27/09/2011
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
Encore une fois les hibous
J’allais à travers temps évoquant l’avenir
Que j’avais vu la veille au sein de quelque rêve
Et le long de l’espace au rebours de l’agir
Je laissais s’écouler glauque et vive la sève
De grands arbres plantés à l’instar du menhir
Pour marquer du soleil la fugitive trêve
Et qu’à leurs pieds géants les ans viennent gésir
En attendant le jour où l’homme se relève
Ni debout ni couchés des êtres à genous
Plantaient leur front plaintif dans une terre aride
La bouche dilatée arrachant des caillous
Mais je ne voudrais pas d’un destin aussi dous
Souligner la tendance assurément putride
C’est lorsque la nuit vient que volent les hibous
Qui cause ? Qui dose ? Qui ose ?
Si j’osais je dirais ce que je n’ose dire
Mais non je n’ose pas je ne suis pas osé
Dire n’est pas mon fort et fors que de le dire
Je cacherai toujours ce que je n’oserai
Oser ce n’est pas rien ce n’est pas peu de dire
Mais rien ce n’est pas peu et peu se réduirait
À ce rien si osé que je n’ose produire
Et que ne cacherait un qui le produirait
Mais ce n’est pas tout ça Au boulot si je l’ose
Mais comment oserai-je une si courte pause
Séparant le tercet d’avecque le quatrain
D’ailleurs je dois l’avouer je ne sais pas qui cause
Je ne sais pas qui parle et je ne sais qui ose
À l’infini poème apporter une fin
*
Acriborde acromate et marneuse la vague
au bois des écumés brouillés de mille cleurs
pulsereuse choisit un destin coquillage
sur le sable où les nrous nretiennent les nracleus
Si des monstres errants emportés par l’orague
crentaient avec leurs crons les crepâs des sancleurs
alors tant et si bien mult et moult c’est une ague
qui pendrait sa trapouille au cou de l’étrancleur
Où va la miraison qui flottait en bombaste
où va la mifolie aux creux des cruses d’asthe
où vont tous les ocieux sur le chemins des mers
on ne sait ce qui court en poignant sur la piste
on ne sait ce qui crie en poussant le tempiste
dans le ciel où l’apur cherche un bénith amer
on ne sait pas
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, Le Point du jour,
Gallimard, p. 197-198, 141-142, 139-140.
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26/09/2011
Paul Valéry, Littérature (Œuvres II)
Les livres ont les mêmes ennemis que l’homme : le feu, l’humide, les bêtes, le temps, et leur propre contenu.
Dans le poète :
L’oreille parle,
La bouche écoute ;
C’est l’intelligence, l’éveil, qui enfante et rêve ;
C’est le sommeil qui voit clair ;
C’est l’image et le phantasme qui regardent,
C’est le manque et la lacune qui créent.
La poésie n’est que la littérature réduite à l’essentiel de son principe actif. On l’a purgée des idoles de toute espèce et des illusions réalistes ; de l’équivoque possible entre le langage de la « vérité » et le langage de la « création », etc.
Et ce rôle quasi créateur, fictif du langage — (lui, d’origine pratique et véridique) est rendu le plus évident possible par la fragilité ou par l’arbitraire du sujet.
L’idée d’Inspiration contient celle-ci : Ce qui ne coûte rien est ce qui a le plus de valeur.
Ce qui a le plus de valeur ne doit rien coûter.
Et celle-ci : Se glorifier le plus de ce dont on est le moins responsable.
Quelle honte d’écrire, sans savoir ce que sont langage, verbe, métaphores, changements d’idées, de ton ; ni concevoir la structure de la durée de l’ouvrage, ni les conditions de sa fin ; à peine le pourquoi, et pas du tout le comment ! Rougir d’être la Pythie…
Paul Valéry, Littérature, dans Œuvres II, édition établie et annotée par Jean Hytier, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 546, 547, 548 et 550.
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25/09/2011
Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846)
Viens-t’en avec moi
Viens-t’en avec moi
Il n’est plus que toi
Dont mon cœur puisse se réjouir ;
Nous aimions par les nuits d’hiver
Errer dans la neige :
Si nous renouvelions ces vieux plaisirs ?
Noires et folles, les nuées
Tachent d’ombre, là-haut, les terres élevées
Comme elles faisaient autrefois,
Et ne s’arrêtent que là-bas,
À l’horizon confusément amoncelées,
Tandis que les rayons de lune
Si prestement luisent et fuient
Qu’à peine pouvons-nous dire qu’ils ont souri.
Viens avec moi — viens te promener avec moi ;
Nous étions bien plus autrefois,
Mais la Mort nous a dérobés nos compagnons
Comme le Soleil la rosée ;
Oui, la Mort les a pris un à un, nous laissant
Tous deux seuls désormais ;
Aussi mes sentiments se voudraient-ils aux tiens
Nouer étroitement, n’ayant d’autre soutien.
« Non, ne m’appelle pas, cela ne saurait être ;
L’Amour serait-il si constant ?
La fleur de l’Amitié peut-elle dépérir
Pour revivre après de longs ans ?
Non, quand même le sol est humide de larmes
Et si belle qu’elle ait pu croître ;
Car la sève une fois tarie, son flux vital
Ne s’épanchera jamais plus :
Mieux encore que ne fait l’étroit cachot des morts
La Terre sépare le cœur des hommes. »
[Printemps 1844]
Come, walk with me
Come, walk with me ;
There only thee
To bless my spirit now ;
We used to love on winter nights
To wander throw the snow.
Can we not woo back old delights ?
The clouds rush dark and wild ;
They fleck with shade our mountain heights
The same as long ago,
And on the horizon rest at last
In looming masses piled ;
While moonbeams flash and fly so fast
We scarce can say they smiled.
Come, walk with me — come, walk with me ;
We were not once so few ;
But Death has stolen our company
As sunshine steals the dew :
He took them one by one, and we
are left, the only two ;
So closer would my feelings twine,
Because they have no stay but thine.
« Nay, call me not ; it may not be ;
Is human love so true ?
Can Friendship’s flower droop on for years
And then revive anew ?
No ; though the soil be wet with tears,
How fair soe’er it grew ;
The vital sap once perished
Will never flow again ;
And surer than that dwelling dread,
The narrow dungeon of the dead,
Time parts the hearts of men. »
[Spring 1844]
Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846), choisis et traduits d’après la leçon des manuscrits par Pierre Leyris, édition bilingue, Poésie / Gallimard, 1963, p. 144-147.
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24/09/2011
Jean Paulhan, À demain la poésie
Ce qu'en dit le premier venu
Il est probable, puisque tout le monde le répète, qu'il y a un mystère dans la poésie. Il est sûr en tout cas que nous nous conduisons à son égard comme s'il y avait un mystère. Tu ouvres un livre de poèmes, et tu es dès l'abord saisi. Avant même d'avoir rien lu. Tu attends. Quoi ? Peu importe, tu attends. Déjà tout séparé, retranché, détaché. De quoi ? Mais par exemple — que tu sois homme, ou poète — de toute jalousie, de tout amour-propre, de tout souci de comparaison. Parfaitement débarrassé de toi-même (ce qui ne va pas toujours sans quelque anxiété). Pourtant, tu n'es pas humilié pour autant. Pas molesté le moins du onde. C'est au contraire : tu te rassembles, tu es tout entier redressé — comme si tu entrais dans un beau monument, comme si tu te mêlais à quelque cérémonie. Tout réconcilié, tu penses à toi sans mauvaise humeur. Ta voix intérieure même se transforme.
Ensuite vient le poème, laissons cela. Et quand il est passé ? Non, tu n'as pas appris grand-chose. Que le temps passe vite. Si l'on veut. (Pourtant il est toujours là.) Qu'il faut profiter de la vie pendant que tu la tiens. Bien sûr. Peut-être que tes cheveux ressemblent à des feuilles, et tes dents à des rochers. (D'ailleurs, pas tant que ça.) Tu t'en doutais. Cependant, tu te sens vaguement changé, il t'est resté quelque trace de l'évènement : c'est comme s'il était soudain devenu bizarre que les cheveux ressemblent plus ou moins à des feuilles, et que ta vie soit courte. Dans quelle stupeur es-tu plongé, où le plus banal te paraît singulier, et le singulier banal ? Or il arrive que l'état se prolonge et t'étrange quelques moments. (Comme si le mystère de la poésie, c'était de rendre mystérieux tout ce qui n'est pas elle.) Il dépasse de ta manche un fil qui t'agace parce que tu le vois trembloter sur le papier de ton livre. Tu le brûles à la base, du bout de ta cigarette. Alors tu le vois soudain qui se tord en grelottant, puis se penche et s'abat comme un arbre coupé à la hache, tu crois l'entendre gémir. Tu demeures consterné. Un peu plus tard, tout rentre dans l'ordre. Mais entre l'attente et la retombée, que s'est-il passé ? Eh bien, c'est proprement là le mystère. Et si l'on accorde qu'il est précisément mystérieux que reste-t-il à en dire ? Rien.
Jean Paulhan, À demain, la poésie, Introduction à une anthologie [1947], dans Œuvres complètes, tome II, Le Cercle du Livre précieux, 1966, p. 312.
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23/09/2011
Jacques Réda, L'Herbe des talus
Tombeau de mon livre
Livre après livre on a refermé le même tombeau.
Chaque œuvre a l’air ainsi d’une plus ou moins longue allée
Où la dalle discrète alterne avec le mausolée.
Et l’on dit, c’était moi, peut-être, ou bien : ce fut mon beau
Double infidèle et désormais absorbé dans le site,
Afin que de nouveau j’avance et, comme on ressuscite —
Lazare mal défait des bandelettes et dont l’œil
Encore épouvanté d’ombre cligne sous le soleil —
Je tâtonne parmi l’espace vrai vers la future
Ardeur d’être, pour me donner une autre sépulture.
Jusqu’à ce qu’enfin, mon dernier fantôme enseveli
Sous sa dernière page à la fois navrante et superbe,
Il ne reste rien dans l’allée où j’ai passé que l’herbe
Et sa phrase ininterrompue au vent qui la relit.
Jacques Réda, L'herbe des talus, Gallimard, 1984, p. 208.
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22/09/2011
Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux
Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau ce sont mes pensées
Et mes pensées sont toutes des sensations.
Je pense avec les yeux et les oreilles
Et avec les mains et avec les pieds
Et avec le nez et avec la bouche.
Penser une fleur c’est la voir et la respirer
Et manger un fruit c’est en savoir le sens.
C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur
Je me sens triste d’en jouir à ce point,
Et couche de tout mon long dans l’herbe,
Et ferme mes yeux brûlants,
Je sens tout mon corps couché dans la réalité,
Je sais la vérité et je suis heureux.
Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro, traduit du portugais par Armand Guibert, Gallimard, 1960, p. 55-56.
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21/09/2011
Maurice Blanchot, L'Attente l'Oubli
Il n’est pas vrai que tu sois enfermée avec moi et que tout ce que tu ne m’as pas encore dit te sépare du dehors. Ni l’un ni l’autre nous ne sommes ici. Seuls quelques-uns de nos mots y ont pénétré, et de loin nous les écoutons.
Vous voulez vous séparer de moi ? Mais comment vous y prendrez-vous ? Où irez-vous ? Quel est le lieu où vous n’êtes pas séparée de moi ?
S’il t’est arrivé quelque chose, comment puis-je supporter d’attendre de le savoir pour ne pas le supporter ? S’il t’est arrivé quelque chose — même si cela ne t’arrive que bien plus tard, et longtemps après ma disparition — comment n’est-ce pas insupportable dès maintenant ? Et, c’est vrai, je ne le supporte pas tout à fait.
Attendre, seulement attendre. L’attente étrangère, égale en tous ses moments, comme l’espace en tous ses points, pareille à l’espace ; exerçant la même pression continue, ne l’exerçant pas. L’attente solitaire, qui était en nous et maintenant passée au dehors, attente de nous sans nous, nous forçant à attendre hors de notre propre attente, ne nous laissant plus rien à attendre. D’abord l’intimité, d’abord l’ignorance de l’intimité, d’abord le côte à côte d’instants s’ignorant, se touchant et sans rapport.
Maurice Blanchot, L’Attente l’Oubli, Gallimard, 1962, p. 30-31.
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20/09/2011
Jaufre Rudel, Lanquan li jorn son lonc en may...
Lorsque les jours sont longs en mai,
J’aime ouïr les oiseaux lointains ;
Je vais courbé par le désir,
Je songe à un amour lointain,
Et les chants, les fleurs d’aubépine
Valent les glaces de l’hiver.
Jamais d’amour je n’aurai joie
Sinon de cet amour lointain
Car il n’est femme plus parfaite
En nul endroit proche ou lointain.
Elle est si belle et gente et pure
Que je voudrais, pour l’approcher,
Être pris par les Sarrasins.
Triste et joyeux je reviendrai,
Si je la vois, ‘amour lointain.
Mais qui sait quand je la verrai ?
Nos deux pays sont si lointains !
Que de chemins et de passages !
Je ne puis être sûr de rien :
Qu’il en soit comme il plaît à Dieu !
André Berry, Florilège des troubadours, publié avec une préface, une traduction et des notes par A. B., Firmin-Didot, 1930, p. 59.
Lorsque les jours sont longs en mai
Me plaît le doux chant d’oiseaux lointains,
Et quand je suis parti de là
Me souvient d’un amour lointain ;
Lors m’en vais si morne et pensif
Que ni chants ni fleurs d’aubépines
Ne me plaisent plus qu’hiver gelé.
Jamais d’amour je ne jouirai
Si je ne jouis de cet amour lointain,
Je n’en sais de plus noble, ni de meilleur
En nulle part, ni près ni loin ;
De tel prix elle est, vraie et parfaite
Que là-bas au pays des Sarrasins,
Pour elle, je voudrais être appelé captif !
Triste et joyeux m’en séparerai,
Si jamais la vois, de l’amour lointain
Mais je ne sais quand la verrai,
Car trop en est notre pays lointain :
D’ici là sont trop de pas et de chemins ;
Et pour le savoir ne suis pas devin
Mais qu’il en soit tout comme à Dieu plaira.
Poètes et romanciers du Moyen Âge, texte établi et annoté par Albert Pauphilet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1963, p. 783.
Lorsque les jours sont longs en mai m’est beau le doux chant d’oiseaux de loin et quand je me suis éloigné de là je me souviens d’un amour de loin je vais courbé et incliné de désir si bien que chant ni fleur d’aubépine ne me plaisent comme l’hiver gelé
Jamais d’amour je ne jouirai si je ne jouis de cet amour de loin car mieux ni meilleur je ne connais en aucun lieu ni près ni loin tant est son prix vrai et sûr que là-bas au royaume des Sarrazins pour elle je voudrais être captif
Triste et joyeux je la quitterai quand je verrai cet amour de loin mais je ne sais quand je la verrai car trop sont nos terres loin il y a tant de passages de chemins et moi je ne suis pas devin mais que tout soit comme il plaît à Dieu
Jacques Roubaud, Les Toubadours, anthologie bilingue, Seghers, 1971, p. 75 et 77.
Lanquan li jorn son lonc en may
M’es belhs dous chans d’auzelhs de lonh,
E quan mi suy partiz de lay
Remembra.m d’un amor de lonh :
Vau de talan embroncx e clis
Qi que chans ni flors d’aldelpis
No.m platz plus que l’yverns gelatz.
Ja mais d’amor no.m janziray
Si no.m jau d’est’amot de lonh,
Que gensot ni melhor no.n si
Ves nulha part, ni pres ni lonh ;
Tant es sos pretz verais e fis
Que lay el reng dels Sarrazis
For hieu per lieys chaitius clamatz !
Iratz e gauzens m’en partray,
S’ieu ja la vey, l’amor de lonh :
Mas non sai quoras la veyrai,
Car trop son nostras terras lonh :
Assatz hi a pas e camis,
E per aisso no.n suy devis…
Mas tot sia cum a Dieu platz !
Jaufre Rudel, dans Poètes et romanciers du Moyen Âge, Texte établi et annoté par Albert Pauphilet, Biblliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1963, p. 782 et 783.
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19/09/2011
Danielle Collobert, Les joncs, dans Œuvre II
Les joncs enivrés
Rejetaient les épaves des vents
Les fleurs inutiles.
Les ondulations troubles
Au fond des étangs gardaient
Les secrets de la mort.
L’enfance de la mer
Échappe
Au souvenir.
Le mouvement adhère
À l’innocence voulue
D’un regard.
Les formes désagrégées
Glissent
En lambeaux de fuite.
L’écrasant
Sommeil
Restitue
Le rappel.
Les murailles transparentes
Aux falaises
De violence
S’opposent
Aux montées
Des mers.
La continuité engagée
Dans le regard
Accorde
Le temps de la somnolence.
Danielle Collobert, Ensemble III (Les joncs), dans Œuvres II, édition préparée et présentée par Françoise Morvan, P.O.L., 2005, p. 121-124.
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18/09/2011
Samuel Beckett, Mal vu mal dit
De sa couche elle voit se lever Vénus. Encore. De sa couche par temps clair elle voit se lever Vénus suivie du soleil. Elle en veut alors au principe de notre vie. Encore. Le soir par temps clair elle jouit de sa revanche. À Vénus. Devant l’autre fenêtre. Assise raide sur sa vieille chaise elle guette la radieuse. Sa vieille chaise en sapin à barreaux et sans bras. Elle émerge des derniers rayons et de plus en plus brillante décline et s’abîme à son tour. Vénus. Encore. Droite et raide elle reste là dans l’ombre croissante. Tout de noir vêtue. Garder la pose est plus fort qu’elle. Se dirigeant debout vers un point précis souvent elle se fige. Pour ne pouvoir repartir que longtemps après. Sans plus savoir ni où ni pour quel motif. À genoux surtout elle a du mal à ne pas le rester pour toujours. Les mains posées l’une sur l’autre sur un appui quelconque. Tel le pied de son lit. Et sur elles sa tête. La voilà donc comme changée en pierre face à la nuit. Seuls tranchent sur le noir le blanc de ses cheveux et celui un peu bleuté du visage et des mains. Pour un œil n’ayant pas besoin de lumière pour voir. Tout cela au présent. Comme si elle avait le malheur d’être encore en vie.
Samuel Beckett, Mal vu mal dit, éditions de minuit, 1981, p. 7-8.
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17/09/2011
Pierre Reverdy, Main d'œuvre
Cœur à cœur
Enfin me voilà debout
Je suis passé par là
Quelqu’un passe aussi par là maintenant
Comme moi
Sans savoir où il va
Je tremblais
Au fond de la chambre le mur était noir
Et il tremblait aussi
Comment avais-je pu franchir le seuil de cette porte
On pourrait crier
Personne n’entend
On pourrait pleurer
Personne ne comprend
J’ai trouvé ton ombre dans l’obscurité
Elle était plus douce que toi-même
Autrefois
Elle était triste dans un coin
La mort t’a apporté cette tranquillité
Mais tu parles tu parles encore
Je voudrais te laisser
S’il venait seulement un peu d’air
Si le dehors nous permettait encore d’y voir clair
On étouffe
Le plafond pèse sur ma tête et me repousse
Où vais-je me mettre où partir
Je n’ai pas assez de place pour mourir
Où vont les pas qui s’éloignent de moi et que j’entends
Là-bas très loin
Nous sommes seuls mon ombre et moi
La nuit descend
La Lucarne ovale (1916), p. 87-88
Temps couvert
Je suis au milieu d’un nuage
de neige
ou de fumée
L’éclat du jour fait son tapage
la fenêtre en battant
ouvre le mur du coin
la paupière assoupie
et l’œil déjà baissé
Plus loin
sur le détour où aurait dû tomber
le grand vent qui passait
en roulant l’atmosphère
la neige et la fumée
Quelques grains de soleil
et le poids de la terre
à peine soulevée
Cravates de chanvre (1922), p. 211.
Pierre Reverdy, Main d’œuvre, poèmes, 1913-1949, Mercure de France, 1949.
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16/09/2011
Philippe Beck, Chants populaires
Chaque poème ou chant populaire s’inspire ici d’un conte « noté » par les Grimm.[…] Les Chants populaires dessèchent des contes, relativement. Ou les humidifient à nouveau. Par un chant objectif. Un conte est de la matière chantée ancienne, intempestive et marquante, à cause d’une généralité. (Philippe Beck, Avertissement, p. 7 et 9).
27. Technique
La force de l’homme est le point.
Celui-là sur le banc
fut un homme.
Celui-ci sur le banc continue.
Il devient ce qu’il est.
Qui est un homme ?
Bête se demande.
Elle dit parfois : « Voilà un homme ».
Ou « Voici ».
Elle va sur lui. Droit devant.
Il prend un bâton et souffle dans le dur.
Il souffle autour.
Les braises vont
au visage de la bête.
Des pierres qui brillent.
Des pierres combatives.
Comme foudre mariée à grêle.
Bête sent qu’il y a une idée
dans le souffle. I. cause
étonnement.
Et l’arrêt en plein vol.
En plein air.
Bête allée à Technicité.
En passant.
Elle visite bouche ouverte et tombée
(coquillage)
pays de violence et d’invention.
Silence et inauguration
dans la bête.
Avant les jeux.
Elle commence la vertu commune.
Et les tissus de vertu.
D’après « Le Loup et l’Homme »
Philippe Beck, Chants populaires, collection Poésie, Flammarion, 2007, p. 85-86.
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15/09/2011
Jules Renard, L'Œil clair
La visite au poète
— Nous allons voir un poète, dis-je à Philippe. Oui, M. Ponge, à Viresac, est un poète. Vous ne le saviez pas ?
— Non, monsieur.
— M. Ponge fait des vers. J’en ai lu ; vous aussi, Philippe, dans le petit journal du canton.
— Je ne me rappelle pas.
— Nous avons un poète à quatre kilomètres d’ici.
— Ça se peut bien. Est-ce qu’on prend les fusils ?
— Oui, nous chasserons à l’aller et au retour.
On part et je tue en route une tourterelle ; c’est un beau coup de fusil, digne d’un chasseur qui fait une visite à un poète.
Je n’ai jamais vu M. Ponge.
— Je connais un homme qui porte ce nom, dit Philippe, je l’ai même vu aux foires ; mais ça ne peut pas être votre poète. C’est un paysan qui ne marque pas mieux que moi.
Il se renseigne à la première maison du village.
Un vieux, assis devant sa porte, se dresse, donne une poignée de main à Philippe et dit l’air tragique :
— Il est mort !
— Merci, mon vieux.
Et le vieux se rassied, tout souriant.
— Il n’a plus sa tête, me dit Philippe.
Plus loin un autre vieux, dont la peau semble de papier, nous dit :
— Je vois bien que vous cherchez des lièvres.
— Nous cherchons M. Ponge.
— Là-bas, tenez ! au bout du village, aux dernières maisons, près de la fontaine. Vous ne le trouverez peut-être pas chez lui ; à cette heure de la journée, il est dans les champs, il garde sa vache, mais il ne s’écarte pas beaucoup de sa maison.
— Il garde sa vache lui-même ?
— Comme tout le monde !
Le village du poète n’a pas, ce soir, un goût de rose, et les gens de Viresac ne paraissent point incommodés, l’habitude ! Une vieille femme qui abat des prunes nous crie de son échelle :
— Voilà un homme qui court derrière vous !
Comme je me retourne, l’homme, en bras de chemise, s’arrête, boutonne son gilet, et nous dit :
— On m’a prévenu que vous me demandiez ; excusez-moi, j’aidais à finir une couverture de paille, là, tout, tout près. Vous me faites bien de l’honneur.
Il nous invite à entrer dans sa maison. Philippe écoute, son fusil entre les jambes. Il ne se croit pas dans la maison d’un poète et il garde sur sa tête un chapeau qu’il n’ôterait qu’à l’église où il ne va jamais.
Le poète, chétif, maigre, âgé d’une quarantaine d’années, paraît ému. Sa figure serait plus expressive, sans doute, si, d’un coup de peigne, il relevait ses cheveux gris de poussière et dégageait un peu le front haut et étroit. Il s’applique à bien parler, et comme il n’a passé que par l’école primaire, ses fautes de langage éclatent. Le mot « littérature » échappe de sa bouche avec des sonorités bizarres. L’a est énorme, coiffé d’accents circonflexes comme d’un vol de corneilles.
Il a toujours aimé la littérature, mais la prose plus que la poésie. C’est du régiment, parce qu’il avait des heures de reste, que l’idée lui vint de se lancer.
— Si j’avais poussé mes études, étant jeune, dit-il, j’aurais fait quelque chose. Je ne peux écrire des vers que pour mon plaisir personnel. Je ne sais pas si on veut me flatter, mais des gens qui s’y connaissent me trouvent de l’imagination.
Je n’ose lui dire : faites voir vos vers.
Il a pris part à un concours organisé par une revue de poésie. Il me montre une brochure bleue, et je reconnais une de ces petites revues qui vivent de cette espèce de concours parce qu’un abonnement y donne droit au moins à une mention. C’était en l'honneur de Lamartine. La liste des membres du jury, Sully Prudhomme en tête, est interminable.
— Je n’y vois pas votre nom, me dit le poète ; vous ne travaillez que pour la prose ?
— Oui, dis-je, mais ça ne m’empêche pas d’aimer la poésie, au contraire.
Il avait adressé des vers et des proses. Les vers sont classés, les proses n’ont obtenu qu’une mention.
Étant poète il croit que c’est aux vers qu’on a donné la meilleure récompense, et il m’indique son nom perdu dans une foule d’autres imprimés en petits caractères presque illisibles.
— Je garde le papier pour les enfants, dit-il. Plus tard, ils seront satisfaits.
Précisément deux gamins écoutent sur le pas de la porte ouverte.
— Eh bien ! dit le poète, est-ce qu’on se présente comme ça au monde ? Voulez-vous dire bonjour !
Ils ne veulent pas.
Une femme entre, va et vient, sans dire un mot, et disparaît. Je saurai plus tard que c’était Mme Ponge.
C’est assez pour une première visite. Quand je me lève, le poète, devinant, à ma réserve, que j’ai voulu le mettre en garde contre les espoirs irréalisables, me dit, avec une prudente finesse :
— Oh ! moi, je m’occupe de ça pour m’amuser, j’ai mon bien à faire valoir. Je ne suis pas un poète de métier, je suis un agriculteur.
Je quitte cette maison obscure, où, sans l’éclairer ni l’enrichir, viennent d’être cités les plus glorieux noms de la poésie française.
Philippe, qui n’a fait que regarder un fusil rouillé pendu au plafond, me dit, en dehors :
— Il faut que ça le tienne rudement serré pour qu’il écrive le soir, à la veillée, au lieu d’aller se coucher ; moi, je ne pourrais pas.
— Vous ne le reconnaissez donc plus ?
— Si.
— Vous ne lui avez rien dit ?
— Je n'aurais jamais cru, répond Philippe, qu’un homme comme lui, c’était un poète.
Jules Renard, L’Œil clair [1913], collection L’imaginaire, Gallimard, 1998, p. 74-77.
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14/09/2011
Jean Frémon, Antoni Tàpies, La substance et les accidents
Asocial, le graffiti ? Seulement en apparence, quand la société diverge par trop de l’espèce ; c’est alors que des individus, croyant ne se réclamer que d’eux-mêmes, manifestent au nom de l’espèce. Le mur, la table qui ont vécu, vieilli, appellent le grafiti. Le poseur de graffiti est rarement le premier, il suit, il imite, il répond, il répète, il décale, il ironise. À son insu, il entre par quelques signes dans un mode particulier de rapport entre l’espèce et le monde ; se croyant incompris, le poseur de graffiti signe son appartenance à l’espèce et à sa culture. Comme l’artiste, il s’écarte et révèle ce qu’on ne veut pas mais qui cependant est. Il catalyse.
C’est cette écriture du désir, pur supplément de corps, qu’on trouve dans la peinture de Tàpies. Et toute une théorie de signes élémentaires, lettres, chiffres, accolades, parenthèses, guillemets, tirets, plus, moins, infini, égal, qui ne dénotent qu’eux-mêmes ; nul sous-entendu en aparté, nul dialogue, nulle démonstration, ils sont là comme les signes illisibles d’une activité intellectuelle insaisissable et sont séparés des mouvements profonds du corps lui-même.
Jean Frémon, Antoni Tàpies, La substance et les accidents, éditions Unes, 1991, p. 39-40.
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13/09/2011
Walter Benjamin, Images de pensée
Je déballe ma bibliothèque
Un discours sur l’activité de collectionneur
Je déballe ma bibliothèque. Oui. Elle n’est pas encore sur les rayons, l’ennui discret de l’ordre ne s’est pas encore répandu sur elle. Je ne peux pas non plus marcher le long des rayonnages pour les passer en revue devant un auditoire bienveillant. Vous n’avez rien à craindre de tout cela. Je vous prie de vous transporter avec moi dans le désordre des caisses défoncées, dans l’air rempli de poussière de bois, sur le sol recouvert de papiers déchirés, parmi les piles de volumes tout juste ramenés à la lumière du jour après deux ans d’obscurité, pour partager un peu l’état d’esprit, pas du tout élégiaque mais plutôt impatient, qu’ils éveillent chez un authentique collectionneur. Car c’est quelqu’un de cette sorte qui vous parle et ne parle en somme que de lui. Ne serait-il pas présomptueux, ici, en se réclamant d’une apparente objectivité, d’énumérer les pièces maîtresses ou les principales sections d’une bibliothèque, ou vous exposer l’histoire de sa constitution, voire de vous expliquer son utilité pour l’écrivain ? Avec les mots qui suivent, en tout cas, j’ai en vue quelque chose de plus manifeste, de plus tangible ; il me tient à cœur de vous faire entrevoir le rapport d’un collectionneur avec ses possessions, de vous faire entrevoir plutôt l’activité du collectionneur que la collection. Il est tout à fait arbitraire que je procède en m’aidant d’une réflexion sur les diverses façons d’acquérir des livres. Une telle décision est, comme tout autre, une digue contre le raz-de-marée de souvenirs qui déferle sur tout collectionneur qui se penche sur ce qu’il possède. Toute passion confine au chaos mais celle du collectionneur confine à celui des souvenirs : le hasard, le destin qui colore à mes yeux le passé sont également perceptible dans le fouillis familier de ces livres. Car cette possession, qu’est-elle d’autre sinon un désordre où l’habitude a pris ses aises au point de prendre l’apparence de l’ordre ? Vous avez déjà entendu parler de gens dont la perte de leurs livres fait tomber malades, d’autres qui sont devenus criminels pour en acquérir. Dans ce domaine l’ordre n’est jamais que flottement au-dessus de l’abîme. « Le seul savoir exact qu’il y ait, a dit Anatole France, est le savoir sur l’année de parution et le format des livres. » En effet, s’il y a une contrepartie au dérèglement de la bibliothèque, c’est la rigueur de son catalogue.
Aussi l’existence du collectionneur est-elle dialectiquement tendue entre les pôles du désordre et de l’ordre.
Walter Benjamin, Images de pensée, traduit de l’allemand par Jean-François Poirier et Jean Lacoste, collection Titres n° 138, Christian Bourgois éditeur, 2011 [1998], p. 159-161.
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