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08/10/2018

Ingeborg Bachmann, Malina

 

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Des livres ? Oui, j’en lis beaucoup, j’ai toujours beaucoup lu. Non, je ne sais pas si nous nous comprenons. Je lis de préférence par terre, ou sur mon lit, presque toujours couchée, non, les livres importent moins que la lecture, noir sur blanc, les lettres, les syllabes, les lignes, ces fixations inhumaines, ces signes, ces conventions fixes, ce délire issu de l’homme et figé dans son expression. Croyez-moi, l’expression en délire, elle provient de notre délire. Ce qui compte aussi, c’est le fait de feuilleter, de courir, de fuir d’une page à l’autre, d’être complice d’un épanchement délirant qui s’est coagulé ; ce qui compte, c’est la bassesse d’un enjambement, l’assurance de la vie dans une seule phrase, et la réassurance des phrases dans la vie. Lire est un vice qui peut se substituer à tous les autres pour nous aider à vivre, parfois ; c’est une débauche, une intoxication qui vous ronge.

 

Ingeborg Bachmann, Malina, traduction Philippe Jaccottet et Claire de Oliveira, Seuil, 2008 (1973), p. 77.

28/05/2016

Ingeborg Bachmann, Malina

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   La chambre est grande et sombre, non, c’est une salle aux murs crasseux, ce pourrait être un château des Hohenstaufen dans les Pouilles, car elle n’a ni porte ni fenêtres. Mon père m’y a enfermée, je m’apprête à lui demander ce qu’il veut de moi, mais je n’en ai pas le courage, et recommence à chercher des yeux une porte. Il doit bien y en avoir une, ne serait-ce qu’une, qui me permettrait de sortir ; pourtant je comprends déjà qu’il n’y a rien, il n’y a plus d’ouvertures, on a installé à leur emplacement des tuyaux noirs fixés tout le long des murs comme d’énormes sangsues appliquées aux parois pour y sucer je ne sais quoi. Ces tuyaux, comment ne les ai-je pas remarqués plus tôt, ils devaient y être depuis le début ! Aveugle dans la pénombre, j’avais longé les murs à tâtons pour ne pas perdre de vue mon père, pour trouver la porte avec lui, or c’est lui que je trouve, et je lui dis : la porte, montre-moi la porte. Mon père détache tranquillement un premier tuyau du mur, je vois un trou rond où il passe un souffle de vent, je rentre la tête dans les épaules, mon père continue, détache les tuyaux les uns après les autres, et sans avoir le temps de crier, je respire du gaz, de plus en plus de gaz. Je suis dans la chambre à gaz, c’est elle, la plus grande chambre à gaz du monde, et je suis seule dedans. Contre le gaz, on ne se défend pas. Mon père a disparu, il savait où étaient les portes et ne me les a pas montrées.

 

Ingeborg Gachmann, Malina, traduction Philippe Jaccottet et Claire de Oliveira, Seuil, 2008, p. 148.