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14/11/2013

Philippe Beck, Élégies Hé

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à Yves di Manno

 

Les soupirs vigoureux

sont pleins d'idéalités refusées.

Comédier, c'est-à-dire pleurer

et raisonner,

permet l'élégie qui apprend.

À moitié tragédier et élégier,

ou lier les deux verbes

par l'observation des cris idéalisés,

c'est-à-dire enseigner.

Double satirisation

de l'élan idyllique.

Satirisation mouillée,

et s. bien séchée ensuite.

Alors, les personnages romantiques,

les p.,

sont des éventails au soleil.

L'air est plein de Cendre de la Dispersion.

Nous la respirons.

Les signes d'âpreté sont dans le front.

Bise vérifie

le camaïeu délicieux.

 

Philippe Beck, Élégies Hé, Théâtre typographique,

 

2005, p. 60.

13/11/2013

Philippe Beck, Poésies didactiques

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 27. Recension

 

La recension

qui est un acte de courage

involontaire souvent

est un complément du livre

qui est un acte etc.

Beaucoup d'ouvrages

n'ont pas besoin d'articles ;

mais il faut qu'ils apparaissent

dans la société civile. On les

diffuse.

Ils contiennent déjà

la recension,

et les notes, cachées

visibles, ou

gigognes,

raisonnent

serrées, des ostentations.

Elles renferment (ouvrent

au dedans de la bouche

qui ne peut pas se taire)

des expériences

que résume la littérature.

Car l'expérience

a envie d'un ton.

Les recensions devraient

avoir toujours un ton.

(Un flambeau de mélèze

a ses recensions

pareil.)

Le ton est atmosphérique.

Au soleil.

 

Philippe Beck, Poésies didactiques, Théâtre

typographique, 2001, p. 84.

12/11/2013

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

 

raymond quenau,le chien à la mandoline,art poétique,écrire

          Pour un art poétique

 

Prenez un mot prenez-en deux

faites les cuir (1) comme des œufs

prenez un petit bot de sens

puis un grand morceau d'innocence

faites chauffer à petit feu

au petit feu de la technique

versez la sauce énigmatique

saupoudrez de quelques étoiles

poivrez et puis mettez les voiles

 

où voulez-vous en venir ?

À écrire

Vraiment ? à écrire ?

 

(1) "cuir" pour le compte des syllabes

 

                     *

 

                 Encore l'art po

 

C'est mon po — c'est mon po — mon poème

Que je veux — que je veux — éditer

Ah je l'ai  — ah je l'ai — ah je l'aime

Mon popo — mon popo — mon pommier

 

Oui mon po — oui mon po — mon poème

C'est à pro — c'est à propos — d'un pommier

Car je l'ai — car je l'ai — car je l'aime

Mon popo — mon popo — mon pommier

 

Il donn' des — il donn' des — des poèmes

Mon popo — mon popo — mon pommier

C'est pour ça — c'est pour ça — que je l'aime

La popo— la popomme — au pommier

 

Je la sucre — et j'y mets — de la crème

Sur la po — la popomme — au pommier

Et ça vaut — ça vaut bien — le poème

Que je vais — que je vais — éditer

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,

dans Œuvres complètes I, édition établie par

Claude Debon, Bibliothèque de la Pléiade,

 

Gallimard, 1989, p. 270-271.

08/11/2013

Albert Camus, Carnets I, mars 1935-février 1942

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mars 1936

   Si le temps coule si vite, c'est qu'on n'y répand pas de points de repères. Ainsi de la lune au zénith et à l'horizon. C'est pourquoi ces années de jeunesse sont si longues parce que si pleines, années de vieillesse si courtes parce que déjà constituées. Remarquer par exemple qu'il est presque impossible de regarder une aiguille tourner cinq minutes sur un cadran tant la chose est longue et exaspérante.

 

 mai 1936

  Et les voilà qui meuglent : je suis immoraliste.

   Traduction : j'ai besoin de me donner une morale. Avoue-le donc, imbécile. Moi aussi.

 

   Intellectuel ? Oui. Et ne jamais renier. Intellectuel = celui qui se dédouble. Ça me plaît. Je suis content d'être les deux. "Si ça peut s'unir ?" Question pratique. Il faut s'y mettre. "Je méprise l'intelligence" signifie en réalité : je ne peux supporter mes doutes".

 

avril 1937

   Le besoin d'avoir raison, marque d'esprit vulgaire.

 

juin 1937

   Combat tragique du monde souffrant. Futilité du problème de l'immortalité. Ce qui nous intéresse, c'est notre destinée, oui. Mais non pas "après, "avant".

 

 

Albert Camus, Carnets I, mai 1935-février 1942, Folio / Gallimard, 2013 [1962], p. 24, 33, 33, 39, 43.

04/11/2013

Henri Michaux, Connaissance par les gouffres

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                 I. Comment agissent les drogues

 

                                                      Les drogues nous ennuient avec leur paradis.

                                                      Qu'elles nous donnent plutôt un peu de savoir.

                                                       Nous ne sommes pas un siècle à paradis.

 

   Toute drogue modifie vos appuis. L'appui que vous preniez sur vos sens, l'appui que vos sens prenaient sur le monde, l'appui que vous preniez sur votre impression générale. Ils cèdent. Une vaste redistribution de la sensibilité se fait, qui rend tut bizarre, une complexe, continuelle redistribution de la sensibilité. Vous sentez moins ici et davantage là. Où «  ici» ? Où « là » ? Dans des dizaines d'« ici», dans des dizaines de « là », que vous ne vous connaissiez pas, que vous ne reconnaissez pas. Zones obscures qui étaient claires. Zones légères qui étaient lourdes. Ce n'est plus à vous que vous aboutissez, et la réalité, les objets mêmes, perdent leur asse et leur raideur, cessent d'opposer une résistance sérieuse à l'omniprésente mobilité transformatrice.

   Des abandons paraissent, de petits (la drogue vous chatouille d'abandons), de grands aussi. Certains s'y plaisent. Paradis, c'est-à-dire abandon. Vous subissez de multiples, de différentes invitations à lâcher... Voilà ce que les drogues fortes ont en commun et aussi que c'est toujours le cerveau qui prend les coups, qui observe ses coulisses, ses ficelles, qui joue petit et grand jeu, et qui, ensuite, prend du recul, un singulier recul.

 

 

Henri Michaux, Connaissance par les gouffres (1967), dans Œvvres poétiques, III, édition établie par Raymond Bellour et Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 3.

13/10/2013

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue

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   En jouant sur le mot qui se tient sur le bout de la langue, je ne joue pas sur les mots. Je ne tire pas par les cheveux de cette femme la tête érigée dans l'air, étendant les bras dans un suspens comparable aux gestes des patriciennes effrayées devant le phallus voilé de la Villa des Mystères. La non-domination du souvenir d'un nom néanmoins connu ou d'une idée qu'on ressent en l'absence de ses signes — qu'on ne ressent pas vraiment mais qui brûle : « Je brûle ! Je brûle ! » — a non-domination de soi et l'ombre portée de la mort pour peu qu'on ne remette pas la main sur le mot qui fuit. C'est cette main dans le silence. C'est cette prédation silencieuse. Écrire, trouver le mot, c'est éjaculer soudain. Ce sont cette rétention, cette contention, cette arrivée soudaine.

   C'est approcher non pas le feu — « Je brûle ! » — mais le foyer central où le feu prend sa flamme.

   Le poème est ce jouir. Le poème est ce nom trouvé. Le faire-corps avec la langue est le poème. Pour procurer une définition précise du poème, il faut peut-être de dire simplement : le poème est l'exact opposé du nom sur le bout de la langue.

 

 

Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue, P. O. L, 1993, p. 76-77.

12/10/2013

Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord

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                                                                   Reverdy par Picasso


Pour calmer la souffrance de ne pouvoir aller au-delà de ses limites — se replier souvent très en deça de ses limites.

 

L'esprit a créé le temps et il le trouve long. Comme il n'a pas créé la vie, il la trouve toujours un peu courte.

 

À partir d'un certain âge les artistes ont beaucoup plus besoin d'admirateurs que d'amis.

 

Ce n'est pas ce qu'écrit un auteur dans son journal qui présente la plupart du temps un réel intérêt, mais que ce soit écrit par cet auteur qui s'est, par ailleurs, distingué. On rêve d'un journal anonyme où tout ce qui serait consigné serait réellement émouvant — quelque vie particulièrement dramatique et sincèrement dévoilée. Mais ce n'est pas dans l'ordre du talent ou du génie de se dissimuler. Ce ne sont pas les faits qui comptent, mais l'homme que nous voulons voir vivre par les faits. Le journal d'un grand homme inconnu n'a jamais encore été trouvé.

 

Ils portent presque tous un masque c'est vrai — mais, ce qu'il y a de plus terrible, c'est que derrière ce masque, il n'y a rien.

 

Il y a les auteurs qui écrivent avec de la lumière, d'autres avec du sang, avec de la lave, avec du feu, avec de la terre, avec de la boue, avec de la poudre de diamant et enfin ceux qui écrivent avec de l'encre, les malheureux, avec de l'encre tout simplement.

 

 

 

Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord, dans  Œuvres complètes II, édition préparée, présentée et annotée par Étienne-Alain Hubert, "Mille&unepages", Flammarion, 2010, p. 650, 652, 658, 659-660, 666. 669.

05/10/2013

Jean Bollack, Au jour le jour

 

                           

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Mallarmé

 

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    Pour Mallarmé, tout écrit est vers, et fournit la matière du beau ; il est « partout dans la langue où il y a rythme », même si le plus souvent le rythme que porte l'énoncé est entravé. Il n'existe donc pas de frontière — de la prose peut-être, mais guère de la poésie.

   En ce temps de révolution, la souveraineté de l'alexandrin subsistait et tout le reste venait en second, contestait son autorité et l'ébranlait — on a une matière et sa décomposition. Mallarmé, dans un entretien, forcément plus public, qu'il accorde, retraduit la situation, moins pour se trouver lui-même que pour la faire comprendre à d'autres et expliciter sa pensée. Il embrasse la littérature dans sa totalité, retient tout ce qui peut y prétendre. Il se fait le critique expert des œuvres les plus lues, et prend pour critère le pouvoir créateur d'une poésie, redéfinie, et jamais soumise à la réalité immédiate. La création même, le pouvoir démiurgique nouveau sont revendiqués ; ils forment le domaine réservé du lettré, et suscitent les objections d'un interlocuteur profane.

 

Jean Bollack, Au jour le jour, P.U.F, 2013, p. 532.

©Photo Tristan Hordé

 



1 Mallarmé, Œuvres complètes, édition Henri Mondor, Paris, 1945, p. 867.

24/09/2013

Antoine Emaz, Planche (2), dans Rehauts, avril 2013

 

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                                       Planche

 

La classification des genres littéraires ne peut tenir que si la frontière formelle entre eux est nette. Dès lors que ces limites deviennent floues ou s'effacent, et c'est souvent le cas aujourd'hui, parler de genre ne signifie plus grand chose. Il faut peut-être seulement faire passer le fil rouge entre littérature et non-littérature. Alors l'opposition poésie / narration n'a plus vraiment lieu d'être. Avec des écritures comme celes de Marie Cosnay, Fabienne Courtade ou Sereine Berlottier, on est en littérature, voilà tout. C'est accepter que l poésie perde son appellation contrôlée.

 

Au départ du poème, il y a toujours un événement, un choc qui ébranle le cœur, le corps, la mémoire, la langue. J'écris en contre : vivre est premier. Un poème comme un contrecoup de langue à partir d'un coup de vivre.

 

Le seul vrai moment de bonheur est celui de la survenue du poème, le premier jet. Dans ce moment, on ressent une fabuleuse impression de maîtrise, d'évidence, comme si la vie /  la langue étaient poreuses, porteuses l'une et l'autre d'une même vérité simple. Une transparence de loupe, une nécessité sana freine, une musique qui s'ajuste comme sans mal, sans heurt mais avec passion, nerfs tendus à bloc.

Dès le lendemain, ou même quelques heures après, la magie a disparu, et c'est de nouveau doute, suspicion, autocritique... Il n'y a plus d'élan, juste le tracé mort de l'élan, sa mémoire, et ne reste à travailler qu'une trajectoire.

 

 

Antoine Emaz, Planche, dans Rehauts, n°31, avril 2013, p. 33, 34, 37.

23/09/2013

Antoine Emaz, "Planche", dans Rehauts, n° 31, avril 2013

Antoine Emaz, "Planche", Rehauts, vivre, vieillir, poésie

                                      Planche

 

Il n'y a pas vraiment de morale de vivre, sauf vivre, et quelques principes que chacun invente, rabote, bricole au fil des années. La vie n'est ni simple ni compliquée, elle est alternativement facile et chaotique, et souvent bêtement neutre.

 

Seul dans la maison, je ne suis pas seul. Je suis avec la maison

 

Il y a ces moments de vie où le temps rattrape, prend au collet, étrangle. Dans le même instant, on voit ce qu'on a misérablement gagné, et puis tout ce qu'on a perdu. On ne peut plus faire machine arrière, il n'y a plus de route. On ne peut pas rejouer ; les cartes sur table ont disparu et celles que l'on a encore en main laissent peu de chance. Au mieux, dans ces moments, on devient sage ; au pire, on devient méchant.

 

La poésie n'est pas plus issue qu'impasse, elle est. Tout comme, selon les moments, une fenêtre est ouverte ou fermée.

 

Poésie lichen. Par les temps qui courent, je ne vois aucune honte à considérer que le seul but est de persister. Il faut mesurer l'ambition à l'aune de ce qui est possible., et poser clairement le choix d'une résistance durable plutôt qu'un combat sans doute glorieux mais suicidaire, dans une avant-garde qui combat des moulins ou une arrière-garde qui sonne de l'olifant.

 

Vieillissement lent des choses : portes, fenêtres... La peinture s'écaille, le gris et le moisi s'installent. Et il y a vieillissement parallèle de mon côté : nettement moins d'allant pour me lancer dans un chantier de bricolage. Et je ne peux plus compter sur l'aide de mes filles. Vrai aussi qu'avec le temps je renâcle de plus en plus à me dire que je vais passer la journée à peindre un volet, comme s'il était toujours plus urgent d'être à la table. Évolution lente du corps et du comportement. On constate le glissement sur une longue période, avec le recul, pas au jour le jour.

 

Le doute forme le fond de la conscience créatrice. Même l'accord de l'éditeur ou l'adhésion enthousiaste d'un lecteur ne parviennent pas à lever cette interrogation sur la valeur du travail, ou bien, partielle mais tout aussi tenaillante, cette question : est-ce que je n'aurais pas pu aller plus loin ?

 

 

Antoine Emaz, "Planche", dans Rehauts, n° 31, avril 2013, p. 27, 28, 28, 30, 31, 34, 36.

©Photo Tristan Hordé

22/09/2013

Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour

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                          Chantonner contre la peur

 

                                                             à Rachel Erlich-Giovannoni

 

On naît étrangement à la poésie.

 

On contemple des couchers de soleil, le bord des roses, la venue des formes aimées.

 

On fait ce doit faire un poète : se placer devant le monde, dans les livres et les poèmes des autres, des petits signes, un endroit pour l'affût.

 

On essaie de bouger, de vivre comme ses aînés, de mettre ses pieds dans leurs chaussures, d'habiter les vêtements qu'ils nous ont laissés ; de copier leurs postures.

 

On se dit qu'avec tout cela, on finira bien par toucher son dû, le fruit de ses efforts, qu'à force de fidélité, de services rendus à toute cette beauté, on recevra en retour un paquet de mots, de quoi faire la route.

 

Et puis, un jour, c'est un linge empêtré dans la glaise, le cadavre d'une bête ouverte qui nous fait monter dans la bouche notre première poussée de mots.

 

Le linge entre. Tire en nous. Cherche la plaie où loger et croître.

 

« Et si l'on est heureux que la terre, partout

Soit pareille et colle »

 

On croyait qu'écrire convoquait les choses dans l'ordre, chacune selon son rang, son numéro d'appel. On croyait qu'en séparant le noyau de son fruit on éviterait toute atteinte et que seule la beauté entrerait dans nos mots.

 

Un jour quelqu'un a écrit : « Durci de matière », « Ils ont dit oui /A la pourriture », et encore : « Le linge n'est pas / Ce qui pourrit le plus vite. »

 

Et c'est là, contre toute attente, que l'on a touché ses premiers mots, que l'on a fait sa première ponte.

 

C'est là que l'on a découvert son assise. Sa terre.

 

 

 Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour, éditons Unes, 2013, p. 9-10.

17/09/2013

Guido Ceronetti, Une poignée d'apparences

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                                  Le bon hôtel

 

     «Vous avez une chambre ? » Une chambre La question paraît complètement absurde puisqu'un hôtel est fait de chambres et ne vend que des chambres. Mais, souvent, la réponse déconcertante de l'endroit  fait uniquement de chambres est « Nous n'avons pas de chambres. » Le sous-entendu permanent : de chambres libres, supprime l'absurdité. La liberté de la chambre, peut-être, est tue à cause de son inconvenance.

     La recherche d'une chambre libre — vide d'habitants visibles et cependant magiquement préparée pour les recevoir — force les clients à une espèce d'intimité désagréable avec l'inconnu qui sous un pompeux reliquaire de clés numérotées représente les chambres libres et occupées de l'hôtel. Il ne vous défend rien, il est même là pour vous permettre tout, mais tout, bonheurs misérables et repos dépend de son jugement préliminaire, de son autorisation muette. La gêne serait grande s'il ne s'agissait d'un cérémonial, d'un rapport irréel, figé dans une impassibilité bureaucratique, et cependant légèrement voluptueux, car il donne accès à une obscurité, à un risque.

     Remplir la fiche, comme c'est l'usage hors d'Italie, ou remettre une pièce d'identité, sont des actes de reddition capitaux au Soupçon universel afin de pouvoir prendre possession de la chambre désirée. Un anarchiste belge me racontait sa fureur quand, arrivé à Barcelone en 1936 pour faire la révolution, le concierge de l'hôtel lui demanda, glacial, son passeport : « Un passeport ? en Espagne ? Le voici mon passeport : la carte des Organisations. » Mais la religion des passeports n'avait pas été brûlée vive le 19 juillet : à l'hôtel, son temple et son repaire, elle se riait des révolutions.

 

 

Guido Ceronetti, Une poignée d'apparences, traduction André Maugé, Albin Michel, 1988, p. 56-57.

16/09/2013

Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur

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   Écouter quelqu'un qui lit à haute voix, ce n'est ps la même chose que lire en silence. Quand tu lis, tu peux t'arrêter, ou survoler les phrases : c'est toi qui décides du rythme. Quand c'est un autre qui lit, il est difficile de faire coïncider ton attention avec le tempo de sa lecture : sa voix va trop vite ou trop lentement.

   Si, en plus, le lecteur traduit, il s'ensuit une zone de flottement, d'hésitation autour des mots, une marge d'incertitude et d'improvisation éphémère. Le texte qui, lorsque tu le lis toi-même, est un objet bien présent, qu'il te faut affronter, devient, quand on te le traduit à haute voix, une chose qui existe et qui n'existe pas, une chose que tu n'arrives pas à toucher.

   Qui plus est, le professeur Uzzi-Tuzzi s'était engagé dans sa traduction comme s'il n'était pas bien sûr de l'enchaînement des mots les uns avec les autres, revenant sur chaque période pour en remettre en place des mèches syntaxiques, tripotant les phrases jusqu'à ce qu'elles soient complètement froissées, les chiffonnant, les rafistolant, s'arrêtant sur chaque vocable pour en expliquer les usages idiomatiques et connotations, s'accompagnant de gestes enveloppants comme pour m'inviter à me contenter d'équivalences approximatives, s'interrompant pour énoncer règles grammaticales, dérivations étymologiques et citations des classiques. Et puis, lorsque tu t'es enfin convaincu que la philologie et l'érudition tiennent plus à cœur au professeur que le déroulement du récit, tu constates que c'est tout le contraire : l'enveloppe universitaire n'est là que pour protéger ce que le récit dit et ne dit pas, son souffle intérieur toujours sur le point de se disperser au contact de l'air.

 

Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, traduction Danielle Sallenave et François Wahl, Seuil, 1981.

 

 

15/08/2013

Jacques Réda, Retour au calme

Jacques Réda, Retour au calme, oiseaux, poésie, rime

                       La poésie

 

 

Est-il un seul endroit de l'espace ou du temps

Où l'un des mille oiseaux qui sont les habitants

De ce poème (ou, lui, consentant, leur orage),

Entendrait quelque chose enfin de son langage

          Un peu comme je les entends.

 

Si peu distincts du pépiement de la pensée

Indolente, prodigue et souvent dispersée

Au fond de je ne sais quel feuillage de mots,

Que mes rimes, pour y saisir une pincée

          De sens, miment ces animaux ?

 

J'ai supposé parfois une suprême oreille

À qui cette volière apparaîtrait pareille,

Dans l'intelligible émeute de ses cris,

À celle dont je crois être, lorsque j'écris,

          Un représentant qui s'effraye

 

Et s'enchante à la fois de tant d'inanité.

Il se peut en effet que l'on soit écouté,

Et qu'en un certain point le latin du poète,

Mêlé de rossignol, hulotte ou gypaète,

          Les égale en limpidité.

 

Jacques Réda, Retour au calme, Gallimard, 1989, p. 139.

 

 

 

 

 

 

08/08/2013

André Frénaud, Il n'y a pas de paradis

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Note sur l'expérience poétique

 

   Le poème dépasse celui qui le forme, mais enfin il l'exprime ! En construisant cet objet-microcosme, l'auteur se construit et se découvre différent — et uni au monde par des liens différents — mais il se connaît encore tel qu'il est, avec ses ressources qui sont ses limites, sa profondeur légère.

   Ces petits monuments verbaux imprévus, la conscience qui les a portés c'est celle de tel homme unique avec son expérience et ses désirs, ses monstres et ses valeurs, tout ce qui dans la vie l'a marqué et ce qui demeure irréductible, avec ses goûts, son intelligence, ses traditions, ses partis-pris et ses mots, avec son courage et sa misère propre. De là que chaque créateur a ses thèmes et son style. Et, bien sûr, le poème se fait dans la durée changeante d'une vie. S'il opère toujours une transfiguration (jusque par la raillerie même), l'œuvre prend une tonalité différente selon la part de la sensibilité qui s'y trouve actualisée dans le dépassement. Ainsi la plus haute joie et le simple plaisir, l'émerveillement, la nostalgie, l'amertume ou le désespoir, la révolte et la rage, la bonté, tous les sentiments éprouvables peuvent-ils tour à tour y prédominer.

 

 

André Frénaud, Il n'y a pas de paradis, Poésie / Gallimard, 1967 [1962], p. 241-242.