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13/07/2015

Caroline Sagot Duvauroux, Canto rodado

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C’est quoi l’art pas brut ?

Les marchands nomment nos œuvres. Refusons. Il y a un clivage effarant en Europe entre art brut et art (art quoi d’ailleurs ?) Or le désir sait que la question n’est pas là mais juste où vivre. Là où nos disions bander pour dire être, bander de toute son âme dont le sexe et l’étoile.

Maimoune m’a raconté quelque chose de ces choses-là.

Le décoffrage de l’imagination d’une vieille mémoire.

L’instant pérenne, l’oxymoron de vivre quand on est un idiot.

 

Un artiste ? une définition. J’étais berger, maçon, dit Maimoune, à présent je me définis comme artiste. Un idiot, dis-je.

 

Remplaçons artiste par poète, arts contemporains par arts poétiques. En gros retirons l’argent de l’affaire. Pour voir. Juste pour voir que s’attarde l’homme de Ouarzazate ou d’Arles ou de Messine, en prise aux songes parmi son peuple de ventres affamés, de signes et d’enfances, avec son bestiaire : avec son désir. Alors l’artisan perd le nom de faire, c’est un artiste, un inutile, un miracle de la société, un frère.

 

L’attardé là.

 

Alors jubile quelque chose, une chose, et l’homme troue la chose pour qu’infiniment s’invite le monde.

 

Caroline Sagot Duvauroux, Canto rodado, Centrte international de poésie, Marseille, 2014, np.

11/07/2015

Christian Prigent, Berlin sera peut-être un jour

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                               Douceur de Berlin

 

Pourquoi, si on n’y est contraint par le gagne-pain, vit-on dans les grandes villes violentes ? Sinon pour y connaître sensuellement l’épaisseur physique, imagée, architecturale, politique, sexuelle des contradictions de la vie vivante (de la vie justement volubile, malade, conflictuelle, désirante, angoissée : de la vie jouissive).

On ne vit pas dans les grandes villes pour s’y identifier à la manie activiste des tintamarres, des fureurs, des spectacles éclatants. On y cherche l’inquiétante étrangeté qui passe entre le raffinement civilisé (vie culturelle branchée, tourbillon des distractions, pointes alertes du débat politique), le circulation sauvage des haines, des ambitions, des conflits sociaux et l’indifférence méditative aux rumeurs du temps, la taciturnité créative protégée des bavardages mondains. On y veut la solitude énormément peuplée, la brutalité des hordes embétonnées. On veut aussi, visible, disponible, sa sublimation symbolique (musiques, films, livres). Et on y veut en plus une manière d’aménité conviviale, un charme, une saveur tendre. On s’y pose donc pour y tremper son âme et son corps à la contradiction inarraisonnable entre dépense trépidante et calcul des rétentions économiques  — c’est-à-dire qu’on vient y souffrir et y jouir de cette tension impossible dont on se bande la vie.

 

Christian Prigent, Berlin sera peut-être un jour, éditions la ville brûle, 2015, p. 58-59.

 

 

01/07/2015

Pierre Le Pillouër, Ça et pas ça : recension

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   On se souvient de Michel Leiris écrivant ses rêves et l’on sait que Virgile Novarina consacre une partie de son œuvre à garder la trace de mots et de figures qui surgissent pendant son sommeil. Les « visions » et « auditions » réunies par Pierre Le Pillouër sont d’un autre ordre, ce qui est explicité en quatrième de couverture : elles sont « issues de l’état de semi-conscience qui se dissipe vite dans le sommeil ou dans le retour à la norme. » Leur notation prend deux formes distinguées par la typographie ; une image (ou une série d’images) est présentée en caractères romains et, précédés de « la voix dit » (ou « la voix se tait »), sont notés en italique quelques mots qui n’ont que très rarement une relation avec l’image. On lira des variantes : seulement des images ou des transcriptions de mots entendus ; on lira aussi, page 114, la source du titre : « la voix dit / C’est pas ça mais c’est souvent ça ».

   La partie relative à ce temps indécis qui précède l’endormissement ou le réveil, très brève dans le temps, est peuplée ici de personnages et d’objets qui appartiennent pour une bonne partie d’entre eux à l’ordre policé, plus ou moins lisse de notre quotidien, mais ils apparaissent dans des contextes ou sous des formes tels qu’ils perdent souvent leur aspect habituel. Ils deviennent parfois acteurs dans un univers qui serait complètement déréglé, avec une apparence défiant toute logique. Souvent, le décalage d’avec la réalité repose sur un détail : soit « un filet de pêcheurs / constitué uniquement / de sang ». On ferait aisément le relevé de ces altérations de la réalité, parfois très mineures ; par exemple, les visages sont dissimulés ou déformés, les masques abondent, notamment ceux des clowns ; etc.

. Est-ce à dire que les visions évoquent toujours un univers plus ou moins proche de certains dessins de Max Ernst, où choses et personnes perdent, partiellement, leur assise ? Les visions, dont on ignore pendant combien de temps elles ont été notées, sont très variées et certaines semblent d’autant plus étranges qu’elles renvoient à quelque chose qui pourrait être observé : une parmi bien d’autres, « Une vieille femme passe son index sur son cou ». Il y a régulièrement dans ce qui s’impose quelque chose à la fois « inconnu et familier » que le lecteur rapproche de ce qui est inconnu et étrange, et c’est la proximité de ces énoncés différents qui construit l’harmonie dans le désordre.

   La plupart des énoncés attribués à "la voix", fragments de discours sans contexte, même lorsqu’ils sont complets peuvent être paraphrasés de bien des manières, comme « Tu donnes ton mec s’il te plaît », et, de là, être rattachés à certaines images. On relève dans cet exemple le décalage entre les niveaux de langue (pour reprendre la formule du bon usage...), et une majorité appartient à ce registre dit familier, transcription toujours approximative de l’oral. Ce qui importe, c’est que certains fragments ont un statut analogue à celui des images, renvoyant à des règles autres dans l’univers, ainsi : « ...pour que tu n’embryonnes plus ta boîte... ».

   Isoler et classer les "visions" aboutirait à esquisser un portrait de l’auteur, qui ne pourrait être que partiel puisqu’on oublierait que ces visions sont données en bloc. Les images sont rarement prises en charge, parfois par un "on" (« On dirait... », « On ne voit rien... »), et le pronom "je" n’est pas totalement absent ; la description d’une femme penchée à la fenêtre suscite le commentaire « je crois la reconnaître », et le prénom "Pierre" apparaît — ce n’est pas un hasard — à la dernière page : « Pierre ça suffit les prénoms hein ». Mais les relevés, quoi qu’on ajoute, n’aboutiraient qu’à une esquisse éloignée de ce qu’est l’auteur.

 

   Il faut lire dans chaque page l’ensemble du texte — visions et auditions —, exploration de moments très fugitifs et que nous gommons, pour apprécier pleinement les bouleversements, légers ou violents, apportés à nos manières de voir et d’entendre — parce que c’est ainsi qu’ « On voit c’qui se noue » pour citer ce que "la voix dit" pour clore le livre.

 

Pierre Le Pillouër, Ça et pas ça, Le bleu du ciel, 2015, 15 €. Cette recension a été publiée par libre-critique : http://www.libr-critique.com/ le 18 juin 2015.

 

  

 

20/06/2015

Erich Fried, La Démesure de toutes choses

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                     Valeur durable de la littérature

 

   On demandait à un écrivain allemand qui n’avait pas mauvaise opinion de lui-même s’il aimerait changer sa place avec celle du président des États-Unis.

   « D’un côté, oui, dit-il enfin. Si on considère les choses à court terme, j’aurais même le devoir de faire l’échange. On éviterait presque à coup sûr une guerre atomique. Des centaines de milliers d’êtres humains qui sont aujourd’hui menacés resteraient en tous cas en vie. Même contre la faim en Aise, an Afrique et en Amérique du Sud, je saurais faire mieux que simplement promouvoir la libre économie de marché. Mais d’un autre côté... » Il secouait la tête, plein de scrupules.

   « Quoi, d’un autre côté ? lui avons-nous demandé. Qu’est-ce qui pourrait encore contrebalancer cela ? »

   Il nous a regardés longuement : « Ce n’est pas du tout aussi simple. Considérez donc : cet homme serait du coup écrivain à ma place. Imaginez les écrits qu’ils concocterait, et certainement qu’il publierait, dans sa soif d’un vaste public. Je le sais, la littérature n’a pas un effet aussi immédiat que les bombes atomiques, en revanche son action en est plus durable, se prolongeant souvent pendant des siècles. Non, il est impossible de se représenter quel genre de malheur il en sortirait à long terme. »

   Nous l’avons quitté, un espoir en moins.

 

Erich Fried, La Démesure de toutes choses, traduit de l’allemand par Pierre Furlan, Actes Sud, 1984, p. 80-81.

23/05/2015

Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses

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Nicolas de Staël

 

   Tellement de force dans le geste, dans la simplicité, le dépouillement des formes, tellement de violence, d’intensité dans les couleurs qu’on est comme précipité dans l’immobilité d’une tourmente, tout à la fois transporté et cloué sur place. Plénitude et gouffre.

 

Désarroi de la lecture

 

   Lire : triturer, malaxer, tordre et détordre au plus près d’une vérité qui échappe.

   Des notes de lecture éparses sur la table, réduites au strict minimum, parfois plus développées, des phrases ou bribes de phrases recopiées, des réflexions adjacentes, d’inattendus croisements de chemins, une errance sans but, inquiète et captivante : le livre lu et relu se défait, soumis à une véritable mise en pièces — en vue de quelle remise en état pour l’instant douteuse, impossible, quelle reconstitution toujours à remettre en cause ?

 

Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses, Corti, 2007, p. 80, 84-85.

19/04/2015

Pascal Quignard, Les mots sur le bout de la langue

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   La poésie, le mot retrouvé, c’est le langage qui redonne à voir le monde, qui fait réapparaître l’image intransmissible qui se dissimule derrière n’importe quelle image, qui fait réapparaître le mot dans son blanc, qui réanime le regret du foyer toujours trop absent dans le langage qui l’aveugle, qui reproduit le court-circuit en acte au sein de la métaphore. Les images ont besoin de mots retrouvés comme les hommes , chez qui le langage est second, tombant perpétuellement sous la nécessité d’être réagencés par la langage — d’être de nouveau acquis à l’idée de langage ; c’est-à-dire le vrai langage ; c’est-à-dire le langage où le réel est défaillant, où l’enfance remonte en même temps qu’Eurydice, où le sevrage les poursuit dans leur dos, où le désir de nouveau redresse le corps vers l’avant, érige, c’est-à-dire le langage où le ot manque.

 

Pascal Quignard, Les mots sur le bout de la langue, P.O.L, 1993, p. 77-78.

18/04/2015

Gertrude Stein, Les guerres que j'ai vécues

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   Aujourd’hui, 3 août 1944, nous sommes allées à Belley, où j’ai anxieusement cherché à voir un « maquis ». Nous avons encore des Allemands ici, et pas de maquis jusqu’à présent. Mais Belley, quartier général du maquis, était malheureusement vide, ils étaient tous en opérations. Je n’en ai vu qu’un, de loin, dans un joli uniforme kaki, avec une patte rouge sur l’épaule. Nous sommes donc rentrées avec la satisfaction d’en avoir vu au moins un. À Belley, on nous a demandé avec surprise si nous avions encore des Allemands. Nous en avons une quarantaine, des cheminots qui gardent la voie, et nous en étions très humiliés. Nous sommes les seuls de la région, à Culoz, à avoir encore des Allemands. Nous sommes donc assez humiliés, et nous disons : « Ce sont des cheminots, qui n’ont plus rien à faire, et pas des soldats. » Les choses vont vite. Il y a trois mois, Belley était une garnison allemande, comptant des milliers de soldats, et, maintenant, il n’y a en plus un. Les gens de Belley ont l’impression qu’il n’y a jamais eu d’Allemands, mais seulement des « maquis ». À Culoz, nous en avons encore, ce qui est un vrai déshonneur.

 

Gertrude Stein, Les guerres que j’ai vues, traduit de l’américain par R. W. Seillière, Christian Bourgois, 1980, p. 270-271.

16/04/2015

Nathalie Quintane, Tomates

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[...] C’est une autre fois , au Maroc, sur la côte, à Safi, en 2002. Un festival. L’inauguration du festival. Nous entrons dans un bâtiment public un peu décrépit, une vaste salle avec des chaises alignées, et devant, une estrade, haute. Une très longue estrade, et dessus, une longue table rectangulaire recouverte d’une nappe verte. On nous fait signe de ne pas nous asseoir au premier rang. Nous savons que les discours des officiels seront en arabe, que certains d’entre nous ne comprendront pas, mais qu’il est hors de question de ne pas assister à la cérémonie (on nous l’a dit). Nous attendons, nous discutons, je parle avec une poète assise derrière moi. Quand je me retourne, des policiers occupent le premier rang, dans une tenue calquée sur celle de la police française. Les officiels arrivent, un par un, montent sur l’estrade ; le plus jeune , qui doit avoir pas loin de soixante ans, puis les autres, âgés, qui semblent respecter une hiérarchie précise. L’un d’eux a des lunettes noires. Ils se tiennent droit. Ils sont graves. Ils vont parler, longtemps. Ils viennent d’avant, bien sûr, du Maroc d’avant ou de juste avant — mais ça, je n’ai pu me le dire qu’après, quand on a quitté la salle. Pour le moment, tandis qu’ils parlent, c’est moi qui suis dans leur temps, bouclée dans le présent qui est leur présent. Je ne bouge pas. Si je m’évanouis, parce qu’il fait une chaleur étouffante dans cette salle, je m’évanouirai droite sur ma chaise. Je sais que je vais sortir. D’ici là, l’important, c’est de ne pas se faire remarquer.

 

   En fait, je n’ai jamais raconté cette scène-là comme ça, mais pour ce livre je dois faire quelques concessions, je dois écrire quelques au lieu de des, par exemple — des concessions —, parce que quelques concessions est rythmiquement comme un petit cheval qui galope et que je sais que cela fera plaisir, ce petit cheval qui galope, et qu’on me tiendra rigueur, si je ne fais pas galoper le petit cheval. Ils diront : tiens, elle n’a même pas fait galoper le petit cheval ; elle la soigne pas, sa langue ; on peut même pas dire : mais quelle langue ! — il est négligent, cet auteur. Alors je me suis dit que pour une scène onirique, à touche onirique, saveur onirique, il me fallait l’aide de Gérard — on appelle par leur prénom les écrivains malheureux, les personnes atteintes d’une gloire soudaine, qu’on s’accapare ainsi sachant pertinemment que c’est ce qu’elles redoutent le plus. Nerval est le meilleur pour dire le rêve, et comme je prends comme lui au sérieux les inventions des poètes, je l’ai rappelé pour ne pas être seule sidérée sur ma chaise.

 

Nathalie Quintane, Tomates, Points / Seuil, 2015 [P.O.L, 2010], p. 59-61.

15/04/2015

Franz Kafka, Lettres à Felice

 

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   Mes rapports avec la littérature et mes rapports humains sont immuables, ils ont leurs causes dans mon être, nullement dans des circonstances momentanées. Pour écrire, j’ai besoin de vivre à l’écart, non pas « comme un ermite », ce ne serait pas assez, mais comme un mort. Écrire en ce sens, c’est dormir d’un sommeil plus profond, donc être mort, et de même qu’on ne peut pas arracher un mort au tombeau, de même on ne peut pas m’arracher à ma table de travail dans la nuit. Cela n’est pas directement lié à mes rapports avec les gens, il se trouve simplement que je ne puis écrire, et vivre par conséquent, que de cette façon systématique, continue, stricte. Or toi [Felice], comme tu le dis, cela te sera « très lourd à porter ». Depuis toujours j’ai eu peur des gens, non pas des gens eux-mêmes à proprement parler, mais de leur intrusion dans mon être débile, voir ceux auxquels j’étais le plus lié pénétrer dans ma chambre m’a toujours causé de l’effroi, c’était plus que le pur symbole de cette crainte.

 

Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduit de l’allemand par Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 472.

25/03/2015

Jean-Claude Schneider, La Peinture et son Ombre

 

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L’épaisseur du réel, peintures de Nicolas de Staël

 

[...]

   D’autres peintures se vouent à l’expression de l’espace ou de la lumière ou des vibrations de couleurs, celle de Nicolas de Staël, d’emblée, veut dire l’épaisseur de la matière. Elle, matière, dont ma vue subit la brutalité lorsque l’obstrue ce chaos qui ne me parle pas encore. Masses opaques. Scellées. Ternes et mates. Où le densité croit avec la profondeur. Une infinité de gris. De murs. Pénétrant leur substance, j’habiterai ce mutisme, y décèlerai des assonances avec mes contradictions, mes apories, devinant qu’elles répètent les doutes, mes atermoiements. C’est cela qui affleure dans les toiles alors retenues par le peintre : un accord avec le monde dans lequel il se sent englué, et qu’au visage fermé des apparences répondent les traits illisibles de chorégraphies intérieures. Les titres énoncent l’âpreté de la tâche : la vie est dure, les portes n’ont pas de porte, contre le mur et l’horizon se brise l’élan des lames ; pour approcher le monde clos comme la prison de Piranèse qu’évoque une des toiles les chemins dénoncent leurs entraves. Tout : compact, confus, impénétrable. La lumière même est obstacle, l’air a pris corps. Les vides se comblent, non d’ajours, mais d’opacité. Il faut, pour traduire la nuit des fonds, saturer les tons les plus sombres, et qu’ils diffèrent à peine tant ils ont absorbé la moindre respiration, éteint toute vibration moins sourde. On n’irait pas, s’y enfonçant, traversant, vers le jour, mais vers plus de ténèbres encore. Graduée du plus dense au moins ténu, la pigmentation, de la teneur de l’ombre, énumère dans ces Compositions — ô la chimie des cémentations, la tectonique des intrications — la même abondance de textures, de chairs, que les natures mortes des primitifs hollandais. Les complexes charpentes qui étayent et tendent les peintures des années 47-49 morcellent et multiplient l’espace, y creusent un labyrinthe obscur et profond, citerne aux colonnes brisées ou voûtées, aux anfractuosités dérobées, enchevêtrées. C’est l’intérieur d’un corps.

[...]

 

Jean-Claude Schneider, La Peinture et son Ombre, "L’Atelier contemporain", éditions François-Marie Deyrolle, 2015, 208 p., p. 66-67.

16/03/2015

Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955

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À Roger Van Gindertael

Paris, 14 avril 1950

 

Départ — pas un départ, tout au plus un faux recul... Il se peut que le départ soit une certaine inquiétude de l’esprit avec bien sûr un besoin immédiat de l’assouvir.

   La conscience du possible, l’inconscience de l’impossible et le rythme libre.

   Respirer, respirer, ne jamais penser au définitif sans l’éphémère.

   Sans néant graphique pas de vision directe.

   De la couleur sans couleur aux aguets...

   Comme cela, vertical sur le crâne.

   Alors, voilà du bleu, voilà du rouge, de vert à mille miettes broyés différemment et tout cela gagne le large, muet, bien muet.

   Un œil, éperon.

   On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir, semblable, différent.

   Un geste, un poids.

   Tout cela à combustion lente.

   Palette — c’est le timbre, le son, la voix.

   Le saut de la plate-forme, impossible à repérer, ça va trop vite, c’est peut-être pour cela précisément que c’est si lent.

   Niaiserie, une des sources les plus profondes à discrétion.

   Le large est à tout le monde, seulement chacun a des narines différentes pour en percevoir ce qu’il peut.

   Aller jusqu’au bout de soi... tour de passe-passe, acrobate et compagnie, la mort.

   N’évaluer jamais l’espace trop rapidement. Il y a des petites pommes de pin toutes ratatinées dont l’odeur nous donne une telle impression d’immensité que l’on se promène à Fontainebleau en étouffant dans cette forêt comme dans une mansarde à nains.

[...]

 

Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955, édition présentée et commentée par Germain Viatte, Le bruit du temps, 2014, p. 195.

25/02/2015

Nathalie Quintane, Les poètes et le pognon

 Conclusion de : "Les poètes et le pognon", article de Nathalie Quintane publié le 23 février dans Sitaudis.

À lire intégralement !

 

Parler travail et parler de travail, c'est la chose dégoûtante à laquelle a du mal à se résoudre le « milieu culturel » - donc les poètes qui en font partie. Aussi prend-on bien soin de dire plutôt "activité" ou "passion", quand on parle d'art et de poésie, pour soigneusement les distinguer du travail salarié ou des "interventions" payées au lance-pierre qui, par transfert, permettent de vivre "en poésie". Tant que le travail artistique ne sera pas reconnu et défini comme un chantier ou un laboratoire - au premier degré, littéralement et non métaphoriquement -, tant qu'on lira métaphoriquement Rimbaud (« d'autres horribles travailleurs »), tant qu'on refusera (ou qu'on omettra, par intérêt et non par pudeur) de considérer le travail artistique comme un travail et d'appeler un chat un chat (car je bosse, présentement), tant qu'on le fera, plus ou moins consciemment, pour ne pas être assimilé et confondu avec la plèbe des travailleurs ordinaires, tant qu'on contribuera à faire perdurer la légende de l'artiste moderne en croyant qu'elle nous protège alors qu'elle ne fait que nous exposer davantage à la dureté des temps en nous isolant, et par cet isolement, empêche qu'on envisage de possibles actions communes, des actions qui aillent au-delà du collectif ad hoc ou des associations provisoires qui se sont multipliées ces dernières années (pour [...] compenser l'atomisation du marché de l'art, la fin des galeries, etc), des actions qui ne regroupent pas seulement des artistes ou des intellectuels précaires (mais c'est déjà ça) et iraient à la rencontre des autres travailleurs, nous pourrons dire non seulement que nous avons largement contribué à installer la situation calamiteuse dans laquelle nous sommes, nous, mais qu'en plus nous y avons contribué pour tous les autres en pariant essentiellement sur notre propre tête - "au cas où", "tôt ou tard", comme diraient les économistes, qui sait, ça peut tomber sur moi, je peux enfin réussir en art -, et en validant ainsi le fait que parier sur sa propre tête est le bon modèle, le modèle à suivre.

 

 

08/02/2015

Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique

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(Ouverture du livre)

 

   L’art poétique est un manuel. Il manie les idées pratiques qu’il suggère. Il fournit des idées pratiques à manier. Il pense pour le poème. Mais c’est un fournisseur paradoxal : il manie des idées théoriques en vue d’une pratique (une poétique), et pratique sa théorie en affinité, éclaire son chemin, élabore son tracé au mieux, en avançant, dans l’horizon du poème. Il a un intellect rythmique. Des mains du siècle, horizontales, le suscitent d’abord : elles ont perfectionné la force rythmique du discours, ses balancements, créé des poèmes dehors, des poèmes exprès d’après des idées pratiques originales, glissantes, intéressantes, étoiles d’une reconstitution intimée. La théorie (l’optique reconstitutionnelle) est antérieure (enveloppée en puissance, impliquée), contemporaine et postérieure à la création intentionnelle d’une utopie du discours appelée poème ; elle s’égale en droit à l’intense procédure à accomplir, comme son projet dépendant et assignable. Le projet est dedans, c’est-à-dire dans la nasse, lié. Comme théorie à manier, dépendante, l’art poétique se déclare intime de l’objet qu’il manie avec cœur en affinité ; il peut s’ordonner à l’objet huilé dont il double la puissance, par intellection sensible, et le captiver. En avril 1842, Thoreau note : « L’expérience est dans les doigts et dans la tête. Le cœur n’a pas d’expérience. » Il faut donc imaginer un cœur sur la main, une générosité reconstituante, dans la réflexion, « quand le doigt du poète y fait passer son phosphore » (Joubert, « De la poésie », XLVIII). C’est-à-dire un cœur de procédure (un thumos, un Gemüt, une force d’élan versée), un foyer processuel pensé par la main ou dans la main qui avance(1).

 

Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, 2015, p. 13.

 

(1) Contre Benn, qui dit : « Un Gemüt ? Je n’en ai aucun. » « Gemüt ? Gemüt habe ich keines. » Dans Die Struktur der modernen Lyrik, Hugo Friedrich reprend à son compte le thème des Probleme der Lyrik de Benn (1951). Ainsi se renforce une doctrine sans cœur de la poésie, doublée d’une doctrine de la poésie sans cœur, c’est-à-dire sans foyer problématique, sans intellect rythmique, « instinct logique » ou instinct formateur, immanent et reconstituable. Car c’est exactement ce que désigne, quoi qu’il en soit, le mot cœur : Empédocle dit que le cœur est le lieu des pensées, pensées qui se pensent ou pensées impuissantes à se penser.

 

 

Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, 2015, p. 13.

 

 

 

 

22/01/2015

Gérard Macé, Le Manteau de Fortuny

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Proust introduit ses personnages sans précaution particulière, sans éprouver le besoin de faire les présentations (au contraire de Balzac et de ses portraits en pied), bref en se contentant de les nommer comme si nous les connaissions depuis toujours, ce qui est aujourd'hui parfaitement vrai.

   La Berma apparaît ainsi aux côtés de Sarah Bernhardt, dans une liste d'actrices dont la renommée est bien réelle, et cette proximité agit sur nous par contagion. Quant à Albertine, elle est déjà la fameuse « Albertine » (ce dont les guillemets ne permettent pas de douter), la première fois qu'on la nomme. Ce qui est alors vrai pour un groupe restreint de lycéennes l'est bien davantage, et dans un autre sens, pour la cohorte de lecteurs qui ont entendu parler de la nièce de Mme Bontemps, de Swann, de Saint-Loup, de Bergotte et de tant d'autres avant d'avoir lu la moindre ligne de la Recherche. En ce sens, oui, Proust écrit pour la postérité, dont la rumeur est intimement liée au plaisir de la lecture, grâce à l'impression de reconnaissance ainsi porté à son comble.

 

Gérard Macé, Le Manteau de Fortuny, Le Bruit du temps, 2014 [1987, Gallimard), p. 23.

 

17/01/2015

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

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Vous demandez si vos vers sont bons. C’est à moi que vous posez la question. Vous en avez interrogé d’autres auparavant. Vous les envoyez à des revues. Vous les comparez à d’autres poésies et vous vous inquiétez quand certaines rédactions refusent vos essais. Or (puisque vous m’avez autorisé à vous conseiller), je vous invite à laisser tout cela. Vous portez vos regards au-dehors ; or, c’est précisément ce qu’en ce moment vous devriez ne pas faire. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’existe qu’un seul moyen, qui est de rentrer en vous-même. Cherchez le sol d’où procède ce besoin d’écrire ; vérifiez s’il étend ses racines jusqu’au plus profond de votre cœur ; faites-vous l’aveu de savoir si vous devriez mourir au cas où il vous serait interdit d’écrire. C’est cela surtout qui compte : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit si vraiment il vous faut écrire. Creusez en vous-même jusqu’à trouver la réponse la plus profonde. Et si cette réponse est affirmative, si vous ne pouviez accueillir cette grave question qu’en disant simplement, fortement : « Oui, il le faut », alors construisez votre vie en fonction de cette nécessité ; votre vie doit être, jusqu’en ses instants les plus insignifiants et les plus minimes, la marque et le témoignage de ce besoin.

 

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, traduction de Claude David, dans Œuvres en prose, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1993, p. 928.