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12/10/2011

Louis Zukofsky, Un objectif & deux autres essais, traduction Pierre Alféri

 

images-2.jpegOn a toujours trouvé la poésie plus littéraire que la musique, mais la prétendue musique pure, en tant que communication, peut être littéraire. Les voix d’une fugue, disait Bach, doivent se comporter comme des hommes raisonnables dans une conversation sérieuse. Pourtant, la musique ne dépend pas principalement, comme la poésie, d’une voix humaine qui sache la rendre. Et l’imagination peut dépouiller la parole de tout élément graphique pour qu’elle devienne un pur mouvement sonore. C’est en vertu de cet horizon musical de la poésie (jamais atteint, sans doute, par les poèmes) que n’importe qui peut écouter la poésie d’Homère sans connaître le grec et en tirer quelque chose ; se mettre « sur la même longueur d’onde » que la tradition humaine, que sa voix mûrie parmi les sons de la nature, et ainsi échapper à l’emprise d’une époque et d’un lieu comme on n’a guère de chance d’y échapper en étudiant la grammaire homérique. En ce sens, la poésie est internationale.

 

Si quelque chose a un sens, la poésie a le sens de tout. Ce qui veut dire : sans elle, la vie n’aurait guère de présent. Écrire des poèmes ne suffit pas s’ils ne gardent pas la vie enfuie. Écrire des poèmes semble toujours insuffisant quand ils parlent d’une vie enfuie. Le poète peut cesser visiblement d’écrire, mais il se mesure secrètement à chaque mot de poésie jamais écrit. S’il est d’une profondeur constante, il pense, en outre, à ceux qui ont vécu, vivent et vivront pour dire les choses qu’il ne peut dire. Qui fait cela travaille sans cesse et ne craint pas de paraître oisif. L’effort de poésie se reconnaît, tranchant sur la plupart des textes au goût du jour, malgré l’habit et les retards des poètes. La poésie n’a pas tel visage aujourd’hui pour faire mauvaise figure demain. On trahit une pensée bien courte en disant que la poésie s’oppose — parce qu’elle ajoute — à la science. La poésie s’explique sur-le-champ, sauf aux paresseux et aux insensibles.

  

Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduit de l’américain par Pierre Alféri, Un Bureau sur l’Atlantique / Éditions Royaumont, 1989, p. 47-48 et 26-27.

 

 

11/10/2011

Georges Bataille, Poèmes, Œuvres complètes IV

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Le loup soupire…

 

Le loup soupire tendrement

dormez la belle châtelaine

le loup pleurait comme un enfant

jamais vous ne saurez ma peine

le loup pleurait comme un enfant

 

La belle a ri de son amant

le vent gémit dans un grand chêne

le loup est mort pleurant le sang

ses os séchèrent dans la plaine

le loup est mort pleurant le sang.

 


La Marseillaise de l’amour

 

Deux amants chantent la Marseillaise

deux baisers sanglants leur mordent le cœur

les chevaux ventre à terre

les cavaliers morts

village abandonné

l’enfant pleure

dans la nuit interminable

 

Georges Bataille, Poèmes, dans Œuvres complètes, IV, œuvres littéraires posthumes, Gallimard, 1971, p. 27 et 35.

10/10/2011

Christian Bachelin, Neige exterminatrice, poèmes 1967-2003

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Testament d’os et de brindilles

Débris de cris sanglots de tôles

Ombre éparse âme en graffiti

Mal d’aurore et métempsychose

 

Le ciel de morgue les pylônes

Le coq des mille et une morts

En jadis le vélo qui cogne

Et cocaïne au champ d’orties

 

Le coq la rouille des aurores

Le moignon d’être au corridor

Tristan le triste trismégiste

Yseut la morte de minuit

 

Le blanc des os le cachalot

Sa nageoire en travers des flots

Seul horizon vieux paquebot

Bistro des morts banquises d’os

 

                   *

 

Des rendez-vous d’amour se figent pour toujours

Dans l’unique odeur éphémère d’une neige

Dont à jamais la même saveur singulière

Gardera vierge un certain idéal obscur

De bonheur enfermé dans des flocons d’un soir

Et que conservera dans sa chimère exacte

Le froid de quelques pas vers des chambres d’hiver

Vers de beaux châteaux noirs dont nul ne reviendra

Sauf pour se torturer lointain voyeur aveugle

D’une séquestration idyllique et sans âge.

 

Christian Bachelin, Neige exterminatrice, poèmes 1967-2003, Préface de Valérie Rouzeau, esquisse bibliographique par Éric Dussert, Le temps qu’il fait, 2004, p. 143 et 173.

09/10/2011

Zbigniew Herbert, Hermès, le chien et l'étoile

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              La chambre meublée

  

Dans cette chambre il y a trois valises

un lit qui n’est pas à moi

une armoire et le moisi de sa glace


quand j’ouvre la porte

les objets se figent

une odeur connue m’assaille

de sueur insomnie et literie


un petit tableau au mur

montre le Vésuve

avec un panache de fumée


je n’ai pas vu le Vésuve

je ne crois pas aux volcans actifs


le deuxième tableau

est un intérieur hollandais


dans la pénombre

des mains de femme

inclinent un pot

d’où s’écoule une tresse de lait


sur la table un couteau une serviette

un pain un poisson une grappe d’oignons


si on suit la lumière dorée

en montant trois marches

par la porte entrebâillée

on voit un carré de jardin


les feuilles respirent la lumière

les oiseaux soutiennent la douceur du jour


un monde faux

tiède comme du pain

doré comme une pomme


du papier peint arraché

des meubles non apprivoisés

les taies des glaces sur le mur

voilà l’intérieur réel


dans cette chambre à moi

et à trois valises

le jour fond

en une flaque de sommeil

 

Zbigniew Herbert, Œuvres poétiques complètes I, Corde de lumière suivi de Hermès, le chien et l’étoile et de Étude de l’objet, édition bilingue, traduction du polonais par Brigitte Gautier, Le Bruit du temps, 2011, p. 223 et 225.

08/10/2011

Jacques Dupin, L'espace autrement dit

 

   dupin1.jpegVoir la réalité, pour Giacometti, c’est ouvrir les yeux sur le monde comme s’il venait de surgir pour la première fois. C’est inventer un regard neuf, un regard débarrassé et nettoyé des conventions qui substituent le concept à la sensation et le savoir au voir. Cette purification du regard et la fraîcheur du monde qui lui répond, ne s’obtiennent qu’au prix d’un affrontement répété et violent avec la réalité, une lutte passionnelle et incessante qui tisse entre les protagonistes un lien privilégié, seul capable de mesurer leur éloignement et de signifier leur altérité essentielle.

   Car la réalité que l’œil perçoit ne se découvre qu’à distance, immergée dans son espace et cernée par le vide qui la retranche. L’œil devra dicter à la main qui dessine — ou peint, ou modèle —, les moyens de traduire en même temps que les signes plastiques de l’objet, tout ce qui l’isole, l’enferme dans son espace, le rive à la profondeur et ne laisse surgir que sa vérité distante et séparée. Autant que ses traits distincts, l’œil devra donc saisir et restituer son éloignement, son appel, et toute la complexité du rapport qui le lie à lui en le laissant inaccessible. L’image recrée devra unir les signes d’une présence et les traces d’un retrait.

 

Jacques Dupin, L’espace autrement dit, éditions Galilée, 1982, p. 55-56.

07/10/2011

Ariane Dreyfus, Nous nous attendons

Ariane Dreyfus, Nous nous attendons, Gérard Schlosser, avec plaisir

« Avec plaisir »

 

C’est le milieu de la nuit et du lit

S’ouvre

 

La chambre la salle de bains la chambre encore

Façon d’y déposer chaque femme qu’elle est

 

Elle s’essuie entre

Un peu seule dans ses cuisses mais pas grave

Geste qui restera au fond d’ici

Le corps ne va pas se refermer

Si vivant

 

Puis le grand et doux du retour contre toi

Faisant sortir l’âme de partout au moindre mouvement

Serre

 

Tout juste

Le sentiment de dormir dans les bras

 

Ariane Dreyfus, extrait de Nous nous attendons (Reconnaissance à Gérard Schlosser, peintre)[à paraître], dans Rehauts, n° 2, printemps-été 2011, p. 31.

©Photo Tristan Hordé

06/10/2011

Bernard Noël, La Moitié du geste, dans Les Plumes d'Éros

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la nuit se perd en elle-même

comme un regard bouclé

sous la paupière


le temps fait un panache

sur la bouche qui souffle

que penser encore


mourir n’est pas la mort

quelque chose tâtonne dans le corps

je ne veille pas dis-tu


dans les veines du bois

une image perchée

un souvenir fuyant


tu cherches la lenteur

le trajet d’un astre

qui se lève d’en bas

         *

en chaque mot

un nom perdu

l’autre s’éloigne


ô buée

pour être là

il faut faire du temps


ce qui en moi dit non

me chasse du présent

voici la vide lumière


ne cède pas à l’ange

le destin n’est ni clair ni sombre

il est le lieu mobile


où le dedans et le dehors

se croisent

en forme de je

 

Bernard Noël, La Moitié du geste [1982], dans Les Plumes d’Eros, Œuvres I, P. O. L, 2010, p. 191-192.

05/10/2011

Louis Calaferte, Promenade dans un parc

imgres.jpeg— L’intelligence, murmurait-il, oui, l’intelligence… La raison, la logique, l’analyse, l’expérience réfléchie, la déduction, le savoir qui permettent de contrôler, de dominer choses et gens, le long, long apprentissage des connaissances multiples, cette supériorité de la pensée…

   Tout à sa méditation, le front plissé, les yeux graves, il sautillait dans sa cage d’un point d’appui à un autre, indifférent aux appels bruyants des enfants agglutinés à l’extérieur des barreaux qui cherchaient à attirer son attention et à éveiller sa gourmandise en lui jetant des cacahuètes décortiquées.

 

    Le navire sur lequel nous devions embarquer à une date que nous ignorions était à quai depuis des semaines, et il nous arrivait fréquemment d’aller flâner par beau temps dans l’encombrement du port à seule fin de nous familiariser avec sa forme et son volume puisque c’était à lui que nous allions confier nos destinées au cours de la longue traversée  prévue.

    Nos bagages étaient prêts, en attente dans le petit couloir de notre appartement dont nous avions pris la précaution de recouvrir de housses le mobilier comme nous le faisions avant chacun de nos déplacements nous tenant éloignés un certain temps, car par nature et éducation ma femme est minutieusement attentive à ces soins ménagers.

    Comment se fait-il que le jour du départ, dont j’avais cependant été averti, je ne me trouvais pas à l’embarcadère et qu’elle dût partir seule ; voilà ce qu’après plus de trente ans de solitude, sans nouvelles d’elle, je ne réussis pas à m’expliquer.

 


Louis Calaferte, Promenade dans un parc, L’imaginaire / Gallimard, 2011 [Denoël, 1987], p. 22 et 91.

04/10/2011

Wilhelm Müller-Franz Schubert, Voyage d'hiver - Winterreise

imgres-1.jpegBonne nuit

 

Étranger je suis venu,

Étranger je repars.

Le mois de mai m’accueillait

Avec des fleurs à profusion.

La jeune fille parlait d’amour

La mère plutôt de mariage.

À présent le monde est si terne,

Le chemin recouvert de neige.

 

Je ne puis choisir le moment

De mon voyage,

Je dois trouver moi-même

Le chemin dans cette obscurité.

Sous la lune mon ombre

Me tient compagnie,

Et sur les branches étendues

Je cherche la trace du gibier.

 

Pourquoi m'attarder plus longtemps

Et me faire chasser ?

Laisse les chiens furieux hurler

Devant la maison de leur maître ;

L’amour aime à passer —

Dieu l’a voulu ainsi —

De l’un à l’autre,

Ma chérie, bonne nuit !

 

Je ne veux pas troubler tes rêves,

Ce serait dommage pour ton repos.

Il ne faut pas que tu entendes mon pas —

Doucement, doucement, je ferme la porte.

En passant j’écris pour toi

Sur le portail : Bonne nuit,

Pour que tu puisses voir

Que j’ai pensé à toi.

 

imgres-2.jpegGute Nacht

 

Fremd bin ich eingezogen,

Fremd zieh ich wieder aus,

Der Mai war mir gewogen

Mit manchem Blumenstrauß.

Das Mädchen sprach von Liebe,

Die Mutter gar von Eh.

Nun ist die Welt so trübe,

Der Weg gehüllt in Schnee.

 

Ich kann zu meiner Reisen

Nicht wählen mit der Zeit,

Muss selbst den Weg mir weisen,

In dieser Dunkelheit.

Es zieht ein Mondenschatten

Als mein Gefährte mit.

Und auf den weißen Matten

Such ich des Wildes Tritt.

 

Was soll ich länger weilen,

Dass man mich trieb’ hinaus,

Lass irre Hunde heulen

Vor ihres Herren Haus.

Die Liebe liebt das Wandern,

Gott hat sie so gemacht,

Von Einem zu dem Andern,

Fein Liebchen gute nact.

 

Will dich im Traum nicht stören,

Wär schad um deine Ruh,

Sollst meinen Tritt nicht hören,

Sacht, sacht, die Türe zu.

Schreib im Vorübergeren

Ans Tor dir : Gute Nacht,

Damit du mögest sehen,

An dich hab ich gedacht.

 

Franz Schubert, Voyage d’hiver [Winterreise], Cycle de lieder sur des poèmes de Wilhelm Müller, traduits par Frédéric Wandelère, interprété par Stephan Genz (baryton), Michel Dalberto (piano), Essai de Jean Bollack, Notes de Paul-André Demierre, La Dogana, Genève, 2011, p. 28-31.

03/10/2011

François Bon, Sortie d'usine

 

   francois-bon_libre.jpegLe bonhomme, sa casquette à la main, chassait d’autour de lui les papillons. Il était célèbre aussi pour ça, cette sorte de petits papillons blancs ou jaunes, minuscules et poisseux, qui semblaient l’accompagner où qu’il aille, et lui tissaient comme un voie lorsqu’il remorquait son transpalette tout au long des allées sous le bruit. Des bestioles qui n’étaient attirées que par lui, et qu’on ne voyait autre part qu’autour de lui. Il avait sa cabane au fond de l’enclos, derrière un grillage métallique solide. Une longue allée sur un ciment très sale, bordée de box en planches goudronnées. Puis, au fond, l’allée se resserrait entre des tas de bidons et de fûts jusqu’à sa cahute de tôle ondulée, très basse, dont il ne manquait jamais de boucler la porte au cadenas lorsqu’il la quittait. Le tout coincé entre le mur de briques du hall et le mur d’enceinte de l’usine, bien plus hauts chacun que la cahute et les tas qui la bordaient. Lui s’habillait par-dessus son bleu d’un vaste tablier de cuir, épais, qui lui couvrait du cou jusqu’au bas des jambes et se refermait à la taille. On ne l’avait jamais vu autrement. Faut bien, disait-il, pour mon boulot. Il n’était guère bavard, et très peu avaient à lui parler. D’ailleurs de la journée il s’éloignait rarement de son domaine, l’allée et la cahute. Il avait même le privilège de pouvoir s’y asseoir à la porte, seul peut-être de toute la tôle à être toléré ne rien sembler faire, même un moment. Avec les heures que je fais, je peux bien il dit. Son travail de toute façon s’accomplit très bien ainsi, sans besoin d’aucune aide. Avant qu’ils arrivent, ou tout le monde parti. Chargeant sur son transpalette les poubelles disposées un peu partout dans les ateliers, vieux bidons dont le couvercle avait été découpé au chalumeau, les entassant trois par trois sur le chariot et les ramenant à la benne devant son allée, alors les vidant et les triant, récupérant les chutes de fil électrique pour le cuivre, la visserie tombée et balayée, les bouteilles vides, puis le papier, les cartons à empiler et ficeler dans la cabane, le reste enfin pouvant partir aux ordures. Ou chargeant à la fourche les copeaux entassés dans les bacs sous les machines de l’usinage, et les répartissant par matières dans chacun des box cloisonnées le long de son allée. Les fûts eux servant à la récup des différentes huiles de vidange.

 

François Bon, Sortie d’usine, Minuit /double, 2011 [1982), p. 85-86.

02/10/2011

Henri Heine, 40 poèmes

Henri Heine, 40 poèmes, Diane de Vogüe, poèmes amoureux

De mes si grandes peines

J’ai fait de courtes chansons,

Elles élèvent leurs empennes

Et jusqu’à son cœur voleront.

 

Elles ont trouvé ma très chère,

Mais sont revenues pour gémir,

Gémissent et ne veulent pas dire

Ce qu’en son cœur elles ont découvert.

 

 Aus meinen grossen Schmerzen

Mach’ich die kleinen Lieder ;

Die heben ihr klingend Gefieder

Und flattern nach ihrem Herzen.

 

Sie fanden den Weg zur Trauten,

Doch kommen sie wieder und klagen,

Und klagen, und wollen nicht sagen,

Was sie im Herzen schauten.

 

 

Dans ma vie toujours trop sombre

Brillait une image aimée,

La douce image effacée

Je reste enveloppé d’ombres.

 

Les enfants quand vient la nuit

D’angoisse ont le cœur serré,

Mais ils chantent à grand bruit,

Leur frayeur est conjurée.

 

Et je suis un fol enfant,

Je chante dans l’ombre épaisse,

Mon chant n’est pas divertissant

Mais il libère ma détresse.

 

In mein gar zu dunkles Leben

Strahlte einst ein süsses Bild ;

Nun das süsse Bild erblichen,

Bin ich gänzlich nachtumhüllt.

 

Wenn die Kinder sind im Dunkeln,

Wird beklommen ihr Gemüt,

Und um ihre Angst zu hannen,

Singen sie ein lautes Lied.

 

Ich, ein tolles Kind, ich singe,

Jetzo in der Dunkelheit ;

Klingt das Lied auch nicht ergötzlich,

Hat‘s mich doch von Angst befreit.

 

Henri Heine, 40 poèmes, texte allemand, traduction de Diane de Vogüé, avant-propos de Robert d’Harcourt, éditions Debresse, 1956, p. 37 et 36, 53 et 52.

01/10/2011

Georg Trakl, L'automne du solitaire, dans Œuvres complètes

Georg Trakl, L'automne du solitaire, Marc Petit, Jean-Claude Schneider

                   L’automne du solitaire

 

L’automne sombre s’installe plein de fruits et d’abondance,

Éclat jauni des beaux jours d’été.

Un bleu pur sort d’une enveloppe flétrie ;

Le vol des oiseaux résonne de vieilles légendes.

Le vin est pressé, la douce quiétude

Emplie par la réponse ténue à des sombres questions.

 

Et, ici et là, une croix sur la colline désolée ;

Un troupeau se perd dans la forêt rousse.

Le nuage émigre au-dessus du miroir de l’étang ;

Le geste posé du paysan se repose.

Très doucement l’aile bleue du soir touche

Un toit de paille sèche, la terre noire.

 

Bientôt des étoiles nichent dans les sourcils de l’homme las ;

Dans les chambres glacées s’installe un décret silencieux

Et des anges sortent sans bruit des yeux bleus

Des amants, dont la souffrance se fait plus douce.

Le roseau murmure ; assaut d’une peur osseuse

Quand la rosée goutte, noire, des saules dépouillés.

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972, p. 107.

30/09/2011

Jean Tortel, Appareil de la terre

 

  Jean Tortel, appareil de la terre L’odeur des vieux papiers se fait plus âcre, les modulations des oiseaux plus ténues. Les pêcheurs au bord de la rivière s’apprêtent à quitter, remisant leur attirail. Une auberge désaffectée conserve une seule habitante. À la fenêtre apparaît sa silhouette ancienne. Elle reste désemparée parce que ce morceau de pâté, que répudierait le médecin des pauvres, sent déjà fort, mais elle décide pourtant de la manger en le faisant revenir à la poêle. Des voix ne lui font plus peur : celle du forgeron, du distillateur, de l’émondeur qui, par leurs romances, ornent ses jours, maintenant, comme ils pensent avec elle, comptés, mais ne le furent-ils pas toujours au plus juste dès sa naissance, un jour de plein soleil.

 

 

Plainte

 

Ce jour-là une femme dit :

Qui veut me porter mon fils

il est lourd et la nuit revient.

O temps des légumes terreux

rouges ou verts

des navets vineux

dans un jardin bordé d’épines

sous un ciel de silence accepté

temps que je n’ai plus

pourtant ce monde reste réel

et j’aime à voir sa beauté.

 

Jean Tortel, Appareil de la terre, Gallimard, 1964, p. 17 et 64.

29/09/2011

Alain Veinstein, Voix seule

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Un pas

 

À mesure que je m’enfonce

je n’ai rien tant à cœur

que la vérité.

Mais quoi que je fasse et dise,

pas de pas gagné

qu’il soit possible de tenir :

tous les témoins sont morts

et je reste seul en scène

à tenir un rôle

que les vrais mots de l’enfance

feraient voler en éclats.

 

Jour

 

Le seul jour jusqu’ici

je l’ai éclairé

à coups de pelle. Souvenez-vous.

Malgré les éclats de rire

et le effets de cruauté,

la pelle

 

m’a appris la vie.

 

Je lutte ici même contre l’envie

de la reprendre

et d’ensanglanter avec fureur

la terre épuisée par la brume.

 

Où es-tu ?

 

Parti pour ne pas revenir,

ne plus être

père,

père, jamais

et pourtant

les deux bras tendus,

je brandis

une couronne de roses

et je crie :

je suis ton enfant,

celui que tu berçais dans tes bras,

prêt à se faufiler, si Dieu le veut,

comme un rat dans ta tombe.

Et pourtant, nous ne nous reverrons plus,

nous avons, toi et moi, des visages sans avenir.

Le ciel est froid et sombre

contre mon dos.

Il ne manquerait plus que le vent se lève

sur le petit tas brillant

que j’appelais père

il y a à peine un instant.

 

Alain Veinstein, Voix seule, Fiction & Cie, Seuil, 2011, p. 59, 91 et 122.

28/09/2011

Thomas Bernhard, Point de vue d’un incorrigible redresseur de torts

 

imgres.jpegCe qui est décrit a beau être effrayant, écrire n’en demeure pas moins un plaisir. Si on réussit.

 

De toute ma vie je ne me suis jamais libéré par l’écriture. Si tel avait été le cas, il ne resterait rien. Et que ferais-je de la liberté que j’aurais obtenue ? Je ne suis pas du tout partisan de la délivrance. Du cimetière peut-être. Mais non, je ne crois pas à cela non plus, parce qu’alors il n’y aurait rien.

 

Je n’ai pas besoin d’inventer quoi que ce soit. La réalité est bien pire. Par le biais de mes relations avec les gens de ce village, je sais ce qu’ils endurent, je sais à quelle heure ils dorment, ce qu’ils mangent, et quand leur cancer se déclare. Il y a beaucoup de fabriques de papier dans ce secteur, et un bon nombre d’estropiés auxquels les machines ont coupé les doigts, les bras ou un bout d’oreille. Peu à peu les machines leur coupent tout. Ou bien vous roulez à motocyclette sur les rails. Et vous y laissez une jambe. C’est ce qui est arrivé à l’ancien propriétaire de cette ferme. C’était un travailleur posté. J’ai chauffé la maison avec des jambes de bois. Lui en avait fait une grande consommation.

 

L’être humain refuse d’admettre que la nature est plus grandiose qu’un battement de cœur. Une prairie en fleurs est une chose si prodigieusement fondamentale que la gorge se serre rien qu’à y penser. Mais tout sera perdu, hormis pour quelques créatures un peu demeurées. Peut-être verra-t-on naître alors quelque chose de véritablement nouveau.

 

Pour que ça vienne avec fraîcheur, j’alterne toujours : après la prose, une pièce de théâtre. Le principal attrait du théâtre, ce sont les gens avec lesquels vous travaillez. Lorsque vous écrivez de la prose, vous êtes seul. Vous envoyez le manuscrit à l’éditeur, vous recevez bientôt de sa part une lettre stupide, puis vous n’avez plus aucune nouvelle, jusqu’à ce que vous parvienne un livre imprimé à la va-comme-je-te-pousse, truffé de ces fautes que vous vous étiez escrimé à corriger, ensuite, après un long silence, les critiques entrent en scène, le cauchemar, et en plus vous ne gagnez presque rien. En revanche, travailler pour le théâtre, c’est du stress. Au bout de quelques semaines, ça me tape sur les nerfs, tous ces acteurs effroyables. Je suis alors content quand une nouvelle prose démarre pendant ce temps-là. Et je supporte de traverser des mois en solitaire.

 

Thomas Bernhard, Point de vue d’un incorrigible redresseur de torts, traduit de l’allemand par Jean-Baptiste Para, dans Europe, n° 959, mars 2009, p. 19, 19, 19-20, 21, 21-22.