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12/12/2014

Jacques Dupin, Une apparence de soupirail

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Toi, immobile sur la pont de fer. Regardant un autre récit. Regardant avec mes yeux. Regardant le temps immobile.

 

J'ai croisé dans la rue le rire d'un aveugle. Les nuages, les falaises, la mer : serrés contre sa poitrine. La musique commence dans les fenêtres...

 

... Et reculant sur l'échiquier enfantin. L'absence de sujet déchire le sommeil de tous. Perd du terrain. Tire un oiseau en vol.

 

Un essai de lumière sous la porte, et ce long possessif dol reptilien aiguisant la langue. A travers la porte, devant l'élévation de la nuit...

 

Une serpillière à grande eau sur les roses du carrelage. Et le bec de la charbonnière contre la vitre. Quand la pensée du double compense la faiblesse du bras.

 

Jacques Dupin, Une apparence de soupirail, Gallimard, 1982, p. 12-16.

28/11/2014

Thanassis Hatzopoulos, Cellule

                         

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                           Homme

 

 

Réfléchi

Alliant force et mesure

Il avance

 

Et cette tourmente qui balaie

Son esprit,

mémoire du corps

Mémoire de ce monde-ci

Non point de l'autre

 

La rage qui éclate, partagée,

Tourne de fatales catastrophes

En destins féconds

                   

                        Ce qu'on nomme l'aube

 

— Mais quelle donc cette violence

Qui fait poindre la lumière ?

 

Il s'interrogea lui-même et se coucha sur le côté

Puis sous l'éclat du soleil

Harassé de sa longue veille

Il s'endormit

 

Thanassis Hatzopoulos, Cellule, Traduit du grec Par Alexandre Zotos, en collaboration avec Louis Martinez, préface de Jean-Yves Masson, édition bilingue, Cheyne, 2012, p. 25, 121.

10/10/2014

Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux

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La lumière point là où le soleil ne brille pas

 

La lumière point là où le soleil ne brille pas.

Là où la mer ne s'étend pas, les eaux du cœur

Épandent leurs marées,

Et, spectres brisés, des vers luisants plein la tête,

Les choses de lumière

Passent à travers la chair là où la chair n'habille pas les os.

 

Une chandelle dans les cuisses

Échauffe la jeunesse et la graine et brûle la graine de la vie.

Là où la graine ne lève pas

Le fruit de l'homme s'ouvre dans les étoiles

Brillant comme une figue.

Là où la cire n'est pas, la chandelle montre ses cheveux.

 

L'aube point derrière les yeux.

Des pôles du crâne et de l'orteil, le sang venteux

Glisse comme une mer.

Ni clôturées, ni jalonnées, les giclées du ciel

Fusent à la verge

Révélant dans un sourire l'huile des larmes.

 

La nuit dans les orbites arrondit

Comme une lune de poix la limite des globes.

Le jour éclaire l'os.

Là où le froid n'est pas, la morsure des vents fait tomber les   épingles

Qui retiennent les robes de l'hiver.

La taie du printemps pend au bord des paupières.

 

La lumière point sur des lots secrets

Sur des crêtes de pensées où les pensées sentent dans la pluie.

Quand meurent toutes les logiques

Le secret de la glèbe pousse à travers l'œil

Et le sang saute dans le soleil.

Au-dessus des lopins incultes l'aube fait halte.

 

Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux, dans

Œuvres, I, édition établie par Monique Nathan et Denis Roche,

Seuil, 1970, p. 368-369.

17/08/2014

Johannes Bobrowski, Terre d’ombres fleuves

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    Le mont des Juifs

 

Voyage d’araignée,

blanc, la terre se répandait en poussière

de sable rougeâtre — forêt,

comme chevelure de tresses, cri d’animal,

lui heurtait la joue, herbe

piquait ses tempes.

 

Tard, lorsque le grand duc, bruissement

de cent nuits, traversait

le sommeil des genêts,

il se levait dans le hallier frémissant

des grillons pour voir un

blême chemin de lune qui montait

dans l’entrelacs des racines.

 

Il regardait par-delà le marécage.

Abrupt, indistinct, un reflet de lumière

le frôlait de son vol, le temps de ce

battement de cœur une sauvage

   empaumure émergea des ténèbres,

   hérissée, tête larmoyante.

 

  Pressé entre les mains

  le temps, non nommé : les essaims

  qui, jaunes, suivaient

  Curragh, nuées grondantes

  au-dessus du lac, les abeilles

  suivaient le pieux père,

  il remuait les rames, il disait :

  Je serai un mort dans la verte vallée.

 

Der Judenberg

 

Spinnenreise

weiß, mit rötlichem Sand

stäubte die Erde — Wald,

flechtenhaarig, Tierschrei,

stieß um die Wange ihm, Gras

stach seine Schläfe.

 

Spät, wenn der Uhu, Sausen

aus hundert Nächten, umherstrich

durch den Schlaf der Geniste,

hob er sich in der Grillen

Schwirrgesträuch, einen fahlen

Mondweg zu sehn, der heraufkam

an die seufzende Eiche, die Greisin, in ihrem

Wurzelgeflecht verging.

 

Über das Bruch sah er hin.

Jäh, undeutbar, Lichtschein

flog vorüber, diesen

Herzschlag lang ragte wüstes

Schaufelgeweih aus der Finsternis,

zottig, ein tränendes Haupt.

 

Unter die Hände gepreßt

Zet, unbenannt: die Schwärme,

gelb, die dem Curragh

folgten, tönende Wolken

über der See, die Bienen

folgten dem frommen Vater,

er rührte die Ruder, et sagte :

Ich werde tot sein im grünen Tal.

 

 

 Johannes Bobrowski, Terre d’ombres fleuves,

traduit de l’allemand par Jean-Claude Schneider,

Atelier La Feugraie, 2005, p. 84-87.

04/08/2014

Michel de M’Uzan, Les chiens des Rois

                                                   Michel de M'Uzan, Les chiens des Rois, théâtre, scène, lumière, rideau, spectateur

                                             Pâles et tranquilles

Toute la façade du théâtre était illuminée. Devant, le feuillage de grands arbres arrêtait la lumière en une haute voûte claire. Au-dessus, le crépuscule se prolongeait. La soirée était tiède, les bruits étouffés, une foule se pressait à l’entrée.

  Dans la salle, pas une place était inoccupée. Les spectateurs silencieux fixaient la scène. Aucun rideau ne la dissimulait et dans le grand rectangle sombre et opaque, nul décor, nul objet ne se distinguait.

Les lumières s’éteignirent lentement, deux par deux, en longues rangées, à l’orchestre, puis au balcon, aux galeries enfin. Quand tout fut obscur, comme venant du faîte de la salle, les premiers sons d’une flûte descendirent. Lointaines et précises, les notes toujours égales se succédaient sans hâte.

   La scène s’éclaira peu à peu ; deux personnage y étaient déjà placés : un marquis, une marquise, distants de quelques pas. Leurs costumes verts brillaient, l’homme, le buste penché, semblait avancer, la femme, le dos incliné, semblait reculer. Ils rompirent leur immobilité dans une danse lente et mesurée ; tout en haut, la flûte jouait, l’or des vêtements scintillait, les souliers vernis glissaient et tournaient. Le rythme s’accélérait, les perruques blanches flottaient, absorbaient la lumières vive cernant de près le couple qui dansait. Les ombres dédoublées s’allongeaient et revenaient, la flûte jouait plus vite et montait. Les danseurs se rapprochèrent.

 

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Au fond de la salle, au dernier rang, un homme s’était levé ; on ne distinguait que sa haute silhouette sombre. À droite, plus en avant, un second, puis un troisième au milieu, à gauche un autre encore, se dressèrent. Tous étaient tournés vers la scène où le cercle de lumière rétrécissait. Pâles et tranquilles, tout proches, l’homme et la femme continuaient à danser. Deux nouvelles silhouettes apparurent sur le plateau. Le marquis et la marquise ne furent plus alors qu’une seule forme en mouvement. Du plafond de la salle, la flûte lançait ses notes claires, tandis que le lourd rideau rouge descendait lentement.

 

 

 

Michel de M’Uzan, Les chiens des Rois, collection Métamorphoses XLVI, Gallimard, 1954, p. 135-137.

22/07/2014

Eugène Savitzkaya, Sang de chien

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   J’aimerais tant mais je ne peux pas. Ma valise est prête, mes pieds chaussés. J’ai baissé les stores, mais je ne peux pas partir. Il faudrait qu’on me pousse. Si le chien jaune que j’entends hurler me mordait les talons peut-être ferais-je le premier pas et me précipiterais-je vers la sortie, et dehors je me sentirais mieux, plus vaillant. On m’a dit qu’il fallait toujours s’asseoir pendant quelques minutes avant un grand départ. Aussi me suis-je assis. À présent, je ne peux plus me lever. Des objets me retiennent et le monde m’effraie. J’ai mal au foie, j’ai mal à la tête, mes pieds ne supportent aucun soulier, je saigne du nez, j’ai l’impression que je pue, mes cheveux blessent mes yeux, j’ai sommeil mais je ne parviens pas à dormir, le soleil me fait peur lorsqu’il me touche, le feuillage dissimule des visages, des nez, des yeux, des doigts et des tireurs, il y a des animaux morts dans le jardin, des grives et des rats, un chat a démonté un pigeon, en a dispersé les plumes et déroulé les viscères, la cervelle est bleue et les os plus que blancs, quelle est la couleur du sang ? où est ma fiancée ? où aller ? quoi faire ? J’ai tué, j’ai blessé, j’ai chassé, j’ai balayé, j’ai mordu, tordu, limé, et je n’ai plus soif.

 

 

Pas besoin de lumière pour me raser. Dans l’obscurité, je me frotte au rasoir électrique qui bourdonne. Un petit rasoir suffit à ma barbe claire. Les vibrations du moteur plaisent à ma peau. Les objets lourds qui tombent sur le plancher ne résonnent pas dans ma poitrine. Pourrais-je encore escalader le frêne et me baigner dans le lac froid Enol ? Il n’y a que le vent qui me fasse encore du bien, ce même vent qui fronce la surface de l’eau et me dégoûte de la pêche au flotteur dans ce bras mort du fleuve.

Quand je regarde celui qui écrit, je me demande pourquoi sa tête est enfoncée dans la niche de son bureau. La main gauche de celui qui écrit est posée à plat sur sa cuisse gauche qu’elle lisse avec application. C’est la main la moins habile qui répète ce geste, la main qui a reçu le coup de tisonnier ou trop de baisers. Ce geste me rend nerveux : je suis obligé d’avaler ma salive et de changer plusieurs fois la position de mes jambes, de me mordre les doigts et de dissimuler mes larmes.

Quand ai-je pleuré pour la dernière fois en plein air ou enfermé, dans quelle maison dans quelle prairie, sur quel toit, nu ou en chemise, fatigué par le soleil ou à peine éveillé, seul ou en compagnie, sur la montagne pointue ou sur la mer plate ? Et l’avant-dernière fois ? Juste un spasme, une contraction du menton et pas de larmes, à peine comme une brève transpiration. Et avant ? Je devais être saoul, ça ne compte pas. Et avant ? Enragé, devant la mer. Et avant ? Encore de rage, sang de chien, ça ne compte pas. Et avant ? En regardant mon jardin sous le soleil, les hautes tiges des asperges, les plumes, le feuillage épuisé, la glycine en bout de course. Et avant, avant ? À peine un désir, mais les larmes ne se commandent pas. Et le dernier bonheur, où, avec qui, à l’aide de quels outils ? [...]

 

 

Eugène Savitzkaya, Sang de chien, éditions de Minuit, 1988, p. 8-10.

12/07/2014

Guy Goffette, Éloge pour une cuisine de province

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La visite de Rembrandt

 

 

La nuit a volé

son unique lampe à la cuisine

piégé dans la vitre

celui qui se tait

debout dans la tourbe des mots

Il brûle à feu très doux

l'obscure enveloppe du silence

(comme ces collines sous la cendre

réchauffent l'aube de leur mufle)

et pour la première fois peut-être

son visage d'ombre est toute la lumière

et parle pour lui seul

 

Guy Goffette, Éloge pour une cuisine de province,

postface de Jacques Borel, Champ Vallon, 1988, p. 25.

23/05/2014

Antonio Gamoneda, extraits de Chansons de l'erreur

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I

 

Tu as écouté la plainte de la mer. Elle annonce

une imminence.

                         Libère-toi

de la pensée : cette

imminence te dépasse.

                              Libère-toi

                                           Ne réponds pas

à la plainte de la mer.

 

II

 

        Le destin n'existe pas mais il est traversé de racines rouges. Ainsi

est, fut, ma pensée traversée

par l'étincelle de la négation.

                                             Ainsi

les heures crient, prononcent

leur inutile prophétie :

                                    la pourpre

et l'extinction

du lever du jour.

 

III

 

Oui, la négation avance

dans mes veines.

                          Elle loge

dans la sentine creuse

de la pensée.

                   À proprement parler

pas de pensée en moi. La fausseté

me possède, l'unique fruit

permis dans cette

épaisseur vivante.

 

IV

 

Il y a de la colère dans la grisaille. La lumière gagne les      [cours

et les cordes divisent ombres et minéraux.

 

La lumière soutient doucement la majesté des oiseaux, réunit

en un même instant quiétude et vertige.

 

As-tu pensé la lumière hors de tes yeux ?

                                             Pense la lumière.

                                                                       Non ;

tu ne peux la penser : elle

te pense, toi.

 

                    Ferme les yeux.

 

Antonio Gamoneda, extraits de Chansons de l'erreur,

traduit de l'espagnol par Jean-Pierre Bériou et Martine Joulia,

dans Europe, avril 2014, n° 1020, p. 284-285.

 

 

 

 

 

08/05/2014

James Sacré, Donne-moi ton enfance

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    La campagne de ton enfance. On la voit qui s'en va loin : au-delà de grands oliviers qui sont comme un geste du tems. Cette campagne est une belle étendue de lumière et de champs cultivés tenue dans la hauteur et relevée sur ses bords en collines qui sont déjà de la montagne.

   Tu montres, on ne distingue pas bien, un endroit où ton grand-père t'emmenait, cheval et l'eau d'une fontaine à ramener à la maison. Sur le plat le cheval tire sa tête de côté, dis-tu, mais une fois dans la pente l'effort remet tout son corps dans le droit du chemin.

   J'ai le sentiment d'être dans un endroit pour lire un monde sans secret sinon celui, donné là devant, dans la lumière. Tu n'as presque rien dit parce que sans doute

   Il n'y a rien à dire. Ce qui s'étend devant ton enfance jusqu'à ce geste des oliviers vient nous toucher.

   On a l'impression de comprendre mieux comment vivre est à la fois de l'espace et du temps.

 

James Sacré, Donne-moi ton enfance, Tarabuste, 2013, p. 101-102.

26/04/2014

Anise Koltz, Galaxies intérieures

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Quel destin se cache

sous mes paupières closes ?

 

Invente-t-il

une autre réalité du monde ?

 

 

Les séquences se suivent

d'après un ordre nouveau

 

Alertant le sans

orchestrant des apparences trompeuses

 

Des constellations défilent

devant mon écran intérieur

 

Des personnages apparaissent

formés de la matière de l'ombre

 

Jusqu'à ce que la nuit émigre

devant l'apparition du jour

 

                   *

 

Les chemins parcourus

étant sans mémoire

mes pas

ne se sont pas fixés

 

Je pars

je reviens

 

Je quitte la terre

pour me blottir sous elle

 

Je réapparais

éclairée

par quelques moments

de lumière

entre le néant et le néant

 

Anise Koltz, Galaxies intérieures, Arfuyen,

2013, p. 54, 56.

21/04/2014

John Taylor, La fontaine invisible

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   Tout en haut de la sombre vallée, au sortir des ombres, tu trouves enfin la source jaillissante, assourdissante de l'Arc : de l'eau bondissant en cascade, de l'eau froide, de l'eau existant pleinement ici, qui s'impose.

 

   Cependant tu souhaites encore qu'elle vienne de quelque Ailleurs. Tu t'es efforcé de monter un chemin escarpé, faisant souvent halte. Arrivant enfin. Cela est vrai. Tu souhaites recevoir une reconnaissance, une récompense.

 

   Le ruisseau périlleux surgit plus loin, comme une langue de feu blanche, de sous un glacier recouvert de terre et de roches brisées. Aucune glace d'un pur cristal bleu. Aucune profondeur insondable, aucune réflexion de lumière.

 

   Après avoir jeté dans l'eau quelques éclats de schiste, après avoir regardé comment ils ricochent et coulent sous l'éphémère surface, tu songes à te risquer plus loin — sautant d'une pierre glissante à la prochaine. Tu ne peux être sûr de pouvoir revenir. Poser le pied sur l'autre rive signifie longer la falaise...

 

John Taylor, La fontaine invisible, traduit de l'anglais (États-Unis) par Françoise Daviet, Tarabuste, 2013, p. 121.

08/03/2014

Guillevic, Accorder

 

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                         Pour Jean Tardieu

 

J'ai pour toi sur ma table un objet rond et lourd,

Un assez gros caillou pour qu'on le nomme pierre,

Ramassé l'an dernier près d'une sablière,

Couleur de longue pluie ainsi qu'était ce jour.

 

Je veux savoir de lui si je suis son recours,

Mais il répond toujours de façon outrancière,

Comme s'il refusait le temps et la lumière,

Comme un qui voit le centre te boude l'alentour,

 

Qui n'aurait pas besoin de se trouver soi-même

Et de chercher plus loin qu'on l'accepte ou qu'on l'aime,

Qui n'aurait le besoin, plutôt, de rien chercher.

 

Nous toujours à l'affût, toujours sur le qui-vive,

Nous qui rêvons de vivre une heure de rocher,

Cherchons dans le caillou la paix des perspectives.

 

                                                       28 décembre 1958

 

Guillevic, Accorder, édition établie et postfacée par Lucie Albertini-Guillevic, Gallimard, 2013, p. 91.

30/11/2013

Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi)

             Une semaine avec les éditions La Dogana

 

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   [...] ces paysages de Morandi sont, à les bien regarder, très étranges. Tous, rigoureusement, « sans figures », et si la plupart comportent des maisons, celles-ci ont souvent des fenêtres aveugles : on les dirait fermées, sinon vides.

Ce serait une erreur pourtant d'y voir l'image d'un monde désert, d'une « terre vaine », comme celle du poème d'Eliot ; je ne crois pas que, même sans le vouloir ou sans en être conscient Morandi ait fait de cette partie de son œuvre une déploration sur la fin des campagnes.

 

   Certains critiques ont noté que le peintre aimait à laisser se déposer, quand il ne le faisait pas lui-même, une légère couche de poussière sur les objets de ses natures mortes : était-ce encore une couche de temps qui devait les protéger et les rendre plus denses ? Sur ses paysages aussi, on a souvent cette impression d'un voile de poussière. Il me vient l'image puérile du « marchand de sable », parce que son office est d'apaiser, d'endormir. Je pense même à la « Belle au bois dormant » ; on pourrait nommer ainsi la lumière égale, jamais scintillante ou éclatante, n'opérant jamais par éclairs ou trouées, qui les baigne ; même aussi claire que l'aube, avec des roses et des gris subtils, elle est toujours étrangement tranquille. Paysages « aux lieux dormants ».

 

 

Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, p. 45-46.

27/11/2013

Frédéric Wandelère, Leçons de simplicité

                                                                     Une semaine avec les éditions La Dogana

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                Abris des quatre murs

 

Les pigeons quittent ma cour vers cinq heures

pour leurs cachettes sous les toits

 

la lumière s'abrite aux fenêtres voisines

 

un jour gai un jour triste je suis seul chez moi

connaître qui j'abrite

changeant qui se change en moi

 

                     Le matin tôt

 

La pente la plume retombant sans bruit

Ma fenêtre comme un seuil aujourd'hui

que passe prudemment si je dors

un pigeon

 

                              *

 

Jeteur de miettes

en ces basses-cours

qui n'effarouche

pas les pigeons

 

 

Frédéric Wandelère, Leçons de simplicité, La Dogana, 1988, p. 55, 76 et 89.

22/10/2013

Guennadi Aïgui (1934-2006), Maison — dans la forêt du monde

Guehhadi Aïgui,  Maison — dans la forêt du monde, enfant, femme, lumière

         Maison — dans la forêt du monde

 

 

la maison — ou le monde

où je descendais à la cave

quand le jour était blanc — et moi

cherchant le lait — cela se maintenait longtemps

descendant avec moi : c'était

un fleuve-jour : dès lors qu'afflue

une lumière de plus en plus vaste

transvasée dans le monde :

j'étais d'un événement créateur

à l'âge

des créations premières —

 

la cave — il y a longtemps — c'était simple et durable

 

la forêt blanche dans la brume

et cette

enfant portant la cruche — ces yeux étaient un univers — le ciel alors chantait de toute vastitude — comme un chant bien à elles

répandent sur le monde

les femmes — par la simple irradiance du passage

de leur blancheur — dans l'élargissement

du champ où je commençais voix —

être — univers-enfant :

— je fus — cela chanta et fut

 

                                                                                    1987

 

 

Guennadi Aïgui, Hors commerce Aïgui, textes réunis et traduits par André Markowicz, Le Nouveau Commerce, 1993, p. 120-121.