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07/02/2024

Jacques Roubaud, Quelque chose noir (étude)

 

                                  Le dernier regard 

   Sans refaire l'histoire complexe du mot méditation, on peut remarquer qu'il est rapidement passé du sens de « préparation à un discours » en latin classique à celui de « réflexion » chez les auteurs chrétiens, qui portaient pour l'essentiel la réflexion sur la destinée humaine à la lumière des textes sacrés. C'est cette tradition qui nourrit, en prose, les Méditations sur les Psaumes de Jean de Sponde et les Méditations sur l'Évangile de Bossuet, et l'on peut y rattacher les méditations memento mori, qu'il s'agisse des danses macabres ou des vanités du XVIIe siècle. Descartes utilisa le mot avec sa valeur philosophique dans les Méditations métaphysiques comme, à la fin du XVIIIe siècle, Volney, éloigné de toute spéculation religieuse, dans Les Ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires (1791). L'arrière-plan religieux, au contraire, est bien présent quand l'usage du mot s'installe dans le domaine poétique avec Lamartine et ses Méditations poétiques en 1820, dans la lignée de la poésie élégiaque.1 Le titre de "méditation" sera repris plusieurs fois au XIXe siècle, par exemple par Jules Laforgue dans une "Méditation grisâtre", sur la solitude de l'homme et son extrême petitesse ; le sonnet s'achève ainsi : « Je reste là, perdu dans l'horizon lointain, / Et songe que l'Espace est sans borne, sans borne,/ Et que le Temps n'aura jamais de fin. »2

    Le mot "méditation" apparaît dans plusieurs titres de Quelque chose noir de Jacques Roubaud3, consacré à sa compagne disparue ; Roubaud a repris le titre d'une série de 17 photographies d'Alix Cléo, Si quelque chose noir, et, en effaçant la supposition, il annonce le motif des poèmes.  Le livre s'ouvre sur "Méditation du 12/5/85", suivi de "Méditation de la certitude" et, toujours dans la première partie, un autre poème est daté, "Méditation du 21/7/85", sur lequel nous nous arrêterons. Il n'y a pas d'ordre chronologique — "Méditation du 8/5/85" se trouve dans la deuxième partie —, comme si décider d'une position dans le temps après la mort de l'aimée était impossible, et qu'importe seul ce moment et ce qui l'a précédé. On lit ensuite, respectivement dans les quatrième et cinquième parties, cinq "Portrait en méditation" et cinq autres poèmes où "Méditation" est déterminé — l'un, "Méditation de la pluralité", renvoie explicitement à la réflexion sur la mort pratiquée à la fin du XVIe siècle : « L'éparpillement, la variété, pour la poésie de la méditation étaient signe de mort (Sponde) »4.

   Ne retenir qu'un poème implique qu'il est lu comme miroir du tout, ce tout étant construit autour de la mort de l'aimée, avec pour charpente l'impossibilité de la penser et la nécessité de la dire, les deux motifs étant toujours étroitement intriqués. On se souvient de ce qu'écrivait Boileau de l'élégie dans l'Art poétique (Chant II, v. 39-40) : « La plaintive élégie, en longs habits de deuil, / Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil » ; Quelque chose noir appartient bien au genre par sa thématique : la douleur y apparaît, mais l'idée de l'apaisement y est cependant exclue et c'est pourquoi l'on relève des éléments propres à la méditation lyrique et d'autres qui s'en éloignent.

                                   Méditation du 21 / 7 / 855

   Je regardais ce visage qui avait été à moi. de la manière la plus extrême.

   Certains, en de semblables moments, ont pensé invoquer le repos. ou la mer de la sérénité. cela leur fut peut-être de quelque secours. pas moi.

   Ta jambe droite s'était relevée. et écartée un peu. comme dans ta photographie titrée la dernière chambre.

   Mais ton ventre cette fois n'était pas dans l'ombre. point vivant au plus noir. pas un mannequin. mais une morte.

   Cette image se présente pour la millième fois. avec la même insistance. elle ne peut pas ne pas se répéter indéfiniment. avec la même avidité dans les détails. je ne les vois pas s'atténuer.

   Le monde m'étouffera avant qu'elle ne s'efface.

   Je ne m'exerce à aucun souvenir. je ne m'autorise aucune évocation. il n'y a pas de lieu qui lui échappe.

   On ne peut pas me dire : « sa mort est à la fois l'instant qui précède et celui qui succède à ton regard. tu ne le verras jamais ».

   On ne peut pas me dire : « il faut le taire ».

    La méditation est datée alors que très peu d'indications chronologiques sont données dans Quelque chose noir ; la plus marquante forme le titre d'un poème, "1983-janvier 1985-juin", et délimite la période qui suit la mort d'Alix Cléo Roubaud (le 26 janvier 1983), période pendant laquelle Roubaud vit à l'écart de ce qui l'entoure : quand le téléphone sonne, s'il décroche « cela ne prouve pas qu'il est vivant »6. Dans un poème titré significativement "Aphasie", il revient sur ce temps de silence : « Je n'ai pas pu parler pendant presque trente mois // Je ne pouvais plus parler selon ma manière de dire qui est la poésie »7. La date de la méditation, 21/7/85, est le signe du "journal", de l'autobiographie. L'énoncé pris en charge se rapporte au corps de la morte, remémoration de ce qui a été vu (« je regardais ») et non pas directement ce qui était éprouvé ; le regard sur le corps introduit une rupture entre le vivant et la morte, rupture  présente dans la méditation qui ouvre le livre (« Je me trouvai devant ce silence »8), qui est infranchissable, et l'idée même de la consolation, de l'oubli, du « repos » est écartée. C'est l'image du corps mort qui s'impose et sa position évoque une attitude ancienne sur une photographie. Mais la photographie renvoie cependant à la lumière, donc au vivant — comme le noir du ventre lié à un temps où il y avait échange, ou le titre "la dernière chambre" — , alors que la jambe sans mouvement est à jamais figée. Le "noir du ventre" est aussi fréquent que le noir de ce "quelque chose" (« Tout se suspend au point où surgit un dissemblable. et de là quelque chose, mais quelque chose noir. »9) ; "noir" a deux valeurs opposées : couleur de la mort, de l'absence, il a aussi été lié au désir, au vivant (« Je te regardais. le sombre. le noir. le noir rangé sur le point vivant. de ton ventre. »10

   La vie appartient au passé, c'est pourquoi est répétée sans relâche la description allusive de la morte — la proposition « Cette image se présente pour la millième fois »11 ouvrait la méditation d'ouverture. Il s'agit chaque fois non de la description d'un ensemble, puisque seul un ensemble pourrait se mouvoir, serait une personne, mais seules quelques parties sont retenues (« détails »), comme l'envers d'un blason du corps féminin ; il n'y a rien à dire de chaque partie, seulement nommée, et le tout est perçu non comme représentant le corps humain, « mais une morte ». La répétition de l'image de la morte, et celle parallèle des photographies (« Entouré d'image de toi »12), son appui pour que quelque chose de la femme aimée se maintienne, tout comme l'esquisse des récits titrés "roman". Dans ce cas, les fictions restituent, toujours au présent — « le temps de chaque monde possible est le présent »13 —, un univers où Alix Cléo est encore vivante, univers parallèle qu'il faut sans cesse recréer puisque le  présent réel finit par s'imposer : « Quand il n'y a plus qu'un seul monde, où elle est morte, le roman est fini »14. La répétition aide, provisoirement, à aller « contre le temps », tout comme dire, écrire le nom donne l'illusion d'appeler la femme vivante — « Te nommer, c'est faire briller le prénom d'un  être antérieur à la disparition »16 ; le nom, stable, s'oppose au désordre de l'incompréhensible néant.

   La méditation lamartinienne adoptait la forme strophique, celle de Laforgue le sonnet, et l'ordre des formes figurait d'une certaine manière la tentative, sinon le succès, de canaliser la souffrance, le trouble. De ce point de vue, l'hétérogénéité17 de Quelque chose noirsuggère le contraire de l'apaisement : la mort fait vivre un temps bloqué, « stupéfié » pour reprendre le mot de Dominique Rabaté18. Ce n'est pas que les contraintes formelles soient inexistantes, au contraire ; Quelque chose noir se compose de 9 séquences, chacune de 9 poèmes de 9 vers non comptés, ou paragraphes. Le nombre 9 renvoie clairement à Dante (cité dans un poème), non seulement parce que chez lui l'Enfer compte 9 niveaux qui correspondent aux 9 cieux, mais parce que 9 est le nombre de Béatrice. On sait aussi que, dernier chiffre simple dans une série, 9 annonce une fin — symbole du chemin qui se clôt, donc de la mort — et, traditionnellement, un retour au point de départ, donc une renaissance. Cependant, la voie fermée avec la disparition ne se rouvre pas dans Quelque chose noir ; à l'ensemble 9x9 est ajouté un poème isolé, titré "rien" et daté de 1983, qui accumule les traits négatifs : l'absence de la terre (soit aucun renouveau) répond au rouge du soleil, et la « face aveugle de l'église » s'accorde avec les yeux qui « s'approchent / de rien ». Ces derniers mots, ce sont ceux de la « voix endeuillée [qui] temporalise le deuil à son rythme, qui est celui de la poésie » et qui dit « ce qui justement ne passe jamais : le chagrin sans remède, sans consolation transcendantale »20.

 

 

 

1 C'est encore Lamartine qui, dans Destinées de la poésie,, annonce que, dans l'avenir, « La poésie sera de la raison chantée [...] elle sera intime surtout, personnelle, méditative et grave [...] l'écho profond, réel, sincère, des plus hautes conceptions de l'intelligence, des plus mystérieuses impressions de l'âme. » Destinées de la poésie est le discours de réception à l'Académie française, prononcé en 1830 ; édition citée : Premières méditations poétiques, nouvelle édition augmentée de méditations inédites et de commentaires, Hachette et Cie, 1878, p. 66-67 (Gallica-BNF).

Victor Hugo emploie "contemplation", mot qui associe la perception (« Oui, contemplez l'hirondelle, / Les liserons », Les Contemplations, II, 19) et l'activité réflexive (« Ô souvenir ! trésor de l'ombre accru ! [...] L'œil de l'esprit en rêvant vous contemple, II, 28 »).

2  Jules Laforgue, dans Œuvres complètes, I, L'Âge d'homme, 1986, p. 401.

3  Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986.

4  ibid., p. 80.

5  ibid., p. 21-22.

6  ibid., p. 54.

7  ibid., p. 131.

8  ibid., p. 11.

9  ibid., p. 76.

10 ibid., p. 43.

11 ibid., p. 11.

12 ibid., p. 78.

13 ibid., p. 51.

14 ibid., p. 52.

16 ibid., p. 87.

17  Pour l'étude d'ensemble de Quelque chose noir, on lira : Michèle Monte, "Quelque chose noir : de la critique de l'élégie à la réinvention du rythme"Babel, 12, 2005, p. 263-286, article disponible en ligne : http/babel-revues-org/1093 ; Benoît Conort, "Tramer le deuil (table de lecture de Quelque chose noir), dans Jacques Roubaud, sous la direction de D. Moncond'huy et Mourier-Casils, "La Licorne", 1997, Presses universitaires de Poitiers, p. 47-58.

18  Dominique Rabaté, Gestes lyriques, "Les Essais", éditions Corti, 2013, p. 197.

20  ibid., p. 205.

Extrait de :  La poésie comme espace méditatif, Sous la direction de Béatrice Bonhomme et Gabriel Grossi, p.307-311, collection Rencontres, Classiques Gaenier, 2015, 352 p., 37 €. Repris dans Sitaudis le 5 janvier 2024.

 



 

 

15/11/2022

Jacques Roubaud, Quelque chose noir

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            Le sens du passé 

 

Le sens du passé naît

                          d’objets-déjà

 

Dans tous les moments évidents

                                    je t’ai cherchée

 

Aussi dans de ténus

                     interrègnes

 

Cherchée qui ?

                où

                es-tu ?

 

qui ?

 

qui, n’a plus de nom

 

ni quoi (sans nom, dans nulle langue)

 

Je reviendrais de quelques pas en arrière, je serais

                           dans un espace

                           différent, en un sens précaire.

 

Comme si le son traversant l’eau

                           tombait d’une quarte.

 

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 30.

12/10/2016

Jacques Roubaud, Quelque chose noir

 

                                       

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                                               Mort réelle et constante

 

   À la lumière, je constatai ton irréalité. elle émettait des monstres et de l’absence.

L’aiguille de ta montre continuait à bouger. dans ta perte du temps je me trouvais tout entier inclus.

C’était le dernier moment où nous serions seuls.

   C’était le dernier moment où nous serions.

   Le morceau de ciel. désormais m’était dévolu. d’où tu tirais les nuages. et y croire.

   Ta chevelure s’était noircie absolument.

   Ta bouche s’était fermée absolument.

   Tes yeux avaient buté sur la vue.

   J’étais entré dans une nuit qui avait un bord. au-delà de laquelle il n’y aurait rien.

 

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 118.

 

24/08/2013

Jacques Roubaud, Quelque chose noir

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                               Mort

 

   Ta mort parle vrai ta mort parlera toujours vrai. ce que parle ta mort est vrai parcequ'elle parle. certains ont pensé que la mort parlait vrai parceque la mort est vraie. d'autres que la mort ne pouvait parler vrai parceque le vrai n'a pas affaire avec la mort. mais en réalité la mort parle vrai dès qu'elle parle.

 

   Et on en vient à découvrir que la mort ne parle pas virtuellement, étant ce qui arrive, effective au regard de l'être. ce qui est le cas.

 

   Ni une limite ni l'impossible, dérobée dans le geste de l'appropriation répétitive, puisque je ne peux aucunement dire : c'est là.

 

   Ta mort, de ton propre aveu, ne dit rien ? elle montre. quoi ? qu'elle ne dit rien. mais aussi qu'en montrant elle ne peut pas non plus, du même coup, s'abolir.

 

   « Ma mort te servira d'élucidation de la manière suivante : tu pourras la reconnaître comme dépourvue de sens, quand tu l'auras gravie, telel une marche, pour atteindre au-delà d'elle (jetant , pour ainsi dire, l'échelle). » je ne crois pas comprendre cela.

 

   Ta mort m'a été montrée.          Voici : rien          et son envers : rien.

 

   Dans ce miroir, circulaire, virtuel et fermé. le langage n'a pas de pouvoir.

 

   Quand ta mort sera finie. et elle finira parcequ'elle parle. quand ta mort sera finie. et elle finira. comme toute mort. comme tout.

   Quand ta mort sera finie. je serai mort.

 

 

Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 66-67.

16/10/2012

Jacques Roubaud, Quelque chose noir

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                                                Envoi

 

   S'attacher à la mort comme telle, y reconnaître l'avidité d'un réel, c'était avouer qu'il est dans la langue, et dans toutes ses constructions, quelque chose dont je n'étais plus responsable.

 

Or, c'est là ce que personne ne supporte plus mal. Où sont les insignes de l'élection individuelle sinon en ce qu'un ordre vous est obéissant, avec ses raisons de langue.

 

La mort n'est pas une propriété distinctive, telle qu'à jamais les êtres qui ne la présenteraient pas, à jamais s'excluraient des décomptes.

 

Ni les Trônes, ni les Puissances, ni les Principautés, ni l'Âme du Monde en ses Constellations.

 

Cela que pourtant tu t'efforçais de frayer, par photons évaporants, par solarisation de ta nudité précise.

 

La transcription réussie, l'ombre ne devait être nulle part appuyée plus qu'en ce lieu où le soleil avait poussé l'évidence jusqu'au point de conclure : le lit, de fesses qui s'écartent en brûlant.

 

Or, et c'est là ce que personne ne tolère plus mal, l'écriture de la lumière ne réclame pas l'assentiment.

 

Pour qui sait lire, seuls les limbes de l'entente.

 

Et le soleil, qui t'empaquetait entre deux vitres.


 Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 93-94.