28/11/2023
Louis Aragon, Le Paysan de Paris
Je ne veux plus me retenir des erreurs de mes doigts, des erreurs de mes yeux. Je sais maintenant qu’elles ne sont pas que des pièges grossiers, mais de curieux chemins vers un but que rien ne peut me révéler qu’elles. À toute erreur des sens correspondent d’étranges fleurs de la raison. Admirables jardins des croyances absurdes, des pressentiments, des obsessions et des délires. Là prennent figure des dieux inconnus et changeants. Je contemplerai ces visages de plomb, ces chènevis de l’imagination. Dans ces châteaux de sable, que vous êtes belles, colonnes de fumées ! Des mythes nouveaux naissent sous chacun de nos pas. Là où l’homme a vécu commence la légende, là où il vit.
Aragon, Le Paysan de Paris, dans Œuvres poétiques complètes, I, édition dirigée par Olivier Barbarant, Pléiade/Gallimard, 2007, p. 149.
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20/03/2022
Jean-Claude Leroy, Un visage habituel
pour qui sent l’étrangeté de la vie
l’étrangeté de l’existence
et l’étrangeté même de l’amour
(ou du rutabaga, du hareng-saur et de la libellule !)
l’étrangeté d’être face au mystère de la lumière
et du réveille-matin, de la loi des dieux et des hommes
pour qui sent ainsi il n’y a pas d’étranger
ni de coupures sur les lèvres
juste la césure qui sert à embrasser
à trop parler parfois, mais à se dire
que non il n’y a pas d’étranger
il n’y a pas d’étrangers
Jean-Claude Leroy, Un visage habituel,
Rougerie, p. 29.
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11/07/2015
Christian Prigent, Berlin sera peut-être un jour
Douceur de Berlin
Pourquoi, si on n’y est contraint par le gagne-pain, vit-on dans les grandes villes violentes ? Sinon pour y connaître sensuellement l’épaisseur physique, imagée, architecturale, politique, sexuelle des contradictions de la vie vivante (de la vie justement volubile, malade, conflictuelle, désirante, angoissée : de la vie jouissive).
On ne vit pas dans les grandes villes pour s’y identifier à la manie activiste des tintamarres, des fureurs, des spectacles éclatants. On y cherche l’inquiétante étrangeté qui passe entre le raffinement civilisé (vie culturelle branchée, tourbillon des distractions, pointes alertes du débat politique), le circulation sauvage des haines, des ambitions, des conflits sociaux et l’indifférence méditative aux rumeurs du temps, la taciturnité créative protégée des bavardages mondains. On y veut la solitude énormément peuplée, la brutalité des hordes embétonnées. On veut aussi, visible, disponible, sa sublimation symbolique (musiques, films, livres). Et on y veut en plus une manière d’aménité conviviale, un charme, une saveur tendre. On s’y pose donc pour y tremper son âme et son corps à la contradiction inarraisonnable entre dépense trépidante et calcul des rétentions économiques — c’est-à-dire qu’on vient y souffrir et y jouir de cette tension impossible dont on se bande la vie.
Christian Prigent, Berlin sera peut-être un jour, éditions la ville brûle, 2015, p. 58-59.
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