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12/09/2011

Robert Coover, Rose (L'Aubépine)

 

imgres.jpegQui suis-je ? voudrait-elle savoir. Que suis-je ? Pourquoi cette malédiction d’une stupeur sans fin et la persécution des baisers de prétendants ? Leurs assauts incessants mais inopérants sont-ils vraiment la préfiguration de celui qui sera efficace, ou bien mon anticipation crédule (je n’ai pas de mémoire !) n’est-elle qu’une partie de la plaisanterie stuporeuse et stupéfiante ? Voilà le genre de questions enfantines auxquelles la fée doit répondre tout au long de la longue nuit de sommeil de cent ans lorsque la princesse, toujours fraîchement affligée, surgit et resurgit dans ce qu’elle croit être l’ancien office du château ou encore sa chambre d’enfant ou la galerie des musiciens dans le grand hall, ou un peu chacune de ces pièces, et pourtant aucune. Patience, mon enfant, lui dit la fée en la tançant. Je sais que cela fait mal. Mais cesse de pleurnicher. Je vais te dire qui tu es. Viens ici, dans ce passage secret, par cette porte qui n’est pas une porte. Tu es une porte comme celle-ci, accessible seulement aux initiés, tu es un passage secret comme celui-ci, qui ne mène qu’à lui-même. Bien, tu vois cette fente étroite dans le mur, d’où les archers défendent le château ? On lui donne, comme à toi, le nom de meurtrière. Si tu regardes par là, peut-être verras-tu les os de tes victimes, cliquetant dans les ronces en contrebas. Comme toi, cette fente est depuis longtemps à l’abandon, et, regarde, une jolie araignée noire y a tendu sa toile. Tu es cette créature immobile, attendant silencieusement ta malheureuse proie. Tu es cette fenêtre, tissée d’envoûtement mortel, ce corridor jamais emprunté, cet escalier dérobé en colimaçon qui mène à la tour interdite. Tu es celle qui a renoncé aux fonctions naturelles, celle qui envahit les rêves des innocents, celle qui héberge les forces sauvages et ainsi définit et provoque l’héroïsme, et pourtant tu es l’épouse magique, de tout ce qui est bon le calice et la fleur, celle au travers de laquelle toute gloire s’acquiert, tout amour se découvre, la racine par laquelle tout besoin peut germer. Tu es celle à propos de qui les poètes ont écrit : La rose et l’épine, le sourire et la larme. C’est là la rengaine du chant de toute vie.

 

Robert Coover, Rose (L’Aubépine), traduit de l’américain par Bernard Hœpffner, avec la collaboration de Catherine Goffaus, Fictions & Cie, éditions du Seuil, 1998, p. 19-21.

11/09/2011

Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes

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                                               Portrait par Kouzma Petrov-Vodkine (1922)

 

S’éveiller tôt le matin

Parce que la joie étouffe,

Et regarder l’eau verte

Par le hublot de la cabine,

Ou sur le pont dans la tempête,

Blottie dans une douce fourrure,

Écouter battre les machines,

Et ne penser à rien.

Mais attendre la rencontre

Avec celui que j’aime

Sous le sel des embruns, et sous le vent

Rajeunir d’heure en heure.

    Juillet 1917, Slepniovo

 

L’un va tout droit,

L’autre tourne en rond,

Attend le retour à la maison du père,

Attend l’amie du temps passé.

Mais moi je vais — derrière moi le malheur,

Ni droit ni de travers,

Vers nulle part et vers jamais,

Comme les trains qui déraillent.

1940

Anna Akhmatova, L’églantier fleurit et autres poèmes, traduits du russe par Marion Graf et José-Flore Tappy, Avant-propos de Pierre Oster, La Dogana, 2010, p. 71 et 143.

10/09/2011

James Joyce, Poèmes

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Viens légère ou légère pars :

   Bien que ton cœur te fasse voir

Chagrins, vallons, soleils noyés,

   Que ton rire, Oréade, danse

Jusqu’à ce que l’air des sommets

Rebrousse avec irrévérence

Ta chevelure déployée

 

Sois légère et toujours ailée :

   Les nues qui voilent les vallées

Quand monte l’étoile du soir

   Sont les plus humbles des suivants :

Rire et amour se fassent chant

Si le cœur renonce à l’espoir.

 

 

Lightly come or lightly go :

   Though thy heart presage thee woe,

Vales and many a wasted sun,

   Oread, let thy laughter run,

Till the irreverent mountain air

 Ripple all thy flying hair.

 

Lightly, lightly — ever so :

   Clouds that wrap the vales below

At the hour of evenstar

   Lowliest attendants are ;

Love and laughter song-confessed

When the heart is heaviest. 

 

James Joyce, Poèmes, Chamber Music, Pomes Penyeach, poèmes traduits de l’anglais et préfacés par Jacques Borel, Poésie du monde entier, Gallimard, 1967, p. 65 et 64.

09/09/2011

Giorgio Manganelli, Discours de l'ombre et du blason

manganelli.jpegUn écrivain ne cesse jamais d’écrire, jamais ne cesse de lire ; un lecteur jamais ne cesse de lire, jamais ne cesse d’écrire. Les mots ignorent les hiatus, lacunes, haltes, parkings, sommeils ; leur magie n’a pas de cesse, le miracle est la règle, la continuité le prodige, le chaos est un ordre, la fureur une paix, la nuit étincelle, le jour est peuplé des images du rêve. Les mots parlent, les mots n’ont rien à dire, donc ils parlent. Aucune horloge ne scande leur temps, aucune loi ne les emprisonne, aucune prohibition ne les concerne. Aucun désir ne les retient. Vous avez lu : la littérature a tué la nature. Vous auriez dû lire : la parole a, dans le même instant, créé et tué la nature ; avant la parole, il n’y avait pas de nature, et le big bang ne fut rien d’autre que l’explosion d’un dictionnaire. Avoir affaire aux mots est une condition sans remède ; ils exercent sur nous avec indifférence un chantage qui n’admet aucun compromis, et toute concession accroît leurs exigences, et nos tortures. Soyons clairs : je ne parle pas d’exigence de perfection ; ni de style. On ne peut pas perfectionner ses rêves, mais on peut perfectionner sa dépendance à l’égard des rêves, se faire oniromane, s’intoxiquer de logos, de words, words, words, et en ce sens il est facile d’atteindre à l’extrême imperfection, de se dégrader, de se dégrader absolument devant la parole. La dégradation est nécessaire. Je suis désolé, mais je ne peux en distinguer personne, même pas les pères de famille. Un coup de téléphone m’a interrompu. J’aurais pu ne pas répondre, mais voyez-vous, la seule éventualité qu’il y ait des mots — au sens que l’on a dit — m’entraîne au vice. Je devrais dire maintenant : où en étions-nous restés ? Mais je sais aussi qu’il n’y a aucun lieu où rester ; tout lieu est structurellement identique à tout autre ; où que j’aille, je suis « ici ». L’ « ici » me possède, il te possède, tu n’as aucun moyen de t’en libérer, il ne t’est même ni permis ni possible de vouloir t’en libérer. Rien ne rassure davantage que la dégradation. Horrible est le moment où notre dignité se redresse en censeur des mots ; les mots alors se dispersent en riant ; et nous ne distinguons plus le double de la parole. Le double se joue de nous, se déguise en parole. Notre dignité ne cesse de s’accroître au contact de la parole, parole feinte qu’il suffirait de mettre devant un miroir, ou d’exposer à la violente lumière de midi ; car le double n’a pas d’image dans le miroir, et ne donne pas d’ombre ; c’est en cela probablement que le miroir fait allusion au blason.

Les anciens savaient que chaque mot a un double, et que ce double a un destin qui n’est pas celui du mot. Écho est le double de la parole, qui témoigne pour elle quand elle a passé outre. Ce que nous lisons, écoutons, pensons, est parole, mais ce qui reste en nous est le double sous la forme d’Écho, c’est l’image de la parole « reflétée », mais le reflet n’a pas de reflet. Dans cette triste et gracieuse histoire, Écho se prend d’amour — « Je me suis désespérément prise d’amour » — pour Narcisse, lui-même amoureux, non pas de son double, mais de son image renversée. Il s’ensuit que c’est l’Écho qui permet à la parole de demeurer ininterrompue, car si elle n’avait pas ce double à sa disposition elle finirait par tomber, comme Narcisse, dans un amour spéculaire, porteur de mort comme le sont toutes les tentatives qu’on fait pour se posséder soi-même.

[…]

Giorgio Manganelli, Discours de l’ombre et du blason, ou du lecteur et de l’écrivain considérés comme déments, traduit de l’italien par Danièle Van de Velde, Fiction & Cie, éditions du Seuil, 1987, p. 122-124.

08/09/2011

Robert Desnos, Domaine public

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                                   Les sources de la nuit

 

Les sources de la nuit sont baignées de lumière.

C’est un fleuve où constamment

boivent des chevaux et des juments de pierre

en hennissant.

 

Tant de siècles de dur labeur

aboutiront-ils enfin à la fatigue qui amollit les pierres ?

Tant de larmes, tant de sueur,

justifieront-ils le sommeil sur la digue ?

 

Sur la digue où vient se briser

le fleuve qui va vers la nuit,

où le rêve abolit la pensée.

C’est une étoile qui nous suit.

 

À rebrousse-ppoil, à rebrousse-chemin,

Étoile, suivez-nous, docile,

et venez manger dans notre main,

Maîtresse enfin de son destin

et de quatre éléments hostiles.

 

Robert Desnos, Les Portes battantes [1936], dans Domaine public, Le Point du jour, Gallimard, 1953, p. 307.

07/09/2011

Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation

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                                          Peinture et sensation

 

Il y a deux manières de dépasser la figuration (c’est-à-dire à la fois l’illustratif et le narratif) : ou bien vers la forme abstraite, ou bien vers la Figure. Cette voie de la Figure, Cézanne lui donne un nom simple : la sensation. La Figure, c’est la forme sensible rapportée à la sensation ; elle agit immédiatement sur le système nerveux, qui est de la chair. Tandis que la forme abstraite s’adresse au cerveau, agir par l’intermédiaire du cerveau, plus proche de l’os. Certes Cézanne n’a pas inventé cette voie de la sensation dans la peinture. Mais il lui a donné un statut sans précédent. La sensation, c’est le contraire du facile et du tout fait, du cliché, mais aussi du « sensationnel », du spontané, etc. La sensation a une face tournée vers le sujet (le système nerveux, le mouvement vital, « l’instinct », le « tempérament », tout un vocabulaire commun au Naturalisme et à Cézanne), et une face tournée vers l’objet (« le fait », le lieu, l’événement) Ou plutôt elle n’a pas de face du tout, elle est les deux choses indissolublement, elle est être-au-monde, comme disent les phénoménologues : à le fois je deviens dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation, l’un par l’autre, l’un dans l’autre. Et à la limite, c’est le même corps qui la donne et qui la reçoit, qui est à la fis objet et sujet. Moi spectateur, je n’éprouve la sensation qu’en entrant dans le tableau, en accédant à l’unité du sentant et du senti. La leçon de Cézanne au-delà des impressionnistes : ce n’est pas le jeu « libre » ou désincarné de la lumière et de la couleur (impressions) que la Sensation est, au contraire c’est dans le corps, fut-ce dans le corps d’une pomme. La couleur est dans le corps, la sensation est dans le corps, et non dans les airs. La sensation, c’est ce qui est peint. Ce qui est peint dans le tableau, c’est le corps, non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation (ce que Lawrence, parlant de Cézanne, appelait l’ « être pommesque de la pomme »).

 

Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, I, éditions de la différence, 1981, p. 27.

 

06/09/2011

Max Jacob, Lettre, Ballades, Le Laboratoire central

 

                                                     Autoportrait


images.jpegElles sentent le tabac ! Elles sont trop petites, trop larges, dures, aux ongles minuscules et rognés, mais elles portent une très belle émeraude et un saphir. J’ai sur des poignets en cellular (mode 1910) des sélénites. Je suis petit, chauve, rasé, blanc, 50 ans, à peine voûté ; j’ai un gros front bête ridé, un grand pardessus noir, un col rabattu et une petite cravate d’instituteur. Sabots ! Voilà pour l’élégance. En voyage, j’ai un air d’évêque ou d’Américain ; ici, l’air d’un paysan, d’un vieux cabotin en casquette, avec, vaguement, une ressemblance avec Baudelaire ou Marcel Schwob. En réalité je suis indéfinissable : une bonne personne bavarde, méchante en paroles vengeresses, commère. [...]

 

Lettre du 4 mars 1927, de Saint-Benoît-sur-Loire, à Yvon Belaval, dans Yvon Belaval, La rencontre avec Max Jacob, Vrin, 1974, p. 16.

 

 

Le sommeil

 

Au Cher Igor Markevitch

Veilleur de nuit, veilleur de nuit,
Dans les rais d’argent de la nuit.

Qu’y a-t-il de plus pauvre que l’homme endormi ?
La nuit ne caresse pas. Ô prison de la nuit !
Mais la pensée est une eau froide
Qui tombe sur ton cadavre vide.

Qu’y a-t-il de plus pauvre que la pensée ?
Elle féconde la misère de l’homme endormi.
Elle arrose la tête, elle l’ensemence.

Pitoyable être, je n’ai compris ton silence
Que dans le sommeil. Pas de dimanche
Pour le sommeil impitoyable de l’homme nu,
Même le songe n’est pas à lui.

Terne oreiller, ô dure terre pour mon épaule,
Songe mystère qui vient du pôle
À l’arbre qui rêve, à l’arbre qui dort,
Pareil est notre sort.
Veilleur de nuit, veilleur de nuit,
L’océan ne fait aucun bruit.
 
Voici la voile qui s’étale
Le bateau du lac de Stymphale.
Tamponnez le môle du sommeil
Rame nocturne, sabot, je m’éveille.


Max Jacob,
 Rivage (1931), dans Ballades, Gallimard, 1970, p. 175-176.

Madame la Dauphine
    Fine, fine, fine, fine, fine, fine,

Fine, fine, fine, fine,
Ne verra pas, ne verra pas le beau film
Qu’on y a fait tirer
Les vers du nez –
Car on l’a mené en terre avec son premier né
En terre et à Nanterre
Où elle est enterrée.

Quand un paysan de la Chine,
Shin, Shin, Shin, Shin, Shin, Shin,
veut avoir des primeurs
Fruits mûrs –
Il va chez l’imprimeur
Ou bien chez sa voisine
Shin, Shin, Shin, Shin, Shin, Shin,
Tous les paysans de la Chine
Les ayant épiés
Pour leur mettre des bottines
Tine ! tine !
Ils leur coupent les pieds.

M. le comte d’Artois
Est monté sur le toit
Faire un compte d’ardoise
Toi, toi, toi, toi,
Et voir par la lunette
Nette ! nette ! pour voir si la lune est
Plus grosse que le doigt.
Un vapeur et sa cargaison
Son, son, son, son, son, son,
Ont échoué contre la maison
Son, son, son, son.
Chipons de la graisse d’oie
Doye, doye, doye,
Pour en faire des canons.


Le Laboratoire central, Poésie/Gallimard, 1980, p. 119-120.

 

 

05/09/2011

Antonin Artaud, L'Anarchie sociale de l'art, Le Théâtre de la cruauté

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               Antonin Artaud dans La Passion de Jeanne d'Arc, Carl Dreyer, 1928
 
  

 

 Au cours de la première Révolution Française on a commis le crime de guillotiner André Chénier. Mais dans une époque de fusillades, de faim, de mort, de désespoir, de sang, au moment où se jouait rien de moins que l’équilibre du monde, André Chénier, égaré dans un rêve inutile et réactionnaire, a pu disparaître sans dommage ni pour la poésie ni pour son temps.

   Et les sentiments universels, éternels d’André Chénier, s’il les a éprouvés, étaient ni tellement universels ni tellement éternels qu’ils puissent justifier son existence à une époque où l’éternel s’effaçait derrière un particulier aux préoccupations innombrables. L’art, justement, doit s’emparer des préoccupations particulières et les hausser au niveau d’une émotion capable de dominer le temps.
   
Or tous les artistes ne sont pas en mesure de parvenir à cette sorte d’identification magique de leurs propres sentiments avec les fureurs collectives de l’homme.

  Et toutes les époques ne sont pas en mesure d’apprécier l’importance sociale de l’artiste et cette fonction de sauvegarde qu’il exerce au profit du bien collectif.

 

Antonin Artaud, L’Anarchie sociale de l’art, dans Œuvres complètes, tome VIII, Gallimard, 1971 et 1980, p. 233.

 

 POST-SCRIPTUM

Qui suis-je ?
D’où je viens ?
Je suis Antonin Artaud
et que je le dise
comme je sais le dire
immédiatement
vous verrez mon corps actuel
voler en éclats
et se ramasser
sous dix mille aspects
notoires
un corps neuf
où vous ne pourrez
plus jamais m’oublier

Antonin Artaud, Le Théâtre de la cruauté, dans Œuvres complètes, tome XIII, Gallimard, 1974, p. 118.




 

04/09/2011

Jacques Dupin, Gravir, Chansons troglodytes

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                           Francis Bacon, Portrait of Jacques Dupin, 1990

 

             Ta nuque, plus bas que la pierre,

Ton corps plus nu

Que cette table de granit…

 

Sans le tonnerre d’un seul de tes cils,

Serais-tu devenue la même

Lisse et insaisissable ennemie

Dans la poussière de la route

Et la mémoire du glacier ?

 

Amours anfractueuses, revenez,

Déchirez le corps clairvoyant.

 

Jacques Dupin, Gravir, Gallimard, 1963, p. 94.

 

 

           Romance aveugle

 

Je me suis perdu dans le bois

dans la voix d’une étrangère

scabreuse et cassée comme si

une aiguille perçant la langue

habitait le cri perdu

 

coupe claire des images

musique en dessous déchirée

dans un emmêlement de sources

et de ronces tronçonnées

comme si j’étais sans voix

 

c’en est fait de la rivière

c’en est fini du sous-bois

les images sont recluses

sur le point de se détruire

avant de regagner sans hâte

 

la sauvagerie de la gorge

et les précipices du ciel

le caméléon nuptial

se détache de la question

 

c’en est fini de la rivière

c’en est fait de la chanson

 

l’écriture se désagrège

éclipse des feuilles d’angle

le rapt et le creusement

dont s’allège sur la langue

la profanation circulaire

 

d’un bond de bête blessée

la romance aveugle crie loin

 

que saisir d’elle à fleur de cendre

et dans l’approche de la peau

et qui le pourrait au bord

de l’horreur indifférenciée

[…]

Jacques Dupin, Chansons troglodytes, Fata Morgana, 1989, p. 21-23.

03/09/2011

Pierre Bergounioux, Trois années

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Tout ce que j’aurai jamais voulu, aimé, redouté, haï m’avait été révélé à quatorze ans et l’impossibilité, dans le même temps, de l’avoir ou d’y échapper. Ce qui tenait à l’heure, au lieu, qui nous font ce que nous sommes, je le mettais au compte d’une disgrâce spéciale, obscure, dont j’étais la victime désignée. Qu’elle fût partagée n’y changeait rien. Elle ne s’exerçait qu’autant qu’on avait la fantaisie d’élever ses regards au-delà du périmètre exigu qui enfermait toutes choses. Il était permis, recommandé même, d’ignorer la soudaine dissonance entre ce qui se donnait pour la réalité et l’éveil d’un arrière-plan qui la disqualifiait. Celui-ci restait suffisamment ténu, intermittent pour qu’on n’y prête pas autrement attention. Aux motifs de perplexité qu’il m’inspirait, s’ajoutait celui de ne pas voir ceux qui m’entouraient s’en soucier.

   Je ne me rappelle plus l’époque à laquelle il est tacitement acquis que ce que racontent les adultes ne concorde plus avec ce dont j’ai l’intuition mais non pas l’intelligence ni la force qui me permettraient d’être fixé, d’agir différemment, à bon escient. Je ne compte plus qu’un homme mûr m’éclaire si peu que ce soit sur ce qui se passe et s’accompagne, pour ce qui me concerne, de la déconvenue chronique qui confinera, vers seize ans, au désespoir. J’écoute toujours, parce que je n’ai pas les moyens de me déterminer positivement, de me représenter avec la netteté nécessaire ni les choses prochaines ni les faits lointains qui y contredisent. Avec ça, je suis privé de la possibilité physique, de la plus élémentaire liberté d’agir à ma guise. Il faut donc se conformer, extérieurement, à l’usage courant mais c’est plein de restrictions et de réticences, de dépit, d’impatience, d’ennui.

 

Pierre Bergounioux, Trois années, dessins de Axel Cassel, Fata Morgana, 2011, p. 10-11.

© Photo Tristan Hordé, 2007.

02/09/2011

Lorand Gaspar, Sol absolu

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Écailles

 

Mort où tant de vie s’égare

de nos faibles yeux abandonnée.

Torrent tu nous étonnes

étincelant et boueux

de bouche en bouche

le doux et l’amer

cailloux et bois

achevés repris.

Ces photos floues

que le temps a bougées.

La lumière se cherche sur nos mains

et soudain tout est plume

neige neige —

 

Le même vent traîné dans le feu

la même nuit avec la même texture de branches

d’un bonheur inavoué.

La même croissance dans les gestes

et l’effeuillement des mains sur la peau

trouées soudaines dans les formes

quand l’espace nous entend —

 

Nous avons vécu tout juste

le temps de ce poids

de tout ce qui sans plainte se déchire

ta vue hier soir

et ces tout petits ports des yeux

les paupières repeintes.

 

[…]

 

Lorand Gaspar, Sol absolu et autres textes, Poésie / Gallimard, 1982, p. 67-69.

01/09/2011

Jacques Serena, Fleurs cueillies pour rien

 

 

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        Klimt, Le Baiser

 

 

Ça recommence, on dirait, d’autres respirations, lentes. Et, comment dire. Oscillantes. Pour commencer, recommencer. Ou pour, qui sait, cette fois, peut-être, finir. Non. Pas encore. D’accord, pas encore. On a le temps. Et microclimats, donc, et teintes sourdes. Semblant à peu près se figer. Bouts de corps se frôlant, entraperçus. Sans bruit, et peut-être une espèce de musique, ou putôt de sons diffus, c’est peu dire que dire aux confins de l’audible. À en douter. En prendre son parti. Au point où j’en suis. Voyons voir, si moyen que, oui. Ça se précise. De la joie, cette fois, dans l’air. De l’air, donc. Avec, dedans, des tourbillons de. Disons de silence, de ces infimes sons qui, interférant, font le silence. C’est moi, encore, au centre, à ce qu’il semblerait, mais elles. Parce que ces corps, oui, c’est encore elles, souvent. Ce qui frappe, là, c’est l’or, la sensation d’ineffable que ça donne, pour ne as dire de céleste à cause de. Elles passent à portée. J’en frôle, j’en touche, au passage. Je n’en touche plus. N’en toucherai plus. Si, encore. Il faudrait qu’elles sachent que jamais je n’ai touché de corps plus voluptueux. De plus réel, jamais.

 

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En bas, un bois, troncs de bouleaux luisants faiblement, troupes de vieille cavalerie s’entrechoquant, antiques revenants encombrés d’armes rouillées, entrant en collision maladroite les uns contre les autres, silhouettes de fosse commune tondues, projetées déguisées  à travers la nuit, au bas des pentes au fond invisible, entre le noir et la noirceur pire pressentie. Et rires, clameurs de carnaval. Je sens avec la lucidité du fou la nature périssable de ma chair. Des prostituées laides appellent dans la nuit, mal drapées dans des hardes voyantes. Vieilles poupées sorties d’un rêve scabreux.

La dernière bougie flanche, la mèche penche, s’affaisse dans un mince sifflement. J’en perds mes propres limites. Ne sais plus où je finis et où commence le monde. Devenu grand comme l’atelier. Ou aussi bien petit, infiniment. Sentant le sol. Mon poids sur le sol. Sentant sous moi la terre aspirer mes os.

 

Jacques Serena, Fleurs cueillies pour rien, Gustav Klimt, éditions Flohic, 1999, p. 43-44 et 77-78.

31/08/2011

Pascal Quignard, Sordidissimes

 

Pascla Quignrad, Sordidissimes, le perdu

                    Lien perdu. Objet perdu. Océan perdu. Cité perdue. Errant sans                retour.

   Comme Dante allait de petites cours en petites cours.

   Navire sans voiles, sans but, sans astres pour les nuages,

avançant à l’aveugle dans la nuit de sa langue.

   Hommes qui même dans la nuit de la langue ne s’avancent que dans le souvenir d’une nuit qui précède la nuit.

  Car ils se souviennent d’une nuit d’avant la nuit, tous les hommes,

  poissons perdus, eau perdue, chaleur perdue, pénombre perdue.

   Au gouvernail non pas un ni deux ni trois

rois

   un amas de pilotes morts

   les uns sur les autres, le ventre nu.

  Car ils ont tous le ventre nu pour qu’ils se succèdent ceux qui se suivent dans le temps.

 C’est une masse d’autres mondes nus inextricablement imbriqués sur le pont,

   lisant, aimant, écrivant, parlant, errant,

   inquiets des paysages, des lumières, du flot, des ombres,

ouvrant les jambes nues, ouvrant toujours les jambes nues, les cuisses nues, les femmes nues, désirant, défaillant, découvrant

   vieilles odeurs, vieux trésors.

 

Pascal Quignard, Sordidissimes, Dernier royaume,V, chapitre XXXIV, Folio/ Gallimard, 2007 [Grasset & Fasquelle, 2005], p. 121-122.

 

30/08/2011

Jude Stéfan, À la Vieille Parque

jude stéfan,À la vieille parque,la lise

                                                     la lise

 

… et puis l’automne va vous pincer le cœur

l’hiver transir blême désespoir après plein

été des luxures vite enfui le printemps en

blancs regrets fleuri à savourer ta balèvre

       ,mon amour — ma haine,

après la rixe se fait plus douce la rage

sur nos deux visages qui chaque jour fuient

       peu à peu tombant dans la lise

       sombrant peu à peu dans la lise

sous la scie des hivers les abois de chiens

crevants dans la désolation d’un grenier où

passent en bas les bicyclettes par vos yeux

la guerre approche les arbres gisent plus que

       démembrés décimés

et tous ces corps malheureux qui sont seuls

en chiant dès le matin sur les chemins de dieu

 

Jude Stéfan, À la Vieille Parque, Gallimard, 1989, p. 37.

 

©Photo Chantal Tanet, juillet 2010 

 

 

29/08/2011

André Frénaud, Hæres

 

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La double origine du langage

 

                                                                      à Alain Lévêque

 

 

Le perdu inoubliable, inconnu,

le sein où j’avais part, originel,

j’essaie avec ma langue,

et cette rumeur dans l’oreille qu’elle fomente

et qu’il me semble reconnaître,

de recouvrer — oh ! je tâtonnerai — une parole

où être aspiré, respirer,

où me dissiper dans la mer.

 

… Ou si le discours qui s’acharne,

qui s’arrache de ma bouche,

venait d’un élan sans cesse intimidé,

  et qui se hérisse d’autant plus, qui raffine,

que je n’y arrive pas ! —

                pour mimer

la syllabe initiatrice,

                dominatrice,

lorsque le père émit

                 l’univers en mouvement,

où je figure au rôle, ces jours-ci,

                                    d’où je parle.

 

André frénaud, Hæres 1964-1974, Gallimard, 1982, p. 202.