11/01/2013
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre
Condition
Un homme seul,
enfermé dans sa chambre.
Avec toutes ses raisons.
Tous ses torts.
Seul dans une chambre vide,
à parler. Aux morts.
Condizione
Uno uomo solo,
chiuso nella sua stanza.
Con tutte le sue ragioni.
Tutti i suoi torti.
Solo in una stanza vuota,
e parlare. Ai morti.
*
L'emmuré
« Vous m'avez fusillé
la bouche », dit-il. « J'ai tant
aimé (id est cherché
l'amour que je me retrouve
maintenant emmuré
dans cette tour. Au-dehors
est le désert du soleil,
des orties — le gel
ébloui du jour
est le glacier. À l'intérieur,
sur mon égoïsme
tout entier rimé, le four
aveugle de mon altruisme
effaré et non regretté. »
Il murato
« M'avete fucilato
la bocca, » disse « Ho tanto
amato (idest cercato
amore) ch'ora
io mi trovo murato
in questa torre. Fuori,
è il deserto del sole
e delle ortiche — il gelo
abbagliato del giorno
sul ghiacciaciaio. Dentro,
rimato tutt'intero
col mi egoismo, il forno
cieco del mio sgomentato
illacrimato altruismo. »
Giorgio Caproni, Le Mur de la terre, traduit de l'italien
par Philippe Di Meo, Atelier La Feugraie, 2002, p. 25
et 24, 113 et 112.
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05/08/2012
Antoine Emaz, Peau
Seul, 6 (18. 11. 06)
Il n'y a pas de bout de la nuit
seulement une maison vide
et silencieuse de tous ses murs
on est dedans
pas en prison
mais dedans
et la nuit comme aveugle
tourne en rond
les mots piochent piquent
des étoiles
on dira ça comme ça
des lumières fermées
tension
ce silence qui vient de biais si l'on n'agit pas c'est lui qui va emporter la mise la main les mots dans l'ardoise et plus rien
pas facile d'aller contre l'aigu du silence dans la maison vide il siffle comme chez lui il sape il pèse ensuite habitué qu'il est du lieu
une lame de nuit
tension sans l'avoir vue venir — vite glisser — tension — nerfs cordes mais quelle musique grommellement de mots pour rien ce bruit de chien grondant comme pour intimider le silence dessous qui passe
continuer à parler — rester dans le blanc de la lampe plutôt que la nuit qui tait la maison tait tout
un bruit d'eau presque rassure dans la gouttière
on tient à peu
[...]
Antoine Emaz, Peau, Tarabuste, 2008, p. 113-114.
© Photo Tristan Hordé.
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03/08/2012
Paul Louis Rossi, Visage des nuits
Gens de peu
Gens de peu et gens de rien
Quel est le bras qui vous retient
Lorsque vous passez la Seine
Sans amours qui vous soutiennent
Vous pensez je le sais bien
Sans veine que tout est vain
Sans amis qui se souviennent
À vous jeter dans la Seine
Sachez que ce n'est pas la peine
De troubler l'eau avec des larmes
Essayez de donner l'alarme
Si le courant vous entraîne
Le Fleuve est moins bon que vous-même
Pourquoi voulez-vous qu'il vous aime
Paul Louis Rossi, Visage des nuits, Poésie / Flammarion,
2005, p. 97.
© photo Chantal Tanet
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09/12/2011
Cesare Pavese, Travailler fatigue / Lavorare stanca
Travailler fatigue
Traverser une rue pour s'enfuir de chez soi
seul un enfant le fait, mais cet homme qui erre,
tout le jour, par les rues, ce n'est plus un enfant
et il ne s'enfuit pas de chez lui.
En été, il y a certains après-midi
où les places elles-mêmes sont vides, offertes
au soleil qui est près du déclin, et cet homme qui vient
le long d'une avenue aux arbres inutiles, s'arrêt.
Est-ce la peine d'être seul pour être toujours plus seul ?
On a beau y errer, les places et les rues
sont désertes. Il faudrait arrêter une femme,
lui parler, la convaincre de vivre tous les deux.
Autrement, on se parle tout seul. C'est pour ça que parfois
Il y a des ivrognes nocturnes qui viennent vous aborder
et vous racontent les projets de toute une existence.
Ce n'est sans doute pas en attendant sur la place déserte
qu'on rencontre quelqu'un, mais si on erre dans les rues,
on s'arrête parfois. S'ils étaient deux,
et même pour marcher dans les rues, le foyer serait là
où serait cette femme et ça vaudrait la peine.
La place dans la nuit redevient déserte
et cet homme qui passe ne voit pas les maisons
entre les lumières inutiles, il ne lève pas les yeux :
il sent seulement le pavé qu'ont posé d'autres hommes
aux mains dures et calleuses comme les siennes.
Ce n'est pas juste de rester sur la place déserte.
Il y a certainement dans la rue une femme
Qui, si on l'en priait, donnerait volontiers un foyer.
Lavorare stanca
Traversare una strada per scappare di casa
Io fa solo un ragazzo, ma quest'uomo che gira
tutto il giorno le strade, non è piú ragazzo
e non scappa di casa.
Ci sono d'estate
pomeriggi che fino le piazze son vuote, distese
sotto il sole che sta per calare, e quest'uomo, che giunge
per un viale d'inutili piante, si ferma.
Val la pena esser solo, per essere sempre piú solo ?
Solamente girarle, le piazze e le strade
sono vuote. Bisogna fermare une donna
e parlarle e deciderla a vivere insieme.
Altrimenti, uno parla da solo. È per questo che a volte
c'è lo sbronzo notturno che attacca discorsi
e racconta i progetti di tutta la vita.
Non è certo attendendo nella piazza deserta
che s'incontra qualcuno, ma chi gira le strade
si sofferma ogni tanto. Se fossero in due,
anche andando per strada, la casa sarebbe
dove c'è quella donna e varrebbe la pena.
Nella notte la piazza ritorna deserta
e quest'uomo, che passa, non vede le case
tra le inutili luci, non leva piú gli occhi :
sente solo il selciato, che han fatto altri uomini
dalle mani indurite, come sono le sue.
Non è giusto restare sulla piazza deserta,
Ci sarà certamente quella donna per strada
che, pregata, vorrebbe dar mano alla casa.
Cesare Pavese, Poésies I, Lavorare stanca / Travailler fatigue, traduit de l'italien et préfacé par Gilles de Van, "Poésie du monde entier", Gallimard, 1969, p. 193 et 195, 192 et 194.
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29/06/2011
John Clare, Poèmes et prose traduits par Pierre Leyris
Bruits de la campagne
Le froissement des feuilles sous les pas dans les bois et sous les haies.
Le craquement de la neige et de la glace pourrie dans les allées cavalières du bois et les sentiers étroits et sur chaque chaussée de rue
Le bruissement ou plutôt le bruit de ruée au bois lorsque le vent mugit à la cime des chênes comme un tonnerre
Le froufrou d’ailes des oiseaux chassés de leur nid ou volant sans qu’on les voie dans les buissons
Le sifflement que font en volant dans les bois de plus grands oiseaux tels que corneilles faucons buses etc
Le trottinement des rouges-gorges et des alouettes des bois sur les feuilles brunes et le tapotement des écureuils sur la mousse verte
La chute d’un gland sur le sol le crépitement des noisettes sur les branches des noisetiers quand elles tombent mûres
Le frrrout de l’alouette des champs qui se lève du chaume — Quelles scènes exquises les matins de rosée quand la rosée jaillit en éclair de ses plumes brunes
Solitude
There is a charm in solitude that cheers
A feeling that the world knows nothing of
A green delight the wounded mind endears
After the hustling world is broken off
Whose whole delight was crime —at good to scoff
Green solitude his prison pleasure yields
The bitch fox heeds him not birds seem to laugh
He lives the Crusoe of his lovely field
Whose dark green oaks his noontide leisure shield
Solitude
Il y a dans la solitude un charme heureux
Un sentiment dont le monde ne connaît rien
Un vert délice que chérit l’esprit blessé
Une fois retranché de ce monde brutal
Dont la joie criminelle est de railler le bien
Sa verte geôle lui procure du plaisir
La renarde ne le fuit pas les oiseaux rient
Il vit en Crusoë de son champ dont les chênes
Abritent vert foncé son méridien loisir
John Clare (1793-1863) : portrait par William Hilton en 1820.
John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare, présentés et traduits par Pierre Leyris,, suivis de La psychose de John Clare par Jean Fanchette, Mercure de France, 1969, p. 47-48 et 90-91.
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