04/03/2017
Jean-Christophe Bailly, La fin de l'hymne
La fin de l’hymne
[…] il en va des voix comme des lieux : la résonance n’est pas leur fort. Donner aux voix comme aux lieux la juste résonance, il se trouve que cela s’accorde en une seule question, lorsqu’il s’agit de créer des lieux tels que des voix puissent s’y faire entendre. Nous le voyons ici, très concrètement, un problème d’acoustique vient se greffer sur la parole envisagée dans son être le plus pur. À quoi bon parler si l’on n’est pas entendu ? Le seuil de tolérance au-delà duquel la parole est perdue est très vite atteint : aussi, dès que le nombre de personnes réunies par une situation de langage dépasse ce seuil, la parole doit perdre à la fois la spontanéité de l’échange et l’immédiateté de son élocution, elle doit organiser son espace. L’acoustique survient avec le politique, elle en est le signe. Comment se faire entendre ? Comment créer des lieux tels que la parole puisse être entendue par beaucoup ou par tous ?
Jean-Christophe Bailly, La fin de l’hymne, collection Titres, Christian Bourgois, 2015 (1991), p. 109-110.
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20/11/2014
Jean-Christophe Bailly, Passer définir connecter infinir : recension
Comment reconstituer le parcours d'une vie, aussi bien évoquer ce que furent des engagements dans la société que revenir sur les influences qui ont aidé à se réaliser, préciser la place de la littérature et de l'art pour l'émancipation de chacun, insister sur l'importance de l'observation des animaux ? Autant de questions auxquelles le dialogue ne pouvait donner de réponses détaillées, mais elles suffisent pour que le lecteur souhaite ensuite aller voir de plus près et lire Le parti-pris des animaux ou l'essai sur les portraits du Fayoum : si les recherches de Bailly ont les objets les plus variés, c'est que sa vie, avant tout, refuse le cadre, la norme, les codes, l'enfermement dans un domaine, ce que dit le dernier verbe du titre.
Anecdote significative, il n'a préparé que pendant une semaine l'entrée à l'École normale supérieure, comprenant que le temps du loisir, le temps libre consacré à tout ce qui est en dehors des études allait disparaître — et il a préféré rejoindre l'université. Il y a continuité entre ce choix et son analyse du capitalisme libéral qui aboutit à « [l']annulation, [l']effacement, [l']arasement des différences » ; la société marchande impose les formes de loisir, l'organisation du travail, les systèmes d'échanges de sorte qu'elle vise à ce que toute expérience dans la vie soit empêchée, expérience toujours dangereuse pour son fonctionnement puisque permettant seule à chacun de devenir lui-même, de ne pas rester dans l'immobilité de la répétition. Comment rompre avec le retour du même, comment ne pas s'arrêter à ce qui rassure ? Il est indispensable de briser les limites du domaine dans lequel chacun s'enferme rapidement. Le verbe "sortir" définit (un peu sommairement, certes) la démarche de Bailly : on peut penser l'Histoire comme la lente formation de « clôtures, frontières, quotas, verrous, codes » et s'il ne s'agit pas de s'imaginer en dehors d'elle rien n'empêche « d'illimiter la réflexion », de réfléchir à ce qu'est un paysage ou à « l'étrangeté fondamentale qu'est pour nous l'existence des animaux », d'être attentif à ce qui apparaît comme inconnu en le vivant comme « un appel, un abîme où il faut lancer des sondes. »
Il s'agit bien d'être encyclopédiste, contre la spécialisation dans laquelle la société entend limiter chacun. C'est, en premier lieu, la leçon que Bailly a tirée de sa lecture de L'Encyclopédie de Novalis — dont il cite volontiers ce fragment : « L'homme n'est pas seul à parler — l'univers aussi parle — tout parle — des langues infinies. » — et des autres romantiques d'Iéna, comme Schlegel, Tieck, pour lesquels la littérature était conçue comme « un dépassement des genres et de leurs particularités ». Mais le terrain était préparé, grâce à l'habitude de regarder très tôt des reproductions de tableaux, fournies par son cousin, Jacques Monory, grâce aux discussions avec son ami Alexis Baatsch. Il faudrait ajouter bien d'autres éléments, comme la lecture d'Apollinaire ou, dans l'adolescence, la prise de conscience devant le lac de Garde que la photo à prendre, « c'était par l'écriture ». Il a connu la rhétorique surréaliste mais s'en est éloigné par la lecture de Bataille, il a suivi les analyses de Leroi-Gourhan sur la naissance de la technique, il a découvert la poésie de Pavese (encore trop ignorée aujourd'hui...), apprécié le Paterson de William Carlos Williams et la littérature russe, cherchant toujours à se libérer du « totémisme national ». Rien de surprenant que Büchner, ce météore dans la littérature allemande qui comprit si bien « la détresse d'un temps qui était celui des débuts de l'âge industriel », soit une référence majeure pour Bailly, comme Benjamin pour d'autres raisons.
Bref, les rencontres n'ont jamais cessé et ne peuvent que se poursuivre ; il faudrait aussi insister sur ses relations avec des peintres qui le conduisent dans les ateliers, attentif à la fabrication. La « mise en circuit des choses » aboutit à publier ses réflexions dans plusieurs domaines, sans crainte de bousculer des schémas bien établis ; ainsi, fort éloigné d'« une modernité un peu rassise qui va de Flaubert à Barthes », il ne craint pas d'insister sur la caractère réactionnaire de Flaubert, y compris dans son style, comparant son voyage en Orient à celui de Nerval, et il lit d'abord dans Céline « le maximum de la rage de ressentiment destructeur ».
C'est la nécessité de toujours observer le concret qui, par exemple, a conduit Bailly au Kenya avec Gilles Aillaud et l'éditeur Franck Bordas : il s'agissait pour le peintre de dessiner des animaux dans leur milieu et de les reproduire en lithographie, travail qui fut commencé sur place. C'était pour Bailly poursuivre son approche du monde animal, lié par certains aspects à ses recherches sur le langage et, directement, à la question de l'altérité et de la fermeture ; la littérature, les arts sont indispensables pour sortir d'une « situation fermée [...] et toute situation est toujours sous la menace de sa propre clôture », et l'ouvert est « la co-présence de tous les territoires et de tous les êtres qui les habitent et les parcourent », de ce qui aussi, écrit-il ailleurs, « s'écarte, s'enfuit » : « Une hirondelle [...] est exactement comme une pensée que nous devrions avoir. »(1)
Jean-Christophe Bailly, Passer définir connecter infinir, dialogue avec Philippe Roux, Argol, 2014, 200 p., 29 €.
Cette note a été publiée sur Sitaudis le 17 novembre 2014.
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1. Jean-Christophe Bailly, Le parti-pris des animaux, p. 33 (Bourgois, 2013).
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