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30/06/2013

Pascal Quignard, La nuit sexuelle

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                               Une scène française

 

    Il existe une étrange scène française. On la découvre dans Mellan. Elle se multiplie à partir de Fragonard. Elle se radicalise avec Courbet. Claude Mellan à vrai dire, s'il l'invente, ne la poursuit pas et ne l'acheva pas. On la nomme La Souricière. Un nourrisson sorti de la vulve sa mère se retourne à quatre pattes et regarde la vulve dont il est issu.

   Courbet peignit ce que le XIXe siècle appela le "con" en 1866. Il en vendit l'image à Khalil Bey. Khalil Bey la transmit à Bernheim Jeune. Bernheim la passa à François de Harvany, François de Harvany la céda au baron Herzog. Elle arriva de façon mystérieuse entre les mains du psychanalyste Jacques Lacan dissimulée sous un cache conçu par le peintre Masson. Je me souviens qu'en ce temps là on nommait origine du monde ce qui n'est que l'origine de chacun.

   Nous ne sommes pas Ulysse. Nous n'avons pas de "chez nous" à la surface de ce monde. Tout Ithaque que nous voudrions rejoindre est interne. Cet internat est celui de la poche maternelle que chaque naissance rompt. L'errance n'aura donc pas de terme à la surface des flots ou de la terre. Pour chaque vivant vivipare un premier monde est perdu. Tout Éden est seuil et expulsion. Où retourner ? Glisserions-nous notre visage dans le sexe d'une femme ? Puis les épaules ? Puis le tronc ? Les hanches ? Le retour impossible, tel est le temps. Notre seul "chez nous" est cette étrange "ek-sistence" où pousse le jadis. Cette poussée est la Nature. L'adieu, le perdre, le ne pas se retourner, l'invisible sont les quatre murs de notre prison.

 

 

Pascal Quignard, La nuit sexuelle, J'ai lu, 2009 [2007], p. 137-138.

29/06/2013

Bashô, Le Manteau de pluie du Singe, traduction René Sieffert

 

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          ÉTÉ

 

Pousses de bambou

au temps de ma tendre enfance

dessinées par jeu

 

Dans le pot le poulpe

poursuit un songe vain

lune de l'été

 

Viens à la lumière

toi qui sous les vers à soie

chantes ô crapaud

 

Vers l'astre du jour

le tournesol toujours penche

saison des pluies

 

De la brosse à sourcils

elle a emprunté la forme

la fleur de carmin

 

Regardant les lucioles

le batelier s'est saoulé

démarche incertaine

 

Que bientôt mourront

ne se laisse deviner

au cri des cigales

 

 

Bashô, Le Manteau de pluie du Singe, traduit du japonais par René Sieffert, POF, 1986, p. 43, 45, 47, 51, 53, 55, 59

28/06/2013

Edoardo Sanguineti, Corollaire, traduction Patrizia Atzei et Benoît Casas

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1.

acrobate (n.m.) est celui qui marche tout en pointe (des pieds) : (tel, du   moins,

pour l'étymon): mais ensuite il procède, naturellement, tout en pointe de doigts, aussi,

de mains (et en pointe de fourchette) : et sur sa tête : (et sur les clous,

en fakirant et funambulant) : (et sur les fils tendus entre deux maisons, par les rues

et les places : dans un trapèze, un cirque, un cercle, sur un ciel) :

il voltige sur deux cannes, flexiblement, enfilées dasn deux verres, deux chaussures,

deux gants : (dans la fumée, dans l'air) : pneumatique et somatique, dans le vide

pneumatique : (dans de pneumatiques plastiques, dans des fûts et bouteilles) : et il saute mortellement :

et mortellement (et moralement) il tourne :

                                            (ainsi je tourne et saute, moi, dans ton cœur) :

 

 

1.

acrobata (s.m.) è chi cammina tutto in punta (di piedi) : (tale, almeno,

è per l'etimo) : poi procede, però, naturalmente, tutto in punta di dita, anche,

di mani (e in punta di forchetta) : e sopra la sua testa : (e sopra i chiodi,

fachireggiando e funamboleggiando): (e sopra i fili tra due case, per le strade

e le piazze: dentro un trapezio, in un circo, in un cerchio, sopra un cielo):

volteggi su due canne, flessibilmente, infilzate in due bicchieri, in due scarpe,

in due guanti: (dentro il fumo, nell'aria): pneumatico e somatico, dentro il vuoto

pneumatico (dentro pneumatici plastici, dentro botti e bottiglie) : e salta mortalmente:

e mortalmente (e moralmente) ruota:

                                           (cosi mi ruoto e salto, io nel tuo cuore):

 

 

Edoardo Sanguinetti, Corollaire, traduit de l'italien par Patrizia Atzei et Benoît Casas, Préface de Jacques Roubaud, NOUS, 2013, p. 13 et 71.

27/06/2013

Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour

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                            19-20 mai 1942

 

   Condamné à mort par les Allemands, je prends la chose courageusement jusqu'au moment où l'on me dit qu'on viendra me faire la barbe au début de l'après-midi, dernière toilette avant l'exécution. Cette dernière toilette, événement sur lequel toute mon attention était fixée, m'avait masqué l'événement ultime que serait l'exécution. Or, maintenant que j'en connais l'heure, ma pensée peut aller au-delà, de sorte que je vois disparaître le dernier écran placé entre la mort et moi par ce détail de protocole. Rien ne me séparant plus de l'exécution elle-même, mon courage fait place à une angoisse indescriptible. Je sens que je ne tiendrai pas le coup, que je pleurerai et hurlerai quand on me mènera au poteau.

   Je rêve ensuite qu'on publie des souvenirs de mon collègue du Musée de l'Homme, Anatole Lewitzky (fusillé effectivement par les Allemands le 23 février de cette même année). Notant jusqu'à la dernière minute ses impressions de condamné, il raconte comment l'exécution a eu lieu dans une sorte de parc d'exposition désaffecté, aux abords du Mont Valérien. Ses compagnons et lui, on les a fait s'adosser chacun à une reconstitution de case ronde africaine, en pisé ou en argile séchée. Lewitzky raconte que, devant la porte de la case qui lui tiendrait lieu de poteau d'exécution, il y avait sur le sol un poulet ou un squelette de poulet (comme on peut voir en Afrique, sur des autels domestiques, des plumes provenant de volailles égorgées pour des sacrifices, ainsi que des crânes ou mâchoires d'autres animaux). Le texte se termine par une sorte de testament politique ou profession de foi : mots d'ordre, pronostics plein de confiance quant à l'issue de la guerre.

 

 

Michel Leiris, Nuis sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961, p. 143-144.

26/06/2013

Gaston Chaissac, Hippobosque au bocage

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                J'en reste sardine

 

C'est la magie des mots d'amour

D'une turbine regret d'un jour,

J'en reste sardine.

 

Mon estomac est en lambeaux et mon frère

Dagobert m'a dit : restaure-toi d'amour, de mors,

d'une sardine. Et ma petite turbine

quelle piètre petite combine,

je l'offre au vent pour un mégot.

 

Je n'ai à paître qu'un escargot

Mon estomac grimace dans ma bedasse

et ma denture s'escrime en vain à mordre dans la faim.

 

Qu'elle est coriace, et au monde un refrain

qui fait serin s'évanouir derrière

les fagots dans une nuit illusoire.

 

Comme la sardine sous un ciel de lit

pour se protéger de l'orage, un sondeur

de temps, tout magicien qu'il est ne sait qu'en dire

et se tait longtemps.

 

Gaston Chaissac, Hippobosque au bocage, L'Imaginaire /

 

Gallimard, 1995 [1951], p. 13-14.

25/06/2013

James Sacré, Des animaux plus ou moins familiers

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                            Animaux

 

                                         4

 

Quand la pluie. Naïf j'y pressens le bonheur : un pays paraît j'y entre et plus rien ne souffre : le temps devient l'herbe, des toits plus rouges (peu d'herbe : plantain maigre, renouée). Les arbres longtemps sont fans la pluie. Les arbres longtemps sont dans la pluie.

 

(Dans la lumière que ménage une ouverture de l'écurie (solitude et paille — midi) sous la masse confuse du taureau tout le dessin pesant fin de l'appareil génital tremble (peut-être) ou c'est le jour dans l'été ou la parole du poème : je déchargerais très longtemps tant de foutre ; je devine l'inabordable richesse de mourir.)

 

 Quoi le bonheur ? Le matin naît dans la rencontre d'un gris (pluie, maison délabrée) et d'objets. Un encrier est immédiat — une faïence et des pommes rouges : demandent-ils un poème ? Leur présence est-elle vraie ? J'écris bien ce poème mais où pèse le temps que j'envahis ?

[...]

 

James Sacré, Des animaux plus ou moins familiers, André Dimanche, 1993, p. 39.

 

 

 

24/06/2013

Jean-Luc Parant, Les très-hauts

Jean-Luc Parant, Les très-hauts, les yeux, le soleil, les livres, lumière

   Il n'a fait que nuit, le soleil était très loin et très petit dans le ciel, sa lumière nous parvenait à peine, nos yeux n'étaient que des points sur notre visage comme le soleil n'était qu'un point dans le ciel. Quand le soleil s'est approché, nos yeux se sont agrandis ; nous nous sommes mis debout et nous avons eu des mains pour pouvoir maintenir le soleil entre nos doigts, et empêcher qu'il ne grossisse trop dans le ciel, et pour pouvoir toujours nous cacher derrière notre main pour qu'il n'éblouisse pas nos yeux et ne brûle pas notre corps.

   Notre corps n'a pas brûlé parce que nous avons écrit avec lui, nous avons écrit des livres avec notre main qui nous cachait le soleil, comme nos yeux n'ont pas été éblouis parce que nous avons lu avec eux et que nous avons lu des livres avec nos yeux qui nous montraient le soleil et nos mains qui écrivaient et nos yeux qui lisaient ont repoussé le feu, le feu est resté à sa place, immobile dans l'espace pour nous faire découvrir l'intouchable.

 

 

Jean-Luc Parant, Les très-hauts, Argol, 2013, p. 27-28.

23/06/2013

Jean-Paul Michel, « Quand on vient d'un monde d'Idées, la surprise est énorme »,

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« Nos ennemis dessinent notre visage » (1997-1998)

 

« Nos ennemis dessinent notre visage »

Cette vérité effraie.

Pour survivre nous cachons ce que nous sommes.

Nous masquons des vertus en vices.

Nous montrons des richesses que nous n'avons pas.

 

Nous inclinons dès l'enfance à l'injure et au mépris.

Adolescents, nous mettons un point d'honneur à blesser le cœur de   qui nous aime.

Nous désirons communément le pire malgré les supplications et les larmes.

Nous rugissons comme des tigres sous l'injure.

Nous sommes pour nous-même notre pire ennemi.

 

Nous nous heurtons à ce qui est.

Nous appelons cela connaître.

Nous allons à nos fins sans savoir avec zèle.

Nous appelons notre folie savoir.

Nous pensons en cela échapper.

 

Nous éprouvons de la honte de ce qui devrait nous donner de la         fierté, de la fierté de ce qui devrait nous donner de la honte.

Nous désirons jusqu'aux plus grandes souffrances.

Nous avons le goût surprenant de nous avilir.

Nous répétons des erreurs anciennes.

Ces inconséquences nous apparaissent.

Nous nous livrons à leur peu de sens.

 [...]

 Jean-Paul Michel, « Quand on vient d'un monde d'Idées, la surprise est énorme », 'When One comes from a World of Ideas, Vast is the Surprise', Quarante poèmes choisis, traduits et post-présentés par Michael Bishop, VVV / William Blake & Co, 2013, p. 71.

 

 

22/06/2013

Guillevic, Lexiquer, dans Accorder

 

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          G

 

 

Le mot garenne

 

Pour vivre en nostalgie

Dans le grouillement

 

Terreux

D'un sous-bois.

 

              *

 

Le geai,

 

On dirait à l'entendre

Qu'il connaît son nom.

 

               *

 

Des mots

Ne supportent pas

Leur généalogie.

 

                *

 

Tous les yeux

Relèvent

De la géologie.

 

                *

 

Une goulée de cidre

Est plus sinueuse

Qu'une gorgée d'eau.

 

                 *

 

Je pratique

La grammaire.

 

La grammaire

M'enseigne.

 

                 *

 

La grange reçoit

La fermentation de l'aube.

 

                  *

 

La grêle

En tombant

Doit se faire mal.

 

Guillevic, Lexiquer, dans Accorder, édition établie et postfacée par Lucie Albertini-Guillevic, Gallimard, 2013, p. 122-123.

21/06/2013

Pierre Reverdy, Pierres blanches

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La rue qui chante

 

Les voix qui tournaient

Dans la rue en pente

Celui qui montait

La tâche accomplie

Il y a des lettres sur le mur

Et tout le monde qui regarde

Les étoiles pendent

Les becs de gaz tremblent

                        Le vent

Je marche

Et l'air entier passe devant

Quand la terre tourne plus vite

Où pourrait-on se retenir

C'est peut-être la peur

Qui nous empêche de courir

Et ce sont les mots qui s'envolent

Les feuilles

Et tous les rideaux

Pour voir ce qu'il y a derrière

Dessous

Les larmes sur la gouttière de la cour

 

Pierre Reverdy, Pierres blanches, dans Œuvres complètes, II, édition préparée, annotée et présentée par Pierre-Alain Hubert, Flammarion, 2010, p. 245.

20/06/2013

Leonardo Rosa, Épigraphe pour un amour

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Épigraphe pour un amour

 

Nos jours ont été si brefs et si hauts dans le ciel ami

les rêves de la maisonnette blanche

avec l'ombre tendre du cerisier

qui s'élargit dans le jardin pour nous protéger

En toi il ne restera de moi que les larmes

ensevelies dans la région d'enfance et peut-être le nom

qui fut le premier don de mon père

et que tu aimais dire jadis

comme une chose à toi.

 

Pour les nuits du froid dans le cœur

il ne me restera que l'ombre de ton corps dénudé.

 

 

Epigrafe per un amore

 

Furono brevi i nostri giorni e alti nel cielo amico

i sogni della bianca piccola casa

con l'ombra molle del ciliego

adagiata in giardino a coprirci.

In te di mio non resterà che il pianto

sepolto nell'angolo d'infanzia e forse il nome

che fu il primo dono di mio padre

e che tu amasti pronunciare un tempo

come cosa tua.

 

Per le notti fredde nel cuore

io non avrò che l'ombra del tuo corpo nudo.

 

 

Leonardo Rosa, dans NU(e) n° 29, "Leonardo Rosa", coordination Raphaël Monticelli, p. 83.

19/06/2013

Cole Swensen, Le nôtre, traduction Maïtryi et Nicolas Pesquès : recension

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    Après L'Âge de verre en 2010 et Si riche heure en 2007, Maïtryi et Nicolas Pesquès proposent la traduction d'un troisième ensemble de Cole Swensen sur la "matière" française. Le plus ancien prenait pour prétexte Les très riches heures du duc de Berry, livre d'heures achevé à la fin du XIVe siècle, et le second livre s'attachait aux tableaux de Pierre Bonnard ; Le nôtre — jeu sur le nom pour le titre en anglais Ours — est construit à partir de la création par André Le Nôtre de nombreux jardins au XVIIe siècle. Le livre s'apparente à un livre d'histoire, avec ses divisions ("Histoire", "Principes", "Vaux-le-Vicomte", etc.) ; on suivrait donc l'invention du jardin à la française avec d'abord la création de Vaux-le-Vicomte en 1666 — « les femmes jaillissaient des carrosses, en plumes d'autruche et en rivalités / chatoiements / inclinaisons » — qui entraîna la disgrâce du surintendant Fouquet. Il y aurait ensuite Versailles, sommet de l'art de Le Nôtre, mais aussi Saint-Cloud, Chantilly, Les Tuileries, Saint-Germain-en-Laye, d'autres encore. À côté de la figure de Louis XIV, d'autres personnages apparaissent, comme Charles Le Brun, et, en remontant le temps, Marie de Médicis, Colbert. Ajoutons, quand sont évoquées les orangeries construites au XVIIe siècle, des réflexions sur l'évolution générale des sociétés (« L'histoire des fruits exotiques est parallèle à celle de l'ascension des classes moyennes »).

   Cependant, même si les faits rapportés sont exacts, ils ne constituent qu'un matériau et, très rapidement, ce n'est pas la partie historique, volontairement lacunaire, qui retient le lecteur : il s'aperçoit que dans Le nôtre le temps est comme déréglé,  qu'il y a glissement dans une phrase d'une époque à une autre. Tout se passe comme si, ouvrant une porte, un personnage traversait les siècles ; ainsi pour Marie de Médicis au Palais du Luxembourg :

 Sortant au premier jour de l'été 2007, Marie

voit des centaines de gens jouer sur les pelouses et dans les allées

qui ont été entièrement redessinées, et les chaises métalliques vertes,

leur bruit particulier quand on les traîne sur le gravier [...]

   Marie hurle, sans que les gens se soucient d'elle — mais s'agit-il bien de Marie de Médicis, puisque « [c]hacun a un geste ou une expression qui le montre hors du temps » ? Et pourquoi ne pas croire ces deux anglaises qui, au début du XXe siècle, s'égarant dans les allées des jardins de Versailles, se retrouvèrent vivre pendant quelques moments au lendemain de la Révolution de 1789 ?

   L'art du jardin consisterait à reconstruire le monde, ou peut-être même à le contenir : le jardinier doit parvenir à « ouvrir l'espace » pour que le jardin n'ait plus de limite et procure une « illusion d'infini ». L'espace est totalement transformé, de manière bien plus vive que « peint sur une tasse de porcelaine » : on reconnaîtra toujours la tasse pour ce qu'elle est, alors que le jardin de Le Nôtre avec ses multiples allées, pièces d'eau, bosquets, plans lointains, est un monde en lui-même ; les sous-titres le suggèrent, "Un jardin est un visage", "une marée", "une approche infinie", etc, c'est-à-dire « tout un jeu / dans lequel les pièces s'ajustent ».

   Les temps et les espaces se mêlent, et s'engouffrent dans la fiction d'autres jardins éloignés du jardin à la française, ceux vus par Montaigne en Italie et celui lié, après la Passion, à la mort et à la renaissance — qui pourraient définir le jardin —, quand une autre Marie s'approche du jardinier :

 

On nous avait promis

et Marie tend les bras au jardinier

que par l'humilité du toucher

qui recule d'un pas

  

   Cole Swensen parle d'anamorphose, et le mot rend compte des jeux d'illusion qu'elle propose, y compris dans le poème titré "Paradis" : l'homme et le jardin n'existeraient pas l'un sans l'autre et ils disparaîtraient sitôt séparés, mais leur liaison ne serait-elle pas aussi une perte de soi, ce que suggère les derniers vers : « On appelait oubliettes les premiers jardins publics de l'histoire. Sitôt entré, on ne vous distinguait plus des animaux ».

   Ce ne sont pas seulement les repères spatio-temporels qui, ici et là, sont atteints et mis à mal. Le dessin que forme souvent le poème sur la page s'éloigne de l'image toute faite du jardin à la française transparent, sans mystère : les vers peuvent être alignés en milieu de page, les blancs tronçonnent la syntaxe, les enjambements désarticulent le vers, la phrase qui s'est développée, reste inachevée, seul le début d'un nom est écrit, des phrases s'interpénètrent, "nous" renvoie aussi bien à des contemporains de Le Nôtre qu'à des personnages du XXIe siècle, etc. On suit dans le livre la confusion des temps et des espaces, le passage parfois inattendu d'une réalité reconstruite à  un monde imaginé, le jeu du continu et du discontinu, on reconnaît le passé comme énigme autant que le présent... Le dernier poème a pour titre "Garder la trace de la distance" : si le lecteur y consent, il prendra au mot ce que proposent les deux derniers vers : « Tu pourrais revenir / le long d'une voie inconnue. »

 

 

   Il faudrait s'attarder sur les réflexions croisées de Nicolas Pesquès et de Cole Swensen à propos de ce qu'est traduire, ce serait un autre article — je retiens de l'auteur : « Si écrire, c'est présager sa propre mort, et dépasser l'horizon de cette limite, alors traduire c'est entrer dans la mort d'un autre, et devenir deux fois étranger. »


Cole Swensen, Le nôtre, traduit de l'américain par Maïtryi et Nicolas Pesquès, éditions Corti, 2013, 120 p., 17 €.

Cette recension a été publiée en ligne dans Les carnets d'eucharis de Nathalie Riéra au mois de mai.

18/06/2013

Michel Butor, Légendes à l'écart

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L'enfance d'un dragon

 

Je suis né dans un œuf

au milieu d'un brasier

j'ai absorbé les flammes

qui léchaient ma coquille

ma mère m'a nourri

de whisky et de rhum

 

Les leçons de mon père

m'ont permis de planer

sur sommets et vallées

et dormir d'un seul œil

pour garder les trésors

et l'entrée des cavernes

 

Et j'ai dû m'appliquer

à réciter la liste

des volcans et geysers

en pleine activité

pour pouvoir retrouver

notre chaleur natale

 

C'est surtout important

si notre assignation

est parmi les glaciers

Islande ou Antarctique

car la vie d'un dragon

est pleine de dangers

 

Il nous faudra porter

d'exquises jeunes filles

jusque dans les recoins

d'archipels périlleux

avec rochers tranchants

épaves et débris

 

Et rester insensibles

à leurs pleurs et leurs charmes

attendant le héros

qui doit les délivrer

en me coupant la tête

qui repoussera vite

 

Michel Butor, Légendes à l'écart,

 entretiens avec Kristell Loquet, éditions

 

Marcel le Poney, 2013, p. 8.

17/06/2013

Ghérasim Luca, L'extrême occidentale

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   Tout ce qui nous caresse ou nous déchire, tout ce qui nous frôle, nous hante, nous griffe et nous trouble, tout ce qui nous pousse en avant, en arrière, contre le mur, vers un autre corps ou au bord de l'abîme, tout ce qui se défait irrémédiablement ou, au contraire se cristallise, tout ce qui grimpe, tout ce qui nous fascine, tout ce qui nous contracte, nous pique et nous questionne, tout ce qui nous touche de près, tout ce qui nous étouffe, tout ce qui nous fait signe ou frissonner ou honte et tout ce qui nous plonge, tout ce qui nous absorbe et nous dissimule, tout ce que nous perçons , respirons ou risquons malgré tout, tout ce que nous descendons ou qui nous emporte, tout ce qui nous enlise, tout ce qui rampe, tout ce qui s'élance, tout ce qui est en train de capturer ou de lâcher prise ou de trépigner ou de se recroqueviller et de se détendre, tout ce qui cache une trappe ou deux, tout ce qui rend souple, ivre, invulnérable, tout ce qui d'une touche légère met en mouvement un délicat mécanisme... fait irruption dans ces corps d'hommes et de femmes qui éclatent et s'endorment sous la constante ardeur de leur souffle fondu dans le moule sans forme, sans fond et sans issue praticable d'un labyrinthe de muscles tendus à l'extrême, le seul fil d'Ariane : la joie de l'égarement.

 

Ghérasim Luca, L'extrême occidentale, éditions Corti, 2013, p. 20-21.

 

 

 

16/06/2013

Jacques Dupin, Une apparence de soupirail

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[...]

   Les nuages traversent la chambre au delà des cimes qui nous retiennent. La chambre abandonnée aux nuages... Les nuages laissés à la mer...

 

   Une vieille sur son séant, toutes ses forces regroupées en un seul fil, de laine rouge... Elle ajuste le point de crochet, à l'infini, simplement. Du nœud de ses phalanges grises, à l'écoute de l'intensité...

 

   Le sentier de montagne, le simple, le nu... Imprégné de la couleur du ciel. Le sentier perdu. Effacé... S'écrivant à travers les flammes. Tourneboulant la frayeur subite des chevaux...

 

   Le vent souffle dans l'oreiller  que ta nuque écrase. Le même vent qui m'exile. La lumière qui te soustrait. Notre bouche s'emplit de boue.

 

   Des herbes et des nombres, blessés, la musique s'empare. Les arbres sont à l'abandon. Ta cuisse s'éteint longuement. Dans mon sommeil. Sous les arbres.

 

   Frappant la pierre, le basalte de ma naissance, — l'orgue réfractaire. Frappant ingénument. Absurdement. Lapidant la lumière...

   Je n'ai de forces que pour dormir. Dormir entre les coups de la masse et mes tempes de pierre.

[...]

 

 

Jacques Dupin, Une apparence de soupirail, Gallimard, 1982, p. 70-75.