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24/10/2022

Gustave Roud, Journal 1916-1976

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Je pense parfois : c’est ma solitude qui a altéré si profondément ma joie au spectacle du monde. Si jadis (sans que je voulusse l’analyser) elle naissait d’une correspondance que j’établissais entre une passion dominante, un sentiment que l’heure exaltait et tout ce qui entourait ma présence centrale, de plus en plus maintenant elle nécessite pour s’épanouir un calme désespéré, une tristesse sans sursauts où je me sens peu à peu descendre. C’est alors que naît pour ainsi parler mon regard véritable. Posé sur chaque chose, il l’épuise lentement, et je savoure tout objet pour lui-même et pour l’accord qu’il forme avec d’autres sans rien sentir d’autre en moi lui répondre et lui donner un sens ; c’est dire que je ne peux plus traduire, et moins encore interpréter le monde visible, mais seulement transcrire ce qui transparaît sous l’incessante variation de l’heure, de ses éléments éternels, par le sens des mots, leur musique, et le rythme de la phrase, l’âme aussi dépouillée qu’un peintre.

 

Gustave Roud, Journal, 1916-1976, Zoé, 2022, p. 91-92.

25/09/2022

Umberto Saba, Il Canzoniere

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                   La solitude

 

Saison changeante, ombre et soleil

font le monde varié, qui dans son aspect riant

nous console, et de ses nuages nous peine.

 

Et moi, qui à tant de nos apparences et à mes

yeux portait une infinie gratitude

je ne sais  aujourd’hui si je dois m’affliger

 

ou m’en aller joyeux comme quand on sort d’une épreuve :

je suis triste et pourtant la journée est si belle ;

dans mon cœur seulement il fait pluie et soleil.

 

D’un long hiver je sais faire un printemps ;

quand la route au soleil est une traînée d’or,

le bonsoir, je le dis à moi-même.

 

J’ai mes brouillards et mes beaux temps en moi tout seul

comme en moi seul est ce parfait amour

pour que l’on souffre tant, moi je ne pleure plus :

 

en mes yeux en mon cœur je trouve suffisance.

 

Umberto Saba, Il Canzoniere, L’âge d’homme, 1988, p. 146.

05/11/2021

Antoine Emaz, Soirs

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30.01.98

 

accorder la langue

sur peu de choses

 

là ce soir

seul

avec

le jour en vrac

 

tout est passé

 

        *

 

restent l’herbe

quelques feuilles tordues sèches

le froid clair encore le mur

 

entre l’herbe et le mur

la lumière glace

à chaque fois renvoie

une paroi de froid

 

à la fin le crépi

craque gris

dans le soleil qui baisse

 

voilà

 

Antoine Emaz,  Soirs,

Tarabuste, 1999, p. 74-75.

Photo T. H., 2007

15/09/2021

Baudelaire, Fusées

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Dieu est un scandale, — un scandale qui rapporte.

Il n’y a que deux endroits où l’on paie pour avoir le droit de dépenser, les latrines publiques et les femmes.

Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire.

Cet homme est si peu élégiaque, si peu éthéré, qu’il ferait horreur même à un notaire. 

Après une débauche, on se sent toujours plus seul, plus abandonné.

 

Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard, 1961, p. 1258, 1258, 1259, 1262, 1265.

14/09/2021

Baudelaire, Fusées

              baudelaire,fusées,amour,solitude,ami

À chaque lettre de créancier, écrivez cinquante lignes sur un sujet extra-terrestre et vous serez sauvés.

De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire.

Il y a dans l’acte de l’amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale.

Quand j’aurai inspiré le dégoût et l’horreur universels, j’aurai conquis la solitude.

Beaucoup d’amis, beaucoup de gants — de peur d’attraper la gale.

 

Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard, 1961, p. 1250, 1256, 1257, 1258, 1258.

28/06/2021

Kafka, Journaux

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Avant de s’endormir. Cela paraît si affreux d’être célibataire, et, vieux monsieur, de quémander un accueil en ayant du mal à conserver sa dignité quand on veut passer une soirée avec des gens, rapporter son repas à la maison dans sa propre main, ne pouvoir attendre personne paresseusement et avec une tranquille confiance, ne pouvoir faire de cadeaux qu’à grand-peine ou en s’énervant, prendre congé devant la porte de la maison, ne jamais pouvoir se précipiter en haut de l’escalier avec sa femme, être malade et n(avoir pour seule consolation que la vue de sa fenêtre quand on peut s’asseoir, n’avoir dans sa chambre que des portes de côté qui donnent sur les appartements d’autrui, avoir à ressentir les membres de sa famille comme des étrangers, avec lesquels on ne peurt rester ami que par le mariage, d’abord le mariage de ses parents, ensuite, quand l’effet en est passé, le sien propre (...)

 

Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 216-217.

26/04/2021

Borges, En marge de "Lune d'en face"

                                   Borges, En marge de « Lune d’en face », les allées de Nîmes, solitude

Sur les allées de Nîmes

 

Comme ces rues de ma patrie

Dont la fermeté est un appel dans mon souvenir

Cette allée provençale

Étend sa facile rectitude latine

À travers un vaste faubourg

Généreux et dégagé comme une plaine.

Dans un canal l’eau va disant

La douleur qui convient à sa pérégrination dénuée de sens

Et ce susurrement est une ébauche de l’âme

Et la nuit est douce comme un arbre

Et la solitude incite à l’errance.

Ce lieu est semblable au bonheur,

Et moi je ne suis pas heureux.

Le ciel vit une pleine lune

Et un haut-parleur me déclare une musique

Qui dans l’amour se meurt

Et resurgit en un douloureux apaisement.

Ma difficile obscurité mortifie le calme.

Avec ténacité me harcèlent

L’affront d’être triste dans la beauté

Et le déshonneur d’un espoir insatisfait.

 

Borges, En marge de « Lune d’en face », traduction Jean-Pierre Bernès, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 1992, p. 72.

16/04/2021

Henri Michaux, Lune d'en face

 

               

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                   Un adieu

 

Soir que creusa notre adieu.

Soir acéré, délectable et monstrueux comme un ange de l’ombre.

Soir où nos lèvres vécurent dans l’intimité nue des baisers.

L’inévitable temps débordait

la digue inutile de l’étreinte.

Nous prodiguions une mutuelle passion, moins peut-être à

        nous-mêmes qu’à la solitude déjà prochaine.

Nous allâmes jusqu’à la grille dans cette dure gravité de l’ombre,

                qu’allège déjà l’étoile du berger.

Comme on revient d’une prairie perdue, je revins de ton       étreinte.

Comme on dort d’un pays d’épées, je revins de tes larmes.

Soir qui se dresse vivant, comme un rêve

parmi les autres soirs.

Plus tard je devais atteindre et déborder

les nuits et les sillages.

 

Henri Michaux, Lune d’en face, dans Œuvres, I, traduction Jean-Pierre Bernès, Pléiade/Gallimard, 1993, p. 57.

02/03/2021

Samuel Beckett, Malone meurt

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Cette fois je sais où je vais. Ce n’est plus la nuit de jadis, de naguère. C’est un jeu maintenant, je sais jouer. Je n’ai pas su jouer jusqu’à présent. J’en avais envie, mais je savais que c’était impossible. Je m’y suis quand même appliqué, souvent. J’allumais partout, je regardais bien autour de moi, je me mettais à jouer avec ce que je voyais. Les gens et les choses ne demandent qu’à jouer, certains animaux aussi. Ça commençait bien, ils venaient tous à moi, contents qu’on veuille jouer avec eux. Si je disais, Maintenant j’ai besoin d’un bossu, il en arrivait un aussitôt, fier de la belle bosse qui allait faire son numéro. Il ne lui venait pas à l’idée que je pourrais lui demander de se déshabiller. Mais je ne tardais pas à me retrouver seul, sans lumière. C’est pourquoi j’ai renoncé à vouloir jouer et fait pour toujours miens l’informe et l’inarticulé.

 

Samuel Beckett, Malone meurt, éditions de Minuit, 1951, p. 9-10.

30/10/2020

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, dix-sept, dix-huit

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07.09.13

Séparé de tout, séparé de tous.

Toute communauté est une réponse à cette scission générale. Elle camoufle la solitude des corps, l’éparpillement des groupes. Elle tente de désigner ce qui les unit quand tout effort descriptif ne peut que creuser davantage distance et attirance. Le langage fait son œuvre. Il accomplit le paradoxe du vivant : il entretient le sentiment d’un gain de proximité et il approfondit l’abîme. 

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, dix-sept, dix-huit, Poésie/Flammarion, 2020, p. 43.

07/10/2020

Umberto Saba, Du Canzionere

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               Seul

 

Je suis seul. Nul n’écoute ou

est vain tout appel aux amis

dispersés.

La haine brille come un glaçon, et je pense

que je te verrai ce soir, toi que j’aime.

 

Je pense : dans le jour qui révèle,

dans l’ombre qui dérobe, j’ai tant fait,

tant erré, pour me dire en paix quelques

mots.

 

Umberto Saba, Du Canzoniere, traduction P.

Renard et B. Simeone, Orphée / La Différence,

1992, p. 63.

12/06/2020

Paul de Roux, Au jour le jour, carnets 2000-2005

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Tout se résume en cela : l’insatisfaction de soi-même.

 

À tant d’appels, combien de réponses ? Et parmi les réponses, combien vont plus loin que le geste ébauché, que le geste interrompu.

 

 La page du jour d’ouvre devant toi. Que vas-tu y écrire ? « À toi de voir », dit une voix. C’est de voir, justement, qu’il s’agit. De faire tomber les écailles qui vous bouchent la vue.

 

Paradoxalement, c’est de la qualité de la solitude vécue par un homme que dépend la qualité de ses rapports avec autrui, qu’ils soient amicaux ou amoureux. À chacun d’entre nous de découvrit le bon usage de sa solitude.

 

Paul de Roux, Au jour le jour, carnets 2000-2005, Le Bruit du temps, 2014, p. 145, 162, 167.

28/04/2020

Leopoldo Maria Panero (1948-2014), Le dernier homme (poésie 1980-1986)

 

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Troubadour j’ai été, je ne sais qui je suis

 

Ce n’est que dans la nuit que je trouve mon aimée

dans la nuit, esseulé

dans la plaine sans personne

sauf une femme qui hurle

la tête dans la main

ce n’est que dans la nuit que je trouve mon aimée

la tête dans la main

 

Je lui offre comme l’encens

que d’autres rois lui offrent

mes propres souvenirs

en lui tendant la main

puis elle me tend sa tête

et avec son autre main

elle m’indique la nuit

 

Seul dans la nuit, à neuf heures

je sors chercher mon aimée

et dans la plaine comme cerfs

galopent les souvenirs

 

J’eus la voix, troubadour,

j’ai été, aujourd’hui sans chant

je ne sais qui je suis et

j’entends un fantôme dans la nuit

j’entends les morts réciter mes vers.

 

Leopoldo Maria Panero, Le dernier homme,

traduction de l’espagnol Rafael Garido,

Victor Martinez et Cédric Demangeot,

Fissile, 2020, p. 141.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

14/03/2020

Franz Kafka, Journaux

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16 [décembre 1910]

 

J’ai été seul pendant 2 jours et demi — certes pas complètement — et déjà je suis, sinon transformé, en tout cas en bonne voie. Être seul exerce sur moi une force, qui n’échoue jamais. Mon intérieur se dissout (provisoirement en surface) et est prêt à laisser venir le plus profond. Une petite mise en ordre de mon intérieur commence à se mettre en place et je n’ai plus besoin de rien, car le désordre avec de petites capacités c’est le pire.

 

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 125-126.

09/11/2019

Maurice Blanchot, Le pas au-delà

           Maurice Blanchot, Le pas au-delà, solitude, espace     

Seul à nouveau, offert au multiple, dans la pluralité de l’angoisse, au-dehors de lui-même, faisant signe sans appel, l’un dissuadé pour l’autre. La solitude, c’est évidemment l’espace sans lieu, lorsque présence se nomme non-présence, où rien n’est un — défi sans défiance à l’unique. La solitude me cache à la solitude, parfois.

Seul à nouveau, défi à l’unique, l’un perdu pour l’autre.

 

Maurice Blanchot, Le pas au-delà, Gallimard, 1973, p. 94.