des idées hypothétiques ou avérées mais capables, toutes, d'adultérer profondément notre être, de nous l'aliéner.
Pierre Bergounioux, Univers préférables, dessins de Philippe Ségéral,
Fata Morgana, 2003, p. 7-8.
© Photo Tristan Hordé
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24/05/2013
Jacques Rigaut, Roman d'un jeune homme pauvre
Roman d'un jeune homme pauvre
On n'a fait tant de place à l'amour que parce qu'il dépassait en utilité le reste des choses. À mesure que l'argent se fait plus nécessaire, plus exigeant, il devient plus admirable, plus aimable, comme l'amour. — On pourra soutenir le contraire avec autant de bonheur. — Je supporte plus facilement ma misère dès que je songe qu'il y a des gens qui sont riches. L'argent des autres m'aide à vivre, mais pas seulement comme on suppose. Chaque Rolls-Royce que je rencontre prolonge ma vie d'un quart d'heure. Plutôt que de saluer des corbillards, les gens feraient mieux de saluer les Rolls-Royce.
Penser est une besogne de pauvres, une misérable revanche. Quand je suis seul, je ne pense pas. Je ne pense que quand on m'y force ; les contraintes, le petit examen à préparer, les exigences paternelles, ce métier qu'il va falloir subir, tout effort salarié me mènent à penser, c'est-à-dire à décider de me tuer, ce qui revient au même. Il n'y a pas trente-six façons de penser ; penser, c'est considérer la mort et prendre une décision. — Autrement, je dors. Éloge du sommeil ! pas seulement le magnifique mystère de chaque nuit, mais l'imprévoyante torpeur. Mes compagnons de sommeil, c'est près de vous que j'imagine une existence satisfaisante Nous dormirons derrière le clapotis de nos cylindres, nous dormirons les skis aux pieds, nous dormirons devant les villes fumantes, dans le sang des ports, au-dessus des déserts, nous dormirons sur les ventres de nos femmes, nous dormirons à la poursuite de la connaissance, armés de tubes de Crookes et de syllogismes, — les chercheurs de sommeil.
[...]
Jacques Rigaut, dans Arthur Cravan, J. R., Jacques Vaché, Trois suicidés de la société, 10/18, 1974, p. 205-206.
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23/05/2013
Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929)
Le titre rend compte du fait que le texte, jamais publié du vivant de Mandelstam, était son quatrième écrit en prose après Le Bruit du temps, Le Timbre égyptien et un volume d'essais ; Nadejda, son épouse à qui il l'avait dicté en 1929, le mit au net en 1940 à partir de deux manuscrits. "Autres textes" regroupe de courts récits et des pages sur ses séjours au Caucase et en Crimée entre 1922 et 1927, avec en ouverture une brève réponse à une enquête, faite par une revue en 1928, sur "L'écrivain soviétique et la révolution d'octobre" : elle donne la position de Mandelstam vis-à-vis de ce que demande alors le pouvoir politique. Le poète refuse sans équivoque d'être un écrivain fonctionnaire, en rejetant la question posée : « S'interroger sur ce que l'écrivain doit être est une question que je ne comprends absolument pas. » S'il y a une exigence, elle est de former les lecteurs, en premier lieu à l'école, et pour ce qui est de l'écrivain, il ne l'est qu'à l'écart du pouvoir. Cette position, qu'il développe dans La Quatrième prose, lui vaudra de perdre ses moyens de vivre et de mourir dans un des camps soviétiques.
La Quatrième prose est un écrit de circonstance, et l'on apprécie la force de son contenu grâce aux notes précises de Jean-Claude Schneider. Une maison d'édition, après avoir sollicité Mandelstam pour améliorer une traduction de Till Eulenspiegel, publie le volume en ne mentionnant que son nom pour la traduction ; malgré le rectificatif de l'éditeur, les critiques se déchaînent, notamment un certain Cornfeld, et crient au plagiat. Les explications de Mandelstam ne servent à rien et il finira par être exclu de l'Union des écrivains. Les seize séquences de La Quatrième prose reflètent la violence des attaques que subit le poète, mais aussi son talent de critique et la clarté de ses engagements.
Ce que Mandelstam ne peut accepter, c'est la soumission qui conduit à abandonner toute création : ce n'est qu'avec la liberté intérieure que l'expression peut naître, et ce qui s'écrit alors pourrait, éventuellement, servir à la nouvelle société si les dirigeants comprenaient que la transformation des esprits exige la liberté de penser. Les choix du pouvoir politique sont tout autres et il attend que l'écrivain « griffonne des dénonciations, tape sur ceux qui sont déjà à terre, exige l'exécution des détenus ». Mandelstam ajoute : « la littérature partout et où qu'elle intervienne, n'a qu'une seule mission ; aider les autorités à maintenir les soldats dans l'obéissance, les juges à éliminer sommairement les accusés ». Il partage les publications entre celles « permises et celles écrites sans autorisation. Les premières, c'est de l'ordure, les autres, de l'air volé ». Quant à ceux qui acceptent de glorifier le régime, il multiplie les qualifications péjoratives pour les définir, ces "judas" vivant dans leurs « vomissures » et, s'opposant à eux, il met en avant « la noble appellation de juif dont [il] s'enorgueilli[t] ».
La situation des écrivains était d'autant plus précaire que, du jour au lendemain, il leur devenait impossible de publier leur travail et qu'ils étaient réduits à des tâches alimentaires loin de leurs préoccupations ; ce fut le cas pour Mandelstam comme pour son presque contemporain Daniil Harms, d'abord exilé, puis gagnant son pain en écrivant des livres pour enfants. La méfiance des bolcheviques, dès le début des années 1920, s'est progressivement accrue avec Trostky (Littérature et révolution, en 1924, condamne le poète Andréï Biély), puis avec la prise de pouvoir par Staline en 1927. Plutôt éloigné des bolcheviques, Mandelstam n'est pas du tout du côté de la bourgeoisie, dont il critique le comportement avec ironie dans La Quatrième prose : « Une question m'a toujours intéressé : où le bourgeois va-t-il pêcher son air dégoûté et son prétendu sens des convenances ? Cette aptitude à savoir ce qu'il convient de faire, c'est évidemment ce qui apparente le bourgeois à l'animal. » Par ailleurs, dans un de ses brefs récits, il qualifie de « bourgeois ignorant » le socialiste belge Vandervelde venu s'extasier sur la nouvelle société.
Il y a dans les récits et les relations de voyage une grande vivacité des notations, un art du portrait, un goût de l'observation et, toujours, le plaisir répété de vivre dans la ville, telle quelle, avec sa pauvreté — « Il n'aime pas la ville, celui qui n'en apprécie pas les guenilles, les lieux modestes, pitoyables, qui ne s'est pas essoufflé sur ses escaliers de service ». Il y a aussi la littérature russe, présente par une allusion ou la citation d'un vers, les auteurs français (Villon, Flaubert ou les ïambes d'Auguste Barbier) et, constamment, une écoute attentive des manières de parler, ici des expressions entendues à Kiev, là de la langue du bazar qui, « pareille à une petite bête carnassière, fait étinceler l'éclat de ses petites dents blanches. »
Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929), traduit du russe par Jean-Claude Schneider, La Dogana, 2013, 168 p.
Article paru sur Sitaudis.fr
* La Quatrième prose a été par ailleurs traduite par André Markowicz (Christian Bourgois, 1993, puis collection "Titres", 2006).
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22/05/2013
Constantin Cavafy, Œuvres poétiques
Maison avec jardin
Je voudrais une maison à la campagne
Avec un grand jardin, moins
Pour les fleurs, les arbres, la verdure
(S'il y en a, tant mieux, c'est superbe)
Que pour avoir des bêtes. Ah ! Je voudrais des bêtes !
Au moins sept chats, deux complètement noirs
Et deux blancs comme la neige, pour le contraste ;
Un grave perroquet que j'écouterais
Bavarder avec emphase et conviction.
Les chiens, trois suffiraient, je pense.
Je voudrais encore deux chevaux (ce sont de bonnes bêtes),
Et sans faute trois ou quatre de ces merveilleux,
De ces sympathiques animaux, les ânes,
Qui resteraient là sans rien faire, à jouir de leur bien-être.
Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, traduction Socrate C. Zervor et Patricia Portier, Imprimerie Nationale, 1992, np.
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21/05/2013
Giorgio de Chirico, Poèmes Poesie
Chirico, Autoportrait
Forêt sombre de ma vie
Je t'ai toujours aimée forêt sombre
De ma vie.
Forêt plus sombre qu'une nuit sombre
Au pôle sombre...
Voûte du ciel, au pôle, une nuit...
... Nuit sans voiles
Mais sans étoiles
Ni aurores boréales...
Voûte du ciel, au pôle, cette nuit...
Dans mes élans et mes ivresses
Dans mes fatigues et mes bassesses,
Mes fols espoirs, mes douces tendresses,
Mes lourds chagrins, mes bonnes sagesses,
Mes grands courages, mes lassitudes,
mes lâchetés, mes turpitudes,
mes abstractions, mes quintessences,
mes solitudes, mes grandes licences,
mes vains appels, mes lourdes confiances.
Giorgio de Chirico, Poèmes Poesie, présentés par
Jean-Claude Vegliante, Solin, 1981, p. 51.
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20/05/2013
Jean-Louis Giovannoni, L'invention de l'espace
L'invention de l'espace
I
Tout est un intérieur
et reste à jamais
cet intérieur.
Car rien ne doit sortir
de sa forme.
Rien ne doit se tenir
en dehors.
Rien ne doit se franchir
prendre corps
dans le corps des autres.
Aucun corps
n'a droit au corps
de ce qu'il n'est pas.
Toute chose
doit se tenir en elle-même.
Toute chose
doit se contenir
ne prendre que sa forme
n'occuper que sa place
n'être pas plus qu'elle ne doit.
Surtout
ne pas se détacher
du lieu
imparti à son corps.
Tout doit rester
ce qu'il est
et ne rien ajouter.
En ce monde
tout est déjà trop prononcé.
Tout est bien trop présent
trop au bord
toujours trop poussé
par l'envie de sortir
de prendre la place d'un autre
de gagner en volume
en surface
en espace
en oxygène.
Tout est un intérieur
et doit le rester.
Imaginez
l'espace
avec des choses
ne tenant pas leur intérieur.
Des choses
ne sachant plus
où se tient leur seuil
le côté à ne pas franchir.
Des choses toujours trop pleines
ne pouvant se soustraire.
Des choses
qui menacent de fracturer
de contaminer
l'espace.
Des choses
qui soumettraient
qui réduiraient les autres
par excès de corps
de présence.
Imaginez
tout ce monde
enfermé dans son corps
rêvant de proliférer
d'envahir
de pousser ailleurs
de se multiplier
dans le corps des autres
d'être au présent
de toute chose.
Tout ce monde
impatient
qui n'en peut plus
de se contenir
d'avoir son dedans
dans le dedans de l'espace
sans jamais pouvoir se dégager
sans jamais trouver la faille
le moindre passage
pour s'écouler ailleurs
s'infiltrer dans l'autre
et le faire sien.
[...]
Jean-Louis Giovannoni, Ce lieu que les pierres regardent, suivi de Variations, Pas japonais, L'invention de l'espace, préface de Gisèle Berkman, Lettres vives, 2009, p. 147-154.
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19/05/2013
Guillevic, Aguets, dans Relier
Aguets
Dans ce que je vois
Tout autour de moi
Qu'est-ce qui n'es pas
Avertissements ?
*
Il y a
Ce qu'il y a.
Il y a
Ce qu'il n'y a pas.
Il y a
Ce qui est entre les deux.
*
On voudrait qu'il y ait
Dans la hauteur de l'air
Des espèces de joues
Que l'on pourrait gifler.
*
Comme est loin
Ce qui somnole en moi
Et près de moi
Ce que je cherche
Dans les lointains.
*
Le ciel de la nuit
Est un bal continuel,
Mais jamais d'idylle.
*
Je ne récuserai pas
La terre,
Elle fait ce qu'elle peut,
Mais lui échappe
Ce qui nous échappe
Et nous taraude.
*
Et ce goût de néant —
Comme si le néant
Avait un goût.
*
Le temps,
J'ai tout mon temps,
Mais il en a, lui,
Beaucoup plus.
*
Ce n'est pas rien
D'avoir à porter le monde,
Courage !
(1991)
Guillevic, Relier, Gallimard, 2007, p. 495-497.
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18/05/2013
Antoine Emaz, Cambouis
On écrit sans doute parce qu'on n'a rien d'autre pour tenir droit dans un monde de travers.
Je crois n'avoir jamais connu que des poètes fêlés. Qu'ils soient bons ou mauvais est une autre affaire, mais ce lien entre écriture et fêlure, oui. Et une fêlure d'être, profonde, pas l'égratignure sociale ou l'écorchure de vanité. Pas non plus des êtres cassés, sinon l'écriture cesserait. Des bancals, des boiteux d'être. Et chez les vrais lecteurs, de même, car il faut pouvoir l'entendre, ce son de cloche fêlée ou d'enfant qui pleure presque en silence.
Toujours se méfier du brio, du brillant. La poésie, vue de ma fenêtre, comme un art du peu, du pauvre.
Rien de magique en poésie : un peu de chance et beaucoup de travail.
Écrivant, on ne s'adresse pas à tout le monde mais à chacun. Cela passe ou pas, selon le lecteur, en fonction de sa culture, ses goûts, son histoire particulière... Ce qu'on nomme le « public » n'existe pas. Les lecteurs viennent un à un, pour des raisons très différentes, voire opposées. Ce qu'on nomme « public » est une somme d'individus qui, pris isolément, ont tous de solides raisons pour aimer ou détester tel ou tel travail. Je ne crois pas qu'il y ait un mouvement de mode, même s'il y a de l'air du temps. C'est bien plus complexe, le poète est seul parmi d'autres poètes, tout comme le lecteur est seul parmi d'autres lecteurs. On ne peut créer un mouvement de foule en poésie. D'où l'illusion des « écoles » « mouvements littéraires ». C'est bien plus émietté : on peut gommer les écarts en soulignant les points communs, mais pas longtemps. Rien que de bien naturel puisque les principes édictés par l'un ne peuvent être suivis par les autres, sauf à à considérer comme valorisante la piètre condition de disciple, émule, remorqué...
Antoine Emaz, Cambouis, Seuil, "Déplacements", 2009, p. 155, 171, 177, 179, 180.
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17/05/2013
Paul Celan, La Rose de personne [Die Niemandsrose]
Avec toutes les pensées je suis sorti
hors du monde : tu étais là,
toi, ma silencieuse, mon ouverte, et —
tu nous reçus.
Qui
dit que tout est mort pour nous
quand notre œil s'éteignit ?
Tout s'éveilla, tout commença.
Grand, un soleil est venu à la nage, claires,
âme et âme lui ont fait face, nettes,
impératives, elles lui ont tu
son orbe.
Sans peine,
ton sein s'est ouvert, paisible,
un souffle est monté dans l'éther,
et ce qui s'est nué, n'était-ce pas,
n'était-ce pas forme, et sortie de nous,
n'était-ce pas
pour ainsi dire un nom ?
Mit allen Gedanken ging ich
hinaus aus der Welt : da warst du,
du meine Leise, du meine Offne, und —
du empfingst uns.
Wer
sagt, dass uns alles erstarb,
da uns das Aug brach ?
Alles erwachte, alles hob an.
Gross kam eine Sonne geschwommen, hell
standen ihr Seele und Seele entgegen, klar,
gebieterisch schwiegen sie ihr
ihre Bahn vor
Leicht
tar sich dein Schoss auf, still
stieg ein Hauch in den Äther,
und was sich wölkte, wars nicht,
wars nicht Gelstalt und von uns her,
wars nicht
so gut wie ein Name ?
Paul Celan, La Rose de personne [Die Niemandsrose], traduction de Martine Broda, Le Nouveau Commerce, 1979 [1963], p. 31 et 30.
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