31/01/2017
Robert Pinget, Clope au dossier
Que d’être seul n’était pas une condition. Ni une vocation dit Mortin ni rien en tion sauf aberration ce qui explique tout, on finira bien par l’emmener mais il faut paraît-il un rapport du médecin ou de la famille ou d’un avocat ou de Dieu sait qui. Un avocat en tout cas dit Philippard on n’y coupe pas rien à faire sans ça pour ce qui est d’une profession alors on peut dire tous des caves des zéros. Ils buvaient du vin blanc Mortin Philippard et Verveine le stagiaire du pharmacien, tu devrais savoir toi qui connaît le docteur lui dit Philippard. Un spécialiste dit Verveine on ne s’adresse pas à n’importe qui ces choses –là sont délicates si vous croyez du reste je me demande jusqu’à quel point il ne faut pas qu’il dérange la société quelle société dit Mortin. La nôtre dit Verveine la société en général il ne nous dérange pas tellement, jusqu’au jour du scandale en pleine rue dit Philippard moi j’ai une femme et des enfants. Une femme et des enfants la société. Des fusains à droite et à gauche dans des caisses et trois tables de fer peintes enrouge ainsi que les chaises, c’est Philippard qui a voulu s’asseoir ils restent d’habitude au comptoir, la serveuse qui a l’air sale ils l’appellent Mathilde pour remplir les verres, la route passe devant mal goudronnée il y a de la poussière.
Robert Pinget, Clope au dossier, les éditions de Minuit, 1961, p. 7-8.
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15/01/2017
Jacques Réda, La Tourne
Pauvreté. L'homme assiste sa solitude.
Elle le lui rend bien. Ils partagent les œufs du soir,
Le litre jamais suffisant, un peu de fromage,
Et la femme paraît avec ses beaux yeux de divorce.
Alors l'autre que cherche-t-elle encore dans les placards,
N'ayant pas même une valise ni contre un mur
La jeune amitié des larmes ? — Te voilà vieille,
Inutile avec tes mains qui ne troublent pas la poussière.
Laisse. Renonce à la surface. Espère
En la profondeur toujours indécise, dans le malheur
Coupable contre un mur et qui te parle, un soir,
Croyant parler à soi comme quand vous étiez ensemble.
Jacques Réda, La Tourne, "Le Chemin", Gallimard, 1975, p. 59.
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04/01/2017
Henri Thomas, Carnets 1934-1948
Dimanche 12 juillet 1942
Accepter d’être seul, sans désespoir — telle est la bonne attitude initiale pour parvenir à ne plus être seul — quand ? Peut-être pas ici.
Samedi 18 juillet 1942
Une profonde santé intérieure. Pas de hâte d’en communiquer l’idée, les songes, les vues. Elle pourrait même disparaître sans avoir été notée, je n’en serais pas affecté.
- D’où t’est toujours venu le trouble, l’angoisse et le déchirement ? D’avoir attendu quelque chose de la vie — d’avoir compté sur une complicité quelconque des êtres, des choses, de ne pas t’être persuadé que toi seul pouvait t’apporter quelque chose.
Henri Thomas, Carnets 1934-1948, éditions Claire Paulhan, 2008, p. 348-349.
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17/10/2016
Reinhard Priessnitz (1946-1985), 44 poèmes
triste pompon
nombre de nuages noirs sombrent ici
ils sont si nombreux et si seuls
que même dans la pénombre
ça ne pourrait pas être plus sombre
qu’en moi en mon club solitaire
et mes pieds et mes mains
ils m’assombrissent en soufflant en souffrance
sur ma table de maquillage un nuage noir
avec une frange flottanttant au vent
nombre de nuages noirs sombrent ici
qu’en souffrance je sombre je suis à l’é3
toi le nuage de mon pompon en berne
Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, éditions bilingue,
traduction Alain Jadot, préface Christian Prigent,
NOUS, 2015, p. 89.
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10/05/2016
Georges Perros, Poèmes bleus
Je te propose ce fugitif compagnonnage
Entre le chien et le loup
De l’aboiement crépusculaire
Je te demande de m’aider
À extraire de nos solitudes jumelles
Un peu de cette magie
Grâce à laquelle se renouvelle le bail
Se rafraîchissent nos tristes idées
Qui sont comme pierres dans un désert sans oasis
Stupidement debout contre le mur du néant
Comme lorsqu’on attend quelqu’un
Qui ne viendra pas
Qui ne viendra plus
Le rendez-vous n’aura pas lieu
Les pierres de Carnac sont comme ces idées
Muettes comme l’éternité
Justes bonnes à attirer ceux qui veulent savoir tout
Par le biais de qui ne sait rien
Ô l’Histoire belle paresse,
Mais vivre en est une autre, histoire,
Rempli d’épines, le chemin,
Et n’ignore-t-on pas encore
L’étrange énigme d’ici-bas ?
Georges Perros, Poèmes bleus, Gallimard,
‘’Le Chemin’’, 1962, p. 53-54.
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03/05/2016
Rose Ausländer, Été aveugle
Les étrangers
Des trains amènent les étrangers
qui descendent et regardent autour d’eux l’air perdu
Dans leurs yeux nagent
de craintifs poissons
Ils portent des nez étrangers
des lèvres tristes
Personne ne vient les chercher
Ils attendent le crépuscule
qui ne fait pas de différences
ils pourront alors visiter leurs proches
dans la soirée lactée
dans les cratères de la lune
L’un d’eux joue de l’harmonica —
des mélodies bizarres
Une autre gamme habite
l’instrument :
une suite inaudible de
solitudes
Rose Ausländer, Été aveugle, Héros-Limite, traduction
de l’allemand Michel Vallois, 2015, p. 17.
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22/03/2016
Claude Chambard, Carnet des morts
Les feuilles sont mortes sur votre tombeau,
grand-père que je ne connais,
élevé dans la forêt, la hache dans les deux poings.
Perdu dans les rues des villes,
pleurant le départ des enfants,
& la femme morte trop jeune.
Où serions-nous allés ?
Qu’auriez-vous montré à l’enfants ?
Vous seriez-vous battu avec Grandpère ?
Ou de votre air doux auriez-vous dit :
— Je vais partir, je ne vous gênerai plus.
Longue silhouette de dos
disparaissant après le virage du pont.
À pieds toujours, cinq kilomètres vers l’autre village
où même la ferme ne vous appartient plus,
dévorée par la fratrie infectée.
Car l’adieu c’est la nuit.
La langue, la voix impossible.
Le nom est un silence. On ne peut en compter les syllabes
Ce n’est pas la mort, ce n’est pas la vie.
Un rêve, les mains jointes, près du coffret où s’entassent les lettres perdues.
Une longue marche — toujours vivant —
sans me soucier des murs
ni du tunnel
ni du balancier des heures.
Claude Chambard, Carnet des morts, Le bleu du ciel, 2011, p. 55-56.
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16/03/2016
Étienne Faure, Vues prenables
Hep, taxi, ce qui nous fuit dans le rétroviseur
déjà n’est plus d’époque,
à vivre ici, voir venir,
dans une amphigourique attente ou merdier d’être né,
l’enfer pavé d’intentions plus ou moins bonnes,
cette envie de disparaître — pas grand chose,
une demi-vie, une heure —
puis l’idée de durer qui persiste
— et rattraper sa nuit dans le train.
Seul et définitivement mortel
— l’était-il moins dans l’ignorance
ou jeune ou endormi dans les mots accrochés aux cimes
avec la même exaltation des hauteurs qui conduit
à bâtir des cathédrales, marcher parmi les épilobes —
l’ennui devenu un ami, c’est le seul qui lui reste
dans le double vitrage où sommeille
un apatride au rêve étrange, qui lui redit
le temps où ils allaient au Terminus
protégés par la chaleur, noir liquide,
finir la nuit.
terminus nuit
Étienne Faure, Vues prenables, Champ Vallon, 2009, p. 28.
A l'occasion de la parution de
Ciné-plage
d'Etienne Faure
Alphabet cyrillique
de Jean-Claude Pinson
aux éditions Champ Vallon
la librairie Michèle Ignazi
a le plaisir de vous inviter à une rencontre avec
Etienne Faure
et Jean-Claude Pinson
le mardi 22 mars 2016
à partir de 19 heures
Librairie Michèle Ignazi
17, rue de Jouy
75004 Paris
0142711700
Métro : Saint-Paul ou Pont-Marie
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28/02/2016
James Sacré, Figures qui bougent un peu, et autres poèmes
Figure 9
La nuit la neige ou presque la nuit le soir
les arbres immobiles qui sont dedans, les talus hauts
les maisons ou rien que des vieux hangars sont allongés là contre
j’aimerais penser à d’autres lieux que j’aime
aussi dans un soir d’hiver avec des traces de neige
elle se défait plus vite dans le coin des prés
ça ne change pas grand chose au paysage d’aujourd’hui
c’est à la fin la seule solitude qui vient
la nuit se fait.
Je l’entends venir de très loin je suis debout dedans la nuit
le vent bouge un peu il y a le chaud d’une bête pas loin
autrefois est-ce que c’était pas la solitude qu’on croyait d’aujourd’hui
qui faisait comme du silence et l’illusion d’un espace grand ?
il n’y a presque rien maintenant
la neige est noire on n’entend plus rien.
Bien sûr dans ces limites mal tracées que fait la nuit
avec les prés ceux touchant les derniers toits de la ferme
avec les arbres soudain grands les buissons noirs
on peut laisser se perdre la peur et l’imagination
c’est quand même le cœur battant les fesses
un peu serrées qu’est-ce que j’attends c’est pas
besoin d’en dire la solitude a le sourire
de ce qu’on veut le temps aussi
la nuit continue touche-t-elle vraiment les branches de ce poème ?
James Sacré, Figures qui bougent un peu, et autres poèmes, préface d'Antoine Emaz, Poésie / Gallimard, 2016, p. 42-43.
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23/02/2016
Philippe Blanchon, Suites peintes de Martin
Suite vi
les dieux meurent plus facilement que les hommes
venant après les uns parmi les autres ou dans
la plus absolue des solitudes c’est égal
là où ne s’opposent l’air et le geste
matière engendrée du souffle et de la main
nulle matière avant cette dernière
comme ce que peut la main en traçant
l’unicité d’un dessin que la couleur habite
ou non (un oui toujours en son agilité)
le poème de la main et du souffle en
gendré ne crée pas autre mystère — outre
substituer aux chefs-
d’œuvre toute agitation des organes
investis dans l’acte que l’on nomme
(air ou geste sont communs à chacun
le larynx les membres produisent en
multitude) est crime des tribus
mais le tableau est là écho
de son poème où il s’échappe aux soirs
bruyants de nos angoisses
[...]
Philippe Blanchon, Suites peintes de Martin, La
Lettre volée, 2016, p. 51-52.
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31/01/2016
Pascal Quignard, Mourir de penser
L’origine de l’activité psychique intellectuelle se fait en solo. Elle est, comme la fantasmagorie qui poursuit dans le jour la rêvée, radicalement masturbatoire. Elle est de nature antiparentale autant qu’antiproductricve. C’est pourquoi l’intelligence devient antifamiliale. C’est pourquoi la pensée s’assume d emanière de plus en plus antisociale. Son interrogation s’étend de façon incontrôlable, sur un mode inapaisable. Elle s’arrache à la société orale, à la voix prescriptrice, à la sagesse, aux dieux, aux interdits, aux proverbes, aux oracles.
[...]
Écrire est cet étrange parcours par lequel la masse continue de la langue, une fois rompue dans le silence, s’émiette sous forme de petits signes non liés et dont la provenance se découvre extraordinairement contingente au cours de l’histoire qui précède la naissance. Cet alphabet est déjà en ruine Par cette mutation chaque « sens » se décontextualise. Tout signal devenant signe perd son injonction tout en perdant le son dans le silence. Tout signe se décompose alors et devient littera morte, non coercitive, interprétable, transférable, transférentielle, transportable, ludique.
Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio / Gallimard, 2016, p. 217 et 218.
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24/11/2015
Georg Trakl, Poèmes, traduits par Guillevic —— Écrire après ?
Dans un vieil album
Tu reviens toujours, mélancolie,
O douceur de l’âme solitaire.
Pour sa fin s’embrase un jour doré.
Humblement devant la douleur
S’incline celui qui s’est fait patience.
Résonnant d’harmonie et de tendre folie.
Vois ! Il va faire noir déjà.
La nuit revient, quelque chose de mortel se plaint
Et quelque autre souffre avec elle.
Tremblant sous les étoiles d’automne
Chaque année la tête penche davantage.
Georg Trakl, Poèmes, traduits et présentés
par Guillevic, Obsidiane, 1981, p. 11.
Écrire après ?
Face à des innocents lâchement assassinés par d'infâmes fanatiques, la poésie peut peu, pour le dire à la façon de Christian Prigent. Ça, le moderne ? Quoi, la modernité ? Cois, les Modernes… Face à l'innommable, seul le silence fait le poids ; comme à chaque hic de la contemporaine mécanique hystérique, ironie de l'histoire, l'écrivain devient de facto celui qui n'a rien à dire. Réduit au silence, anéanti par son impuissance, son illégitimité. Son être-là devient illico être-avec les victimes et leurs familles.Nous tous qui écrivons ne pouvons ainsi qu'être révoltés par l'injustifiable et nous joindre humblement à tous ceux qui condamnent les attentats du 13 novembre. Et tous de nous poser beaucoup de questions.
Surtout à l'écoute des discours extrémistes, qu'ils soient bellicistes, sécuritaires, islamophobes ou antisémites sous des apparences antisionistes. C'est ici que ceux dont l'activité – et non pas la vocation – est de mettre en crise la langue comme la pensée, de passer les préjugés et les idéologies au crible de la raison critique, se ressaisissent : le peu poétique ne vaut-il pas d’être entendu autant que le popolitique ? Plutôt que de subir le bruit médiatico-politique, le spectacle pseudo-démocratique, les mises en scène scandaculaires – si l'on peut dire -, ne faut-il pas approfondir la brèche qu'a ouverte dans le Réel cet innommable, ne faut-il pas appréhender dans le symbolique cette atteinte à l'entendement, ce chaos qui nous laisse KO ? Allons-nous nous en laisser conter, en rester aux réactions immédiates, aux faux-semblants ? Une seule chose est sûre, nous CONTINUERONS tous à faire ce que nous croyons devoir faire. Sans cesser de nous poser des questions.
Ce communiqué, signé de Pierre Le Pillouër et Fabrice Thumerel, est publié simultanément sur les sites :
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16/11/2015
Jean Tardieu, Margeries
Un oiseau loin de moi
Un oiseau loin de moi
Une fleur sous la neige
Une maison qui brûle
Un noir mourant de soif
Un blanc mourant de faim
Un enfant qui appelle
Le vent dans le désert
La ville abandonnée
L’étoile solitaire
En voilà bien assez
Pour que je vous ignore
Beaux jours de mon été.
Jean Tardieu, Margeries,
Gallimard, 1986, p. 167.
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28/07/2015
Gérard Titus-Carmel, Ici rien n'est présent
L’affût, c’est le nom secret de l’impatience quand le regard se lamine aux fentes de la persienne close. Qu’une grande prairie noire vous brûle le front et que l’ombre monte en vous, aussi rapidement que douleur ou marée.
Ô la violence de ces nuits de guet, la rosée perlant aux tempes de l’enfants posté là, au cœur de l’immensité, dans le silence des choses sans poids ni contours !
(Je restais ainsi des heures, les prunelles gonflées de solitude. Des ronces s’enchevêtraient au bord de mes paupières. Je connaissais la soif, la sauvagerie du corps, la déception.)
Gérard Titus-Carmel, Ici tien n’est présent, Champ Vallon, 2003, p. 105.
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20/07/2015
Anaïs Bon, François Heusbourg, seul double
j’habite tout l’espace de ma solitude
en songe je conquiers des habitations
qui se dérobent
les livres sont à terre, ma poussière poussée sous les meubles
je ne sais plus qui de moi ou de ma vie regarde l’autre
par la fenêtre
les vêtements retrouvés sont un peu courts
dehors, le jour s’endort
le temps de rêver est le temps d’être seul
ceux que je croyais à mes côtés sont partis
les compagnons véritables se dévoilent
ils portent le masque de l’absent
« qui chuchote mon nom »
Anaïs Bon, François Heusbourg, seul double, éditions isabelle sauvage, 2015, p. 13.
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