10/10/2012
Giorgio Agamben, Nudités
Identité sans personne
[...] Persona signifiait à l'origine "masque" et c'est à travers le masque que l'individu acquiert un rôle et une identité sociale. Ainsi, à Rome, tout individu était identifié par un nom qui exprimait son appartenance à une gens, à une lignée, mais celle-ci, à son tour, se trouvaient définie par le masque en cire de l'aïeul que chaque famille patricienne conservait dans l'atrium de sa demeure. De là à faire de la personne la « personnalité » qui définit la place de l'individu dans les drames et dans les rites de la vie sociale, il n'y a qu'un pas et persona a fini par indiquer la capacité juridique et la dignité politique de l'homme libre. Quant à l'esclave, tout comme il n'avait pas d'aïeux, ni de masque, ni de nom, il ne pouvait pas davantage avoir une « personne », une capacité juridique (servus non habet personam). La lutte pour la reconnaissance est donc, à chaque fois, une lutte pour le masque, mais ce masque coïncide avec la « personnalité » que la société reconnaît à chaque individu (ou avec le « personnage » qu'elle fait de lui avec sa connivence plus ou moins réticente).
Il n'est donc pas étonnant que la reconnaissance des personnes ait été pendant des millénaires la possession la plus jalouse et la plus significative. Si les autres êtres humains sont importants et nécessaires, c'est avant tout parce qu'ils peuvent me reconnaître. Le pouvoir lui-même, la gloire, la richesse, tout ce à quoi "les autres" semblent être si sensibles n'a de sens, en dernière analyse, qu'en vue de cette reconnaissance de l'identité personnelle. On peut bien, comme aimait à le faire, selon les récits, le calife de Bagdad Haroun-al-Rashid, se promener incognito par les rues de la ville et s'habiller comme un mendiant ; mais s'il n'y avait jamais un moment où la gloire, les richesses et le pouvoir étaient reconnues comme « miens », si, comme certains saints invitent à le faire, je passais tout ma vie dans la non-reconnaissance, alors mon identité personnelle serait perdue à jamais.
Giorgio Agamben, Nudités, traduction de l'italien par Martin Rueff, éditions Payot & Rivages, 2012 [2009], p. 69-70.
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27/06/2012
Yves Boudier, Consolatio
L'aube
toison gardienne
« Il pleut dans mes yeux... »
innocente le corps
de n'être que
vision indocile
du sexe vif
(aliénance des rêves)
je ne marche jamais seul
dans le sommeil
ce qui voile en moi
ne prouve rien
seulement dit
la jointure
l'humanité Janus
cette voie
vers
la nuit d'où naissent les enfants
Je ferme les yeux
cède
au cœur vigile
la présence animale
touche le seuil
désincarne
le verbe
la forêt gagne
et la mort passagère
découpe dans
les draps
au lever des chimères
Yves Boudier, Consolatio, postface de Martin Rueff,
"La mort au carré", Argol, 2012, p. 9-12.
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16/10/2011
Eugenio De Signoribus, Ronde des convers
Congé
maintenant je dois te dévier
langue de nostalgie
langue de longue vigie
un luxe encore te désirer
chœur de l’avant-première
au pli du rideau incinère
dans le ventre funéraire
l’œuvre du suaire
maintenant je vais où s’attachent
ceux qu’on dit actifs
l’esprit qui se détache
de l’ouvrage passif
Congedo
ora devo deviarti
lingua di nostalgia
lingua di lunga scia
coro dell’anteprima
nel chiuso del sipario
nell’atro ventre strina
l’opera del sudario
ora vado dove sosta
la gente detta attiva
la mente che si sposta
dall’opera passiva
Eugenio De Signoribus, Ronde des convers, 1999-2004, traduction de l’italien, postface et commentaires de Martin Rueff, Préface d’Yves Bonnefoy, Collection « Terra d’altri », Verdier, 2007, p. 127 et 126.
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