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28/12/2014

Rainer Maria Rilke, Lou Andreas-Salomé, Correspondance

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Göttingen, dimanche [17 août 1913]

 

Cher Rainer,

    Ta lettre arrive à l’instant et, mon bagage bouclé, je m’installe entre des courroies de plaid et un sac à main pour t’écrire, mon train part dans trois quarts d’heure. Mais je ne puis te dire combien c’est beau de partager ta rencontre avec Werfel [1], telle que tu la vis. C’est beau : de même qu’en Rodin, le grand âge dont tu rêvais avait étendu sa force sur toi, la jeunesse dont tu rêves se dévoile ici en un autre ; au moment même où Rodin te fuyait, effrayé et craintif, jusqu’à la quatrième chambre, cette jeunesse déjà s’apprêtait à paraître devant toi, vigoureuse, réconfortante, comme une justification de l’existence. Et c’est bien à toi que cela devait arriver : du fait que tout, en toi, à cause de l’intériorité même de ton destin, doit inéluctablement devenir image, dehors, évidence, œuvre presque. C’est pourquoi ce qui s’accomplit là, c’est encore ton propre bien, ton propre destin, obéissant à une nécessité première comme tout accomplissement intérieur, sous forme de dons, de donations qui ne sont jamais que l’envers de tes actes — et qui deviendront par la suite l’immense richesse dont tu auras gratifié la vie de Werfel. Toi seul au monde pouvais donner ainsi à sa parole la confirmation de la plus haute vérité d’existence : « Nous sommes. ».

    Je suis très heureuse. J’aimerais prendre ton visage dans mes mains et te regarder ; bien que tu fusses encore ici il y a si peu de temps, te regarder comme pour la première fois. Tout est si bien, vois-tu. Il n’est devant toi que révélations, révélations sans fin.

    Cela étant, sache supporter à Berlin ce que le corps ne peut éviter, puisqu’il reste toujours un corps, c’est-à-dire quelque chose de stupide, de craintif, exposé à tout ce qu’on peut imaginer ; et ne lui en veux pas s’il semble parfois s’acharner à faire ce que ton être intime envisage autrement, c’est-à-dire à s’exprimer par des signes et des réalités. C’est alors qu’il devient tourment, comme pour dire : cela me dépasse, moi pauvre sot.

    Tu connaîtras encore beaucoup de tourments et de souffrances, mais sois tranquille, sois tranquille, cher, cher Rainer.

Lou.

 

Rainer Maria Rilke Lou Andreas-Salomé, Correspondance, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Gallimard, 1980, p. 268-269.

   



[1] Rilke vient de rencontrer Franz Werfel, poète expressionniste (1890-1945)

20/12/2014

William Faulkner, "La Nouvelle-Orléans", dans Croquis de la Nouvelle-Orléans

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                                        L'artiste

 

   Un rêve, un feu sur lesquels je n'ai pouvoir me guident hors des sentiers sûrs et balisés de la solidité et du sommeil que la nature a créés pour l'homme. Un feu dont j'ai hérité malgré moi, et que je dois alimenter de verbe et de jeunesse et du vaisseau même qui le porte — le serpent qui dévore sa propre engeance —, sachant que je ne pourrai jamais donner au monde ce qui en moi cherche à se libérer.

   Car où est la chair, dans quelle main le sang, aptes à modeler dans le marbre, sur la toile ou le papier, ce rêve qui est en moi et qui demande à vivre ? Je ne suis, moi aussi, qu'une motte informe de terre humide issue de la douleur et destinée à rire, à lutter, à pleurer, ne connaissant la paix que le jour où l'humidité partie, elle retournera à la poussière originelle et éternelle.

   Mais créer ? Qui, parmi vous qui n'êtes pas la proie de ce feu, pour connaître cette joie, si fugace soit-elle ?

 

William Faulkner, "La Nouvelle-Orléans", dans Croquis de la Nouvelle-Orléans, suivi de Mayday, traduit d el'anglais par Michel Gresset, Gallimard, 1988, p. 63.

02/12/2014

Stéphane Bouquet, Un peuple

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Walt Whitman : ce qui m'a touché le plus, au début, dans Feuilles d'herbe, est la fin d'un poème — peut-être bien Song of Myself . Chanson de moi-même : je suis là, je vous attends. Et aussi : d'ici, d'où je suis, je vous contiens déjà, respirations futures. C'est une définition rigoureuse de la poésie ; chaque poème espère quelqu'un, est la patiente diction de l'attente, chaque poème émet le vœu de contenir.

 

Quelqu'un donc : je voudrais qu'un poète, ou même un poème seulement, me soit une sensation aussi douce, aussi frôlement de paume, un sentiment pareil au coiffeur très beau (algéro-vietnamien) dont je sors, et qui me protégea les yeux d'une main pour leur éviter l'air chaud du sèche-cheveux. Je ne dis pas qu'un tel poème n'existe pas, heureusement, de temps à autre.

 

Stéphane Bouquet, Un peuple, Champ Vallon, 2007, p. 24.

29/11/2014

Giogio Manganelli — Samuel Beckett

                                   Samuel Beckett, rondeau, Giogio Manganelli, la littérature comme mensonge

(à propos des poèmes de Beckett traduits en italien par J. Rodolfo Wilcox)

 

   Des poèmes difficiles, non paraphrasables, obscurs ; élusifs et agressifs : ils infligent au lecteur une sorte d'agression sonore, une aigreur phonique louche et batailleuse. Il y a quelque chose de branlant et de lacéré, dans un anglais hérissé de consonnes, lourdement ambigu, où les mots se juxtaposent durement, sans le garde-fou d'aucune syntaxe. Il s'agit d'une langue mue par une fureur coprolalique et blasphématoire  à peine contenue : elle oscille entre l'impiété intellectuelle et la sordide hilarité plébéienne, elle s'alimente au trouble mélange vocal, à la fois vulgaire et cultivé, que Joyce a le premier saisi dans les bordels de son Dublin biéreux et catholique.

 

Giorgio Manganelli, La littérature comme mensonge, traduction de l'italien par Philippe Di Meo, L'arpenteur, 1985, p. 108.

 

Roundelay

 

on all that strand

at end of  day

steps sole sound

long sole sound

until unbidden stay

then no sound

on all that strand

long no sound

until unbidden go

steps sole sound

long sole sound

on all that strand

at end of day

 

                                   (1976)

 

Samuel Beckett, Collected Poems, John Calder, London, 1984, p. 35.

 

Rondeau

 

tout au long de ce rivage

à la tombée du jour

seul bruit les pas

seul bruit longuement

jusqu'à s'arrêter sans raison

alors aucun bruit

tout au long de ce rivage

aucun bruit longuement

jusqu'à repartir sans raison

seul bruit les pas

seul bruit longuement

tout au long de ce rivage

à la tombée du jour

 

Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope, traduit de l'anglais et présenté par Édith Fournier, Minuit, 2012, p. 36.

 

 

13/10/2014

Édith Azam, À propos de la poésie féminine

                         Édith Azam,  À propos de la poésie féminine, limaces, chiens,sexe, homme

                      À propos de la poésie féminine

   À côté de chez moi, il y a une forêt, et dans cette forêt, il y a des limaces. Elles sont jaunes fluo. Je ne les aime pas. Aussi chaque matin, après avoir avalé mes tartines, je prends mon fusil tire-bouchons, mes deux molosses grandes babines, et nous partons leur faire la chasse. La chasse aux limaces est un jeu de fille. C’est un jeu de fille car aucun garçon sérieux ne jouerait à la chasse aux limaces. Mes chiens ne sont pas des garçons sérieux, si molosses soient-ils, et babines comprises ; mes chiens n’ont rien de très viril, preuve en est, ils arpentent la forêt avec moi pour jouer à la chasse au limaces. S’ils ne le faisaient pas, un tas de questions me viendraient à l’esprit. Mes chiens sont-ils virils ? Mes chiens sont-ils des garçons ? Les garçons sont-ils des chiens ? Tous les garçons sont-ils des chiens ? Les garçons-chiens sont-ils des hommes ? Comment devenir un homme? Là, vous comprendrez sans difficulté, que tout cela, la question de la virilité ou d’être un homme n’a rien à voir avec la chasse aux limaces. Pour ce qui est de la poésie et de la féminité, cela n’étonnera personne : il en va de même. Il n’est pas plus d’écriture féminine, que de chasse masculine, etc…, à la limite oui, il est quelque part sur terre, une limace poétique. Et quelque part aussi, des poèmes sur les limaces, mais pas beaucoup si mes informations sont bonnes. Bref, certes, je concède volontiers, qu’il m’est impossible d’écrire en me grattant les couilles. Cela dit, pas certain que je l’eusse fait si Jean Nussu. (Suivez suivez ! Je vous en prie, en plus c’est drôle ! ) Du reste, se gratter les parties, est-ce la seule manière d’écrire un poème ? Car s’il est une chose qui reste, et une seule à sauver, sûr, ce ne sont pas les êtres et leurs noms de papier, mais bien les textes. Or, lorsqu’il s’agit d’écriture, de quoi parle-t-on ? Sans doute pas du taux de testostérone ou progestérone dans le sang. Le texte à lui tout seul fait sexe, au sens où le lecteur le pénètre autant qu’il le reçoit, et ce, indépendamment de son auteur, n’en déplaisent aux narcissiques patenté(e)s, baiseurzébaiseuses chroniques, incorrigibles libidineux-zéneuses, qu’ils soient auteurs, lecteurs, critiques ou autres. Et pour finir et pour faire simple, les mythes, comme les anges, n'ont pas de sexe. Homme ? Femme ? Mais de quoi on se mêle ? Ou, pour dire autrement : coupons-leur noms et tête : mélangeons tout !

 

Édith Azam,  À propos de la poésie féminine (inédit)

 

07/10/2014

Christian Hubin, Touchant à une zone centrifuge

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                   Touchant à une zone centrifuge

 

Abusive, non légitimée (rendue à quoi, altérant quoi ?) : la poésie, site classé, négociant sa reconversion.

*

Laissons-nous, aux meilleurs moments, nous laver de l'identité. Laissons-nous, émus, nous en remettre.

*

Restant à soi-même son cantus in-firmus, son mini Lascaux portatif.

*

Une logorrhée interchangeable poissant tout. L'invisible pressé au ramis. Le gluten des phrases transitoires.

*

Ozone entre les contours, les bribes de comptines de sens.

*

Rate qui flotte au fil du courant, portant sur le ventre les bubons, les présents vers ce qui l'escorte.

*

Outil de ce qui ne peut pas se dire.

*

Le particules sapides de l'air ; sa destitution du contenant.

*

Le polype invisible que la lecture apporte. Les pauses par tic propitiatoire, orphelinat expectatif.

*

Restituer les plis de sons, des hochements muets de sténoses — quelque chose peut-être en accord, en poudroyante faculté de — là où on est. Où la prosternation perplexe — nos ravages, dans la langue, de nains décatis.

 

Christian Hubin, Touchant à une zone centrifuge, dans Rehauts, n° 26, octobre 2010, p. 3-4.

05/10/2014

Giorgio Manganelli, Discours de l'ombre et du blason

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   Il fait aujourd'hui, après une journée de pluie, un temps étrangement limpide, un excellent temps pour aller acheter des livres. Selon moi, je l'ai déjà dit, acheter des livres et en lire sont deux activités différentes, mais la première n'est pas moins noble que la seconde ; elle lui est même étroitement apparentée, puisque le lecteur est au mieux de sa fureur quand il a entre les mains un livre à lui, et d'ailleurs le lecteur doit être convaincu que tout solide en forme de livre est un réceptacle de forces magiques, démoniques, violentes. Une bibliothèque est un dépôt d'instruments, matras et cornues, servant à évoquer animaux des profondeurs, bannières d'abîmes, arômes d'aisselles angéliques. Qui achète un livre a d'ores et déjà assimilé une partie non négligeable, de son mana. En ce qui me concerne, je suis en fait capable d'acheter, outre des livres, des disques, des cahiers, du papier, des crayons, des stylos ; un jour, dans un moment de glorieuse panique, je me suis acheté plusieurs pantalons. Autrefois j'achetais des cravates, mais il n'y avait rien à lire. Aujourd'hui, j'ai mal au dos et j'ai pris un médicament qui m'a un peu abasourdi. Pourquoi écrire, alors ? Pourquoi ne pas aller m'étendre dans un lieu sans danger, vu qu'aujourd'hui c'est la fête de ma faiblesse. Parmi les mystères de la littérature, il en est un qu'il ne faut pas négliger : c'est que la tâche de parcourir cette route, qui depuis toujours n'en finit pas, est confiée à des individus maladifs, lesquels sont d'autant plus hargneux que la tâche est au-dessus de leurs forces.

 

Giorgio Manganelli, Discours de l'ombre et du blason, ou du lecteur et de l'écrivain considérés comme déments, traduit par Danièrel Van de Velde, Seuil, 1987, p. 128-129.

19/07/2014

Hilde Domin, À quoi bon la poésie aujourd’hui

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        Hilda Domin (1909-2006)

 

  À quoi bon la poésie aujourd’hui

 

 

 

À quoi bon la poésie aujourd’hui ? Pourquoi lire de la poésie, pourquoi écrire des poèmes ? Poser cette question, c’est presque sous-entendre : aujourd’hui encore — comme si hier, ce pourquoi nous avons à nous excuser aujourd’hui avait eu, peut-être, un sens.

Deux réponses extrêmes sautent à l’esprit, négatives toutes les deux. La première récuse la question : il n’y a pas d’ « à quoi bon » qui fasse, la poésie, comme toute forme d’art, est à elle-même son propre but. Aujourd’hui et toujours. Or c’est bien là l’enjeu : tout ce qui importe vraiment est à soi-même sa propre fin, donc à la fois inutile et essentiel. Et peut-être même plus essentiel aujourd’hui que jamais. La poésie aussi. Il s’agira bien d’avancer ici la preuve de cette nécessité, d’explorer ce qu’elle peut signifier.

La seconde réponse récuse l’objet : à l’époque où nous vivons, il convient de s’occuper de choses plus utiles, il convient de « changer le monde ». Or, dit-on, l’art ne change pas le monde. On ferait bien de se plonger dans les pages politiques des journaux au lieu de lire ou d’écrire des poèmes. Proposition qui non seulement ne représente pas une véritable alternative, mais au fond, se borne à reprendre le postulat d’Adorno, répété à satiété et démenti depuis longtemps, selon lequel la poésie aurait été rendue impossible par Auschwitz. Autrement dit, la poésie ne saurait être à la hauteur de la réalité particulière de notre temps.

Je répète ma question tout en la précisant : la poésie a-t-elle encore une fonction dans la réalité de notre vie moderne ? Et si oui, laquelle ?

Formulé de la sorte, notre sujet sera : poésie et réalité. Ou encore : poésie et liberté.

Car pour peu que l’on envisage la poésie comme un exercice de liberté, on rejoint déjà l’autre question, celle de la transformation de la réalité. Au contraire de l’art, en effet, la transformation de la réalité n’est pas une fin en soi, mais elle est au service de la liberté potentielle de l’homme, au service de son humanité. Sinon, elle est sans intérêt. Dans ce sens, les deux questions tournent autour du même axe.

En tout cas, c’est la réalité qui est en cause. Je citerai Joyce, qui annonçait sa décision de se vouer à l’écriture dans les termes suivants : « I go to encounter for the millionth time the reality of experience [Je vais affronter pour la millionième fois la réalité de l’expérience] ».

Jamais encore, semble-t-il, la réalité n’a été aussi perfide que celle qui nous entoure aujourd’hui. Elle menace de détruire la réciprocité entre elle et nous, elle menace, d’une manière ou d’une autre, de nous anéantir. C’est le danger le plus subtil qui semble presque le plus inquiétant : il existe sans exister. Tout le monde en parle. Personne ne le rapporte à soi. Ce danger s’appelle la « chosification », c’est notre métamorphose en une chose, en un objet manipulable : la perte de nous-mêmes.

La poésie peut-elle encore nous aider à affronter une telle réalité ?

[…]

                                                   *

 

Le poète nous offre une pause pendant laquelle le temps s’arrête. C’est-à-dire que tous les arts offrent cette pause. Sans cette « minute pour l’imprévu », selon la formule de Brecht, sans ce suspens pour un « agir » d’une autre sorte, sans la pause pendant laquelle le temps s’arrête, l’art ne peut être ni accueilli, ni compris, ni reçu. Sur ce point, l’art s’apparente à l’amour : l’un et l’autre bouleversent notre sentiment du temps.

C’est à partager une expérience non pas identique mais similaire, que les différents arts nous invitent sur l’île de leur temporalité spécifique — cette île dont on parle régulièrement et qui existe déjà chez Mallarmé et Hofmannsthal, l’île qui surgit au milieu du tourbillon de la vie active pour n’exister que quelques instants, le temps de reprendre haleine. Qu’offre donc la poésie, sur le sol précaire qui affleure ici : ce singulier mariage de rationalité et d’excitation, cet art de la parole et du non-dit ?

La poésie nous invite à la rencontre la plus simple et la plus difficile qui soit : la rencontre avec nous-mêmes. […] La poésie ne donne que l’essence de ce qui arrive aux hommes. Elle nous relie à la part de notre être qui n’est pas touchée par les compromis, à notre enfance, à la fraîcheur de nos réactions. Je dis « de nos réactions » pour ne pas dire de notre émotion, bien que je rejoigne ici un poète aussi froid et cérébral que, par exemple, Jorge Guillén. « Tu niñez / Ya fábula de fuentes » — « ton enfance / déjà légende de sources ». Et du fait que la poésie nous relie à nous-mêmes, à notre propre moi, elle nous relie aussi aux autres, elle nous restitue notre aptitude à communiques. C’est cela, à mon avis, que la poésie peut nous offrir — à une degré plus haut que tout autre art, et que tout autre occupation de l’esprit.

 

Hilde Domin, "À quoi bon la poésie aujourd’hui", traduit de l’allemand par Marion Graf, dans La Revue de belles-lettres, éditons Médecine et Hygiène, Chêne-Bourg (Suisse), 2010, I-2, p. 233-234, 235 et 236.

 

04/07/2014

Roger Laporte, Fugue, biographie

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[...] Lorsque je me relis en vue d'écrire, je ne vois pas le texte tel qu'il est, dans ce qu'il dit, mais j'essaie plutôt de repérer les éléments qui s'ouvrent sur un texte à écrire. Encore qu'une telle lecture appartienne quelque peu à la divination, elle ne possède point le pouvoir magique d'animer tout le texte déjà écrit d'un mouvement irrésistible qui m'entraînerait à écrire avec facilité la suite de l'ouvrage, et en effet la liaison de la lecture, de l'écrit et du texte à écrire s'accomplit de manière très inégale. Dire : « je me relis », ou : « je relis mon propre texte » : autant d'expressions imprudentes, car force m'est parfois de constater que certaines partie du texte me sont devenues si étrangères qu'elles n'ont plus aucun avenir. On ne peut jouer aux échecs pour la première fois de sa vie et en même temps, par le jeu même, rédiger le Traité du jeu : j'ai pourtant cru qu'une telle opération était possible en littérature ! Par la pensée je raye donc ce rêve fou, mais je sais bien qu'ainsi je n'anéantis pas ce  que j'ai écrit, que je continue d'entretenir avec ce passé un rapport d'exclusion incapable de s'accomplir même si j'en viens s à écrire à l'encontre de pensées ou de projets dont j'avais fait ma demeure.

 

Roger Laporte, Fugue, biographie, "Le Chemin", Gallimard, 1970, . 44-45.

© Photo Olivier Roller

14/05/2014

Pascal Quignard, Petits traités, III

                                                                 Petits traités, I à VIII

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                                XVIIe traité. Liber

 

   Le terme de livre ne peut être défini. Objet sans essence. Petit bâtiment qui n'est pas universel.

 

   La "réunion de feuilles servant de support à un texte imprimé, cousues ensemble, et placées sous une couverture commune" ne le définit pas. Ce que les Grecs et les Romains déroulaient sous leurs yeux, les tablettes d'argile que consignait Sumer, les bandes de papyrus encollées de l'Égypte, les carreaux de soie de la Chine, ce que les médiévaux enchaînaient à des pupitres et qu'ils étaient impuissants à porter sur leurs genoux, ou à tenir entre les mains, les microfilms qu'entassent les universités américaines, des feuilles de palmier séchées et frottées d'huile, des lamelles de bambou, des briques, un bout de papier, une pierre usée, un petit carré de peau, une plaque d'ivoire, un socle de bronze, une pelure d'écorce, des tessons, — rien de ce que l'usage de ces matières requiert ne s'éloigne sans doute à proprement parler de la lecture, mais rien ne vient s'assembler tout à coup sous la forme plus générale ou plus essentielle du "livre". Même, l'adhésion de tous les traits hétérogènes que ces objets présentent ­ cette addition ne le constituerait pas.

 

   Les critères qui le définissent ne le définissent pas.

 

   Le livre est ce qui supporte l'écriture. Mais le petit papier manuscrit (la petite feuille volante) ne constitue pas un livre.

 

Le livre renvoie à une métamorphose qui supplée son écriture manuelle. Mais tout ce que les éditeurs font imprimer, mettent dans d'immenses silos, diffusent et vendent sous ce nom, c'est loin de définir un livre.

[...]

 

Pascal Quignard, Petits traités, III, Maeght, 1992, p. 37-39.

 

 

pascal quignard,petits traités,iii,livre,antiquité,histoire,lecture

 

VENDREDI 16 MAI 2014

à 20 h

à L’Observatoire du livre et de l’écrit « Le MOTif »

6, villa Marcel-Lods

Passage de l’Atlas

75019 Paris

 

 

 

13/05/2014

Pascal Quignard, Petits traités, II

                           

                        Petits traités, volumes I -VIII

                                    Pascal Quignard, Petits traites, II

                                  xive traité. Noésis

 

[...]

Triple rituel

   Le livre parce que sa lecture suscite des désirs qu'il met à mal et brise, construit sur de telles "brisées" — à chaque étape de la lecture — un grand désir tort, irréductible, compliqué, autonome afin de l'expulser — au terme de la lecture — avec le plus grand degré de violence et de satisfaction possible. De là le caractère si formel des livres : ce caractère tient à la nature répétitive, coutumière, des rituels sacrificiels. Il tient au vague de la pensée, à la pauvreté de ces gestes réflexes, et à l'invariabilité de la mort en nous.

   Les désirs que le lecteur investit dans le livre qu'il lit, à l'gal des souhaits qu'il forme quant au cours ultérieur de l'argumentation ou de l'intrigue, ne cessent d'être empêchés ou contraints à la fois par "l'univocité de voix" qu'est tout livre, et par la temporalité imperturbable des pages qu'il tourne et qu'il retourne. Sans doute semblables sacrifices présentent-ils des traits assez proches de ceux dont le lecteur est la victime vive, le long des jours, à l'épreuve de ce qu'un monde, une époque, une langue affabulent, un temps, pour "réel", et qui par effet de retour nous presse ou nous écrase. Mais ce "réel" du livre se sacrifie lui-même au terme de la lecture du livre : carnage d'abstractions, un livre refermé, pour toute fin le mot même de fin, rien, rien.

   Qui écrit écrit pour ce saccage final, pour la mise en scène qui mesure l'intensité du carnage.

 

Pascal Quignard, Petits traités, II, Maeght, 1990, p. 167-169.

 

 

 

 

 

12/05/2014

Pascal Quignard, Petits traités, I

                           Petits traités, volume 1 à 8                    

 

                                  Pascal Quignard, Le Livre des lumières, voix, souffle, corps, ponctuation, langue, lecture,silence

                VIIIe traité, Le Livre des lumières 

 

   Au cours de la lecture, on dit qu'une voix silencieuse, parfois, se fait jour. À l'évidence, elle ne naît pas du livre. Mais le corps ne l'articule pas. Elle épouse le rythme de la syntaxe et sans qu'elle fasse sonner les mots elle mobilise pourtant la gorge, le souffle, les lèvres. Il semble que tout le corps, pourtant immobile, s'est mis à suivre une certaine cadence, qu'il ne gouverne pas, mais que le livre lui impose : la langue résonne en silence dans les marques syntaxiques, le corps halète un peu et c'est un très lointain fredon.

   On le dit.

   « On le dit », cela veut dire : ce sont des choses qu'on entend. Mais personne n'entend les livres.

   S'il est vrai que la ponctuation d'un livre est plus affaire de syntaxe que de souffle, il reste que parfois pareille voix fictive parcourt effectivement le corps. Même, quand le livre est très beau, elle fait penser que la lecture n'est pas si loin de l'audition, ni le silence du livre tout à fait éloigné d'une « musique extrême », — encore qu'il faille affirmer aussitôt qu'elle est imperceptible.

   Aussi entend-on parler de la ponctuation comme d'une sorte de cadence ou, plutôt, de « mouvement d'exécution ». Ce n'est pas un air, une mélodie : mais un rythme, qui est abstrait, qui chiffre la promptitude ou la lenteur, solfiant les groupes des mots, décidant des valeurs Ainsi on estime certaines ponctuations pour agitées, ou contenues, pour graves, ou inquiètes, pour fougueuses, ou sèches, pour domptées, ou tumultueuses, — et il est vrai que le rejet même de la ponctuation, loin qu'il affranchisse d'une règle, consent un sacrifice qu'il n'appelait peut-être pas de ses vœux s'il a pour premier effet des restrictions supplémentaires, des privations exorbitantes. Vouant à vivre de peu, il accroît la misère.

[...]

 

Pascal Quignard, Petits traités, I, Maeght, 1990, p. 159-161.

07/05/2014

Pier Paolo Pasolini, La Rage

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62. Série de photographies de femmes parées de bijoux au théâtre.

 

La classe propriétaire de la richesse.

Parvenue à une telle familiarité avec la richesse,

qu'elle confond la nature et la richesse.

 

Si perdue dans le monde de la richesse

qu'elle confond l'histoire et la richesse.

 

Si touchée par la grâce de la richesse

qu'elle confond les lois et la richesse.

 

Si adoucie par la richesse

qu'elle attribue à Dieu l'ide de la richesse.

 

63. Gens qui rentrent à une réception et porte qui se ferme.

 

La classe de la beauté et de la richesse,

un monde qui n'écoute pas.

 

La classe de la beauté et de la richesse,

un monde qui vous laisse à la porte.

 

Pier Paolo Pasolini, La Rage, traduit par Patrizia Atzei et Benoît Casas, NOUS, 2014, p. 105-106.

 

 

06/05/2014

Georges Didi-Huberman, Essayer voir

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« Comment essayer dire ? » (how try say ?), se demande Beckett1. Et il répond par l'indication d'un geste double ou dialectique, un geste constamment reconduit à la façon dont nos propres paupières ne cessent d'aller et venir, de battre au-devant de nos yeux : « Yeux clos » (clenched eyes), pour ne pas croire que tout serait à notre portée comme le matériau intégral d'une demonstration ad oculos. « Yeux écarquillés » (staring eyes), pour s'ouvrir et s'offrir à l'irrésumable expérience du monde. « Yeux clos écarquillés » (clenched staring eyes), pour penser enfin, et même pour dire, essayer dire tout cela ensemble2. Si le langage nous est donné, le dire nous est constamment retiré, et c'est par une lutte de tous les instants, un essai toujours à recommencer, que nous nous débattons avec cet innommable de nos expériences, de notre défaut constitutionnel devant l'opacité du monde et de ses images.

 

Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Les Éditions de Minuit, 2014, p. 53.

___________________________

1 S. Beckett, Worstxard Ho, London, John Calder, 1983, p. 17 (repris chez Faber en 2009). Trad. E. Fournier, Cap au pire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 20.

2 Ibid, p. 11 (trad. cit., p. 12).

23/04/2014

Martial, CDL épigrammes, recyclées par Christian Prigent : recension

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   On ne lit plus beaucoup les Latins (encore moins les Grecs !) et l'abandon accéléré de l'enseignement des langues anciennes — "à quoi ça sert ?" — ne fera qu'accroître le désintérêt pour des œuvres littéraires bien lointaines. Un colloque consacré en février 2011 aux relations entre poésie aujourd'hui et antiquité(1) avait cependant prouvé que les poètes contemporains lisaient de près, et même traduisaient les Anciens, les Latins notamment. Par ailleurs, avec d'autres, Christian Prigent avait donné une traduction du poème latin de Pascal Quignard, Inter aerias fagos(2) ; rien de surprenant à ce qu'il propose aujourd'hui un "recyclage" des épigrammes de Martial. 

   Une préface et une postface, sous les titres "Grande brute I, II" (Prigent reprend les mots de l'anglais Macaulay pour parler du poète latin) apportent tous les renseignements nécessaires à propos de Martial et du contenu des épigrammes traduites ici — la « comédie humaine » sur la scène. Elles expliquent aussi le projet : non pas donner une traduction savante (elle existe déjà) mais, en restant fidèle à l'esprit du texte, restituer quelque chose de l'« énergie jubilatoire » des poèmes. Donc, « l'enjeu est d'écriture, plus que d'érudition. Je recycle plus que je ne traduis (au temps de Marot et de Du Bellay, on parlait d'« imitation. » (259). Double recyclage : d'abord, on est au Iersiècle de notre ère, c'est-à-dire dans la fiction, et en même temps à notre époque, donc dans la narration (voir p. 259) ; ensuite, on passe de la prosodie latine classique à une prosodie française régulière, de manière à ce que « l'effet des cadences métrées [conserve] quelque chose de la vitalité du vers de Martial » (260-261) ; la rime, absente du vers latin, est introduite pour retrouver un peu de la « dynamique concrète » (264) du vers de Martial. Le détail des choix de Prigent rejoint ce qu'il écrit ailleurs à propos de ses propres pratiques du vers.

   Martial ne prétend pas être un "grand" poète, et l'écrit : « Pas mal, assez moyen, souvent mauvais / Sont mes écrits : tout livre est ainsi fait » (I, 16), ce qui ne le conduit pas à s'ôter toute valeur : « Paraît qu'on me loue, paraît qu'on me lit » (VI, 60). Il entend surtout dans ses épigrammes dégonfler la poésie "sérieuse" et il le répète régulièrement sous des formes variées,  « À d'autres l'art et les grands thèmes ! / Mon souffle à moi est plus discret » (IX, envoi), « (...) je préfère / Qu'on puisse me lire sans dictionnaire » (X, 21), etc. C'est dans ce projet que s'inscrit Prigent, à la suite de bien des devanciers, de Villon à Corbière, et c'est pourquoi il adapte le poète latin en refusant les tabous habituels sur le vocabulaire ; s'il laisse de côté maints épigrammes de flatterie ou trop liées à des circonstances aujourd'hui incompréhensibles sans notes développées, il donne à lire celles réputées obscènes, "oubliées" non seulement dans des éditions anciennes (celle de Constant Dubos en 1841, professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand, par exemple) mais encore aujourd'hui (voir l'édition Poésie / Gallimard). Quand ce n'est pas au nom des bonnes mœurs et de l'usage du livre dans les lycées, on argue de l'absence de poésie dans les poèmes, les mots marqués comme "vulgaires", "triviaux" devant être exclus. Vieilles lanternes — Prigent traduit futuere, cunnum, mentula, merdas, etc.  Un exemple : Cantasti male, dum fututa es, Aegle. / Iam cantas bene : basianda non es. (I, 94)(3) : « Du temps qu'on te foutait, ton chant était minable. / Si là tu chantes bien, c'est que plus n'es baisable. »

   L'alexandrin utilisé ici avec quelque ironie, le "grand vers" français (le seul dans la version Dubos), est plutôt rare dans ce recyclage. Ce sont les vers de 8 et 10 syllabes les plus employés,  mais selon les besoins rythmiques Prigent introduit ceux de 6 et 5 syllabes, parfois associés (IV, 12), de 11, 7 et 4 syllabes ; il emploie toutes les ressources du vers classique, y compris les licences graphiques (« Ça brûle encor plus, la faim du glouton », IV, 41), joue (rarement : le genre ne le nécessite pas) de l'enjambement au milieu d'un mot ( « Gaffe pourtant qu'il te la cou / Pe », II, 60). Le jeu des anachronismes marque sans ambiguïté le souci de s'attacher à l'esprit de l'épigramme et non à sa lettre ; ils sont donc très apparents (euros, II, 89 ; Quiès en boule, IV, 41 ; une colonne à la Daniel Buren, XI, 51, etc), et parfois très exactement dans le ton de Martial : « Tu fais des vers nuls mais mieux vaut en rire : / Ceux de Houellebecq, c'est encore pire » (II, 89), et collent à notre époque : Martial admet qu'il est connu, « Mais moins qu'un footeux plein de fric » (X, 21).

   Conserver l'esprit de Martial, c'était dans l'adaptation rechercher la pointe et, autant que faire se peut, un équivalent au caractère satirique, traits propres à l'épigramme ; cela impliquait dans certains cas de ne conserver que le sens, tout en restituant l'ellipse et le rythme. Ainsi, pour cette épigramme (XII, 39) : Odi te, quia bellus es, Sabelle. / Res est putida bellus et Sabellus. / Bellum denique malo, quam Sabellum. / Tabescas utinam, Sabelle belle ! (littéralement : « Je te hais parce que tu es beau, Sabellus. / C'est une chose pourrie : beau et Sabellus. /Tout compte fait, je préfère quelqu'un de beau à Sabellus. / Puisses-tu te putréfier bellement, Sabellus »(4)), Prigent propose : « Tu es beau, mon gigolo ! / Et à gogo : c'est du beau ! / Beau à ce point-là : bobo ! / Et pour bientôt : Waterloo ? ». Pour la fidélité au texte et l'étude du latin, certes, on reprendra la traduction savante, en prose (tout en sachant que le vocabulaire de Martial est raboté), mais pour comprendre ce qu'était le caractère elliptique, condensé, joyeux et vif de la satire dans l'épigramme, on lira les recyclages de Prigent.

 

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(1) Voir Perrine Galand et Bénédicte Gorrillot (dir.), L’Empreinte gréco-latine dans la littérature contemporaine, Genève, Droz, 2015.

(2) Avec Pierre Alferi, Éric Clémens, Michel Deguy, Bénédicte Gorillot, Emmanuel Hocquard et Jude Stéfan, traduction de Pascal Quignard, Inter, Argol, 2011.

(3) Dans : www.thelatinlibrary.com/martial/html

(4) Traduction prise dans : Martial, Épigrammes, choisies, adaptées du latin et présentées par Domnique Noguez, Arléa, 2001, p 136. L'adaptation de Dominique Noguez conserve aussi l'esprit caustique de Martial.

 Martial, CDL épigrammes, recyclées par Christian Prigent, P. O. L / Poche, 2014, 272 p., 9 €.

 

 

Note parue sur Sitaudis