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10/02/2013

Aragon, Henri Matisse, roman

Aragon, Henri Matisse, roman, Baudelaire, lithographie

                       Matisse et Baudelaire

 

   J'ai raconté ce drame ailleurs : cette longue et rapide rêverie d'Henri Matisse autour de Baudelaire détruite par un accident technique, trente lithographies perdues dont ne restait que le témoignage de la photographie, et comment le peintre songea à les refaire d'après la photographie, et comment il renonça à ces dessins refaits, parce que si beaux qu'ils fussent l'élan n'y était plus, l'esprit de Baudelaire.

   Les voici pourtant, dont, cinq ou six, nous allons garder jalousement le souvenir. Comme une leçon que nous donne Matisse, un exemple : le renoncement de sa créature par le créateur, Éve de son dieu refusée pour n'être pas celle qui au serpent cèdera. Plus tard les peintres viendront comparer à ces photographies par Matisse préférées et qui vont illustrer Les Fleurs du Mal, ces redites de sa première pensée, et qu'il aura délibérément écartées. Ils apprendront le choix, cette auto-chirurgie de l'artiste. Ils verront Matisse brisant le miroir où seul se regarde Matisse, et ne transparaît plus Baudelaire. Et peut-être prendront-ils peur devant eux-mêmes, leur facile satisfaction d'eux-mêmes. Il y a de quoi vaciller.

   Comment avec des mots parler le langage à ces dessins répondant, ce langage d'absence, où chaque flexion de la syntaxe impliquerait l'effacement de la chose exprimée, la disparition de Baudelaire ? L'étrange de cette aventure est que, Baudelaire évanoui, demeurent les interprètes de Baudelaire ; Matisse, si l'on veut, mais enfin Matisse que nous voyons dans les yeux des acteurs, tout à l'heure récitant L'Invitation au Voyage ou La Chute d'un Icare, Matisse dans l'absence de Baudelaire, la présence de Matisse dans l'absence de Baudelaire, ; et par là de lui-même différent (je cherche avec impatience le vocabulaire de cette nuit éclairée).

 

Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto  Gallimard, 1998 [1971], p. 457 et 459.

27/01/2013

Pascal Quignard, Les Désarçonnés

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, agressivité, spectacle, prédation

   Des millions de victimes sur des milliers de siècles ont rarement songé à prendre leurs jambes à leur cou faute qu'elles aient eu, quant à elles, le moindre soupçon de ce qui les attendait. Elles hurlent sur place sans finir parce qu'elles sont hypnotisées par l'agressivité qui les martyrise. Cette agressivité est le désir sans inhibition de la mort. S'entretuer est la passion spécifique du genre homo, faisant jaillir son sang noir, son virus, sa virtus, s'opposant aux autres fauves chez qui la prédation est simplement affamée de la proie qui les rassasiera, et aussi immédiatement assouvie qu'elle était précisément affamée. Les centaines de millions d'écrans qui couvrent la planète sont devenus le nouvel organe fascinateur, remplaçant sacrifices et rites, foules pèlerinantes, masses piétinantes. C'est la sédentarisation finale. Si le spectacle n'apaise pas entièrement la jouissance horrifiée qu'il excite, au moins il cloue sur place le spectateur qui examine le sang qui s'écoule. Il fait de ceux qu'il sidère des proies à adresses, à pièces d'identité, à cartes bancaires, des victimes numérotées, des corps assis et pétrifiés susceptibles de tous les rackets et de tous les pillages. La tétanie de chacun s'offre à la prise de tous. La haine, une fois devenue à ce point immobile, se transforme en peur. La peur, cette unique compagne du désir, confinée dans la sédentarité et la propriété foncière, est retraitée en angoisse. Cette angoisse cherche protection auprès de la puissance qu'elle a elle-même déléguée dans l'épouvante pour contrer son effroi, à laquelle elle consent comme si elle n'était pas sienne sous forme d'obéissance, de liberté meurtrie, d'immobilité physique, de veulerie sociale. Ce que les démocraties appellent la politique, depuis le commencement de ce siècle, oubliant l'horreur du siècle qui précéda ce nouveau siècle, est en train de commettre le tort de criminaliser la contestation qui les fonde et qui devrait les agiter jusqu'au tumulte pour les laisser vivantes.

 

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Grasset, 012, p. 155-156.

25/01/2013

Georges Bataille, L'expérience intérieure

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   Le dernier poème connu de Rimbaud n'est pas l'extrême. Si Rimbaud atteignit l'extrême, il n'en atteignit la communication que par le moyen de son désespoir : il supprima la communication possible, il n'écrivit plus de poèmes.

 

   Le refus de communiquer est un moyen de communiquer plus hostile, mais le plus puissant ; s'il fut possible, c'est que Rimbaud se détourna. Pour ne plus communiquer, il renonça. Sinon c'est pour avoir renoncé qu'il cessa de communiquer. Personne ne saura si l'horreur (la faiblesse) ou la pudeur commanda le renoncement de Rimbaud. Il se peut que les bornes de l'horreur aient reculé (plus de Dieu). En tout cas, parler de faiblesse a peu de sens : Rimbaud maintint sa volonté d'extrême sur d'autres plans (celui surtout du renoncement). Il se peut qu'il ait renoncé faute d'avoir atteint — (l'extrême n'est pas désordre ou luxuriance), trop exigeant pour supporter, trop lucide pour ne pas voir. Il se peut qu'après avoir atteint, mais doutant que cela ait un sens ou même que cela ait eu lieu — comme l'état de celui qui atteint ne dure pas — il n'ait pu supporter le doute. Une recherche plus longue serait vaine, quand la volonté d'extrême ne s'arrête à rien (nous ne pouvons atteindre réellement).

 

   Le moi n'importe en rien. Pour un lecteur, je suis l'être quelconque : nom, identité, historique n'y changent rien. Il (lecteur) est quelconque et je (auteur) le suis. Il et je sommes sans nom sortis du ... sans nom, pour ce ... sans nom comme sont pour le désert deux grains de sable, ou plutôt pour une mer deux vagues se perdant dans les vagues voisines. Le ... sans nom auquel appartient la « personnalité connue » du monde du etc., auquel elle appartient si totalement qu'elle l'ignore.

 

Georges Bataille, L'expérience intérieure, Gallimard, 1943, puis 1954, p. 69-70, et dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1973, p. 64-65.

14/01/2013

Paul Valéry, "Littérature", Œuvres II

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   Dès qu'un écrivain est bon pour beaucoup de gens je me méfie de lui comme je me méfie de beaucoup de gens. (1901)

 

   Il faut, pour faire un roman, être assez bête afin de confondre les ombres simplifiées (qui seules se peuvent décrire et mouvoir) avec les vrais personnages humains — qui sont toujours insusceptibles d'un point de vue unique et uniforme. C'est en quoi la poésie pure est supérieure à la prétention du romancier moderne : elle comporte moins d'illusion. (1910)

 

   L'évolution de la littérature moderne n'est que l'évolution de la lecture qui tend à devenir une sorte de divination d'effets au moyen de quelques mots vus presque simultanément et au détriment du dessin des phrases.

   C'est le télégraphisme et l'impressionnisme grossier dû aux affiches et aux journaux. L'homme voit et ne lit plus. (1918-1919)

 

   Le roman répond  à un besoin bien plus naïf que le poème — Car il demande croyance, crédulité, abstention de soi — et le poème demande collaboration active. (1926-1927)

 

Paul Valéry, "Littérature", dans Cahiers, II, édition établie, présentée et annotée par Judith Robinson, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1974, p. 1147, 1158, 1183, 1206.

03/01/2013

Ariane Dreyfus, La lampe allumée si souvent dans l'ombre

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"La poésie quand nous la faisons"

 

Moi peu importe

 

   « C'est moi ? » Dès que j'écris, cette question ne se pose plus.

   « Qui est-ce ? » Écrire sans le savoir, sans vouloir le savoir.

   Je mets JE si je veux dire « ici maintenant », face au vide donc, et IL ou ELLE pour reculer de quelques pas, inscrire de la présence dans un cadre ou un paysage. De quelque côté que j'écrive, j'y vais avec ce que j'ai et aussi ce que je n'ai pas.

   Un jour, j'ai entendu dans un film1 « Le passé, ce n'est pas ce qui a disparu, c'est ce qui t'appartient », phrase qui m'a bouleversée. Car j'entendais : « Ton passé, il sera ce que tu en fais en ce moment ». Je vis dans le faire, dans un certain volontarisme, énormément. Ainsi n'ai-je vraiment conscience que du présent,  présenr que je ne suis pas seulement en train de vivre, mais d'élaborer. Écrire y contribue. Ce qui fait que je reviens assez souvent à l'enfance, comme on replonge le pinceau dans l'eau pour continuer à peindre, l'enfance étant le moment de l'attente sans bords. Mais attente qui agit : joue. En effet, toute création est un jeu, c'est-à-dire mise à distance du réel pour ne pas constamment le subir, dans une minutie qui peut sembler folle à qui n'y entre  pas. L'enfance étant à la fois l'irréparable et l'espoir, je ne vois pas comment j'écrirais dans un esprit qui ne serait pas d'enfance. Et comme le temps ne s'arrête pas, je ne cesse de poser et reposer cette question : « Est-il trop tard ? », d'où, pour y répondre, mes nombreuses réécritures du Petit Poucet sur lequel s'ouvre d'ailleurs mon premier vrai livre : Les Miettes de décembre. Figure récurrente, et quand j'ai réalisé à quel point, j'ai entrepris de lui offrir un livre entier : La Terre voudrait recommencer. Il est pour moi celui qui ne renonce jamais, celui qui parvient toujours à trouver un chemin, au-delà de l'abandon répété par des parents absurdes, au-delà de l'indifférence des oiseaux qui sont dans leur ciel, au-delà de l'ogre qui aurait pu faire que tout s'arrête. Il trouve toujours une issue ; le conte s'achève d'ailleurs sur des bottes qu'il chausse. Trop grandes ? Non, du seul fait qu'il prenne l'initiative, sans se poser de questions, d'y mettre les pieds, elles lui vont !

   Une des questions les plus justes de l'état  dans lequel on est quand on se lance dans l'écriture d'un poème est donnée par Barthes quand il parle de l'écriture d'une lettre d'amour : « Ce que l'amour dénude en moi c'est l'énergie. Tout ce que je fais a un sens (je puis donc vivre, sans geindre), mais ce sens est une finalité insaisissable : il n'est que le sens de ma force. Les inflexions dolentes, coupables, tristes, tout le réactif de ma vie quotidienne est retourné2 ». J'écris pour ressentir — vérifier ? — que j'ai encore envie.

 

Ariane Dreyfus, La lampe allumée si souvent dans l'ombre, José Corti, 2012, p. 85-86.

© Photo Tristan Hordé.

 



1 Rois et reines d'Arnaud Desplechin.

2 Fragments d'un discours amoureux, "Affirmation".

24/12/2012

Paul Claudel, Accompagnements

Paul Claudel, Accompagnements, Ramuz, norme, grammaire, français parlé

Du côté de chez Ramuz

 III

 

   Le français parlé est beaucoup trop oublié aujourd'hui au profit du français écrit, qui est un français écrit artificiel et desséché et qui a apporté une contrainte détestable à notre "parlure" vivante, matière infiniment délectable.

   La grammaire ne devrait pas être autre chose qu'une recommandation prudente du meilleur usage et le musée des formes les plus délicates de l'idiome. Rien ne lui donne le droit de s'arroger l'autorité d'un code.

   Le grammairien a des principes ridicules : celui-ci entre autres, qu'une forme n'est légitime que quand elle est analysable rationnellement.

   Il proscrira donc ces formes charmantes "écoutez voir", nous deux lui", parce qu'elles ne sont pas analysables grammaticalement. Émile Faguet condamne "nous deux li", mais il n'hésite pas à écrire "en en enlevant".

   La plus grande mauvaise foi règne dans toutes ces questions. Toutes les grammaires à partir de Vaugelas indiquent que la règle du bon parler français est l'usage, mais en réalité on ne tient aucun compte de cet usage né des nécessités du français tel qu'il est fait pour nos poumons et notre boîte sonore. J'ai fait l'éducation de mes cinq enfants. Tous ont dit naturellement "pareil que" au lieu de "pareil à". N'importe, les millions de petits Français qui ont employé cette locution depuis les Serments de Strasbourg ont tort et c'est une demi-douzaine de pédants sans contact avec la vie et la réalité qui a raison. On dit "va-t-en", mais on ne peut dire "il va-à-Paris". "Je pars à Paris" est la véritable forme phonétique. "Je pars pour Paris" est une bouillie imprononçable. "Malgré que" est phonétiquement excellent. "Quoique", "bien que", au contraire, sont des freins usés et claqués.

   Aussi il ne faut pas être surpris de constater que grammairiens, pédants et néo-classiques aient fait la conspiration du silence autour du très grand romancier C.-F. Ramuz qui a apporté tant de nouveauté : vocabulaire, syntaxe, tant d'invention dans les tours, les dessins, et l'emploi de "tous" les temps au lieu de l'éternel imparfait.

 

Paul Claudel, Accompagnements, dans Œuvres en prose, textes établis et annotés par Jacques Petit et Charles Galpérine, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 585.

17/12/2012

Caroline Sagot Duvauroux, Le livre d'El d'où

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Caroline Sagot Duvauroux et Jean-Louis Giovannoni, lecture à la librairie José Corti.


[...]

Ensuite je dirai c'est un poème mais n'en suis pas très sûre. Une conversation peut-être. De chaque chose je me suis servi pour qu'explosent des bulles à mes yeux surpris. Un jour je dirai l'histoire des amours affreuses qui peuplent les belles amours et puis un autre jour je tirerai la langue des langues despotiques. Mon chien parlera, tiens, pour te faire rire et avec toi, tous les anonymes que tu fus et que tu protégeais de moi et des langues mortes d'en savoir trop. Mais si je peux — le pourrai-je — j'écrirai le poème, il te regarde, le poème. Dans la prison de Bapaume les grands escogriffes aux yeux vides empruntent les recueils pour trouver des phrases belles pour leurs chéries. Ils avouent : Nous recopions. Je recopierai les vers qui traînent entre l'arme et la plaie. Si je ne le peux pas, si je ne sais pas, tu diras ce n'est pas très important en caressant mon corps mourant. Tu ne caresseras pas mon corps mourant.

             

                                                     * 

[...]

 

Quelques autistes tranchent leurs mots au tranchant des distances. À ras le monde soudain. C'est là que la distance opère la langue. À ras. La mutile de tout le monde soudain. Mais aucun ne renonce. Le silence soudoie la linéarité de l'expression. Tout est possible soudain. Là gonfle dans mille directions. Le soudain monde.

 

Le silence serait-il l'enjeu de la parole ?

 

Alors la terre rouge naît du vert. La promenade déroule les épisodes du paysage dans le temps de la marche. C'est en couleur. Dans le temps de nos écrits, c'est noir et blanc. À cause du mauvais temps, sans doute, car on tourne en technicolor. On dit Vert dans le temps qui va. On arrache un pied à l'appui d'ensuite et le passé parle, les morts parlent. Ça sort de ligne, ça lève, c'est de l'annonce aussi, de l'ivraie, de l'ongle. Alors les temps tracent l'ébauche d'une langue de foin, de larmes, de poussière ; de jonchée. Des temps tournent bosse la terre se creuse, l'eau coule au front. La poésie ravine un principe linéaire.


                                                    *

 

Les mots du poème cherchent dans l'affinité avec la chose dont ils se séparent, le retour, la conversion dans la propulsion. Que la chose les expulse, soit, les exile, mais aussi les suinte, les épouse, les jouisse... rosée. Un instantané que révèle l'eau jaillissante. Un baptême de rosée ? La phrase cherche à exister quelque chose plus qu'à exister. Un écho rote sous la phrase les quelques mots qui font la phrase. Les sanglots des rouleaux qui n'aborderont pas. Ça remonte d'un mufle extravagant, ça reflue d'abordage, la langue du sanglot.

 

 

Caroline Sagot Duvauroux, La livre d'El d'où, José Corti, 2012, p. 46, 74-75 et 126.

©Photo Tristan Hordé.

 

 

Sur les livres de Caroline Sagot Duvauroux, on peut lire un article du poète Serge Ritman (Serge Martin) à l'adresse:

http://martinritman.blogspot.fr/2011/11/cacophonie-vs-polyphonie-ou-la.html

28/11/2012

Patrice de la Tour du Pin, Une Somme de poésie

                          

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                Un corps à naître

 

Du plus secret, des fonds de la moelle et du sang,

Un corps de femme doit surgir…

Il se forme, il est pris déjà dans mon désir

Qui rôde sur ses seins, ses jambes, les découvre

Brusquement de la nuit qui voudrait les retenir ;

Et tout le corps émerge enfin dans l’ombre douce,

Ses bras, ses yeux fermés encore, et cette bouche

Où ma vie tout entière entrera d’un baiser.

 

Et tout s’étonne autour, chancelle de surprise,

Les arbres ont plié leurs branches sur les brises,

Tout se retient… Et moi de même, à m’épuiser…

 

Elle sera plus belle à retarder l’étreinte ;

Il faut laisser monter aux vagues de désir

Ce qui la pressentait aux songes, à la crainte,

À l’espoir que ses yeux se dorent de plaisir ;

Et découvrir la place, ombrée par les cheveux,

Où mon baiser vraiment fera mourir deux êtres…

 

Attendre ? Ce n’est pas celle qui doit venir,

Rien qu’un pâle mirage au monde nébuleux,

Pas vraiment elle et sa surprise, sur mes rêves,

Pas la chair qui ne fait qu’une chair avec moi…

 

Quand mon baiser sera comme un appel de lèvres

D’agonisant qui cherche l’air une dernière fois.

 

Patrice de la Tour du Pin, Une Somme de poésie, I, Gallimard, 1981, p. 84-85.


À propos de Patrice de la Tour du Pin

 

   Les histoires de la littérature au XXe siècle consacrent très peu de place à Patrice de La Tour du Pin (1911-1975), poète plutôt oublié et peu lu aujourd’hui. Ce n’est pas tant ses exigences de poète chrétien qui l’ont mis à l’écart — Pierre Emmanuel (né en 1922), Jean-Claude Renard (né en 1916), ses quasi contemporains, avec des choix spirituels analogues, ont eu une reconnaissance du public qui lui a échappé — que son isolement général du paysage poétique. Mais aussi sa vie à côté, jamais mondaine, éloignée du monde de l’édition : il a vécu l’essentiel de sa vie au château familial de Bignon-Mirabeau, dans le Gâtinais, sans autre souci que de se consacrer à l’écriture.

   Son premier livre, La Quête de joie, salué par Supervielle, est édité à compte d’auteur en 1933, repris en 1939 par Gallimard. C’est le point de départ d’une œuvre importante, tous ses textes étant progressivement réunis sous le titre Une Somme de poésie à partir de 1946, somme sans cesse augmentée jusqu’à former dans l’édition définitive revue par l’auteur trois gros volumes, sous-titrés : I. "Le jeu de l’homme en lui-même" (1981), II. "Le jeu de l’homme devant les autres" (1982), III. "Le jeu de l’homme devant Dieu" (1983). Chacun des volumes est à son tour divisé en livres. Ces trois volumes constituent aux yeux de ceux qui les étudient un ensemble très structuré, mais la complexité du projet fait qu’ils ont été reçus comme un amas de recueils hétérogènes.

   Les études de l’œuvre ne manquent pas(1), surtout depuis la disparition de Patrice de la Tour du Pin. Elles restituent le foisonnement du travail poétique, et notamment situent la place de La Quête de joie, livre fondateur, dans l’édifice. Résumer les contenus d’Une Somme de poésie, c’est-à-dire de 40 années de réflexions, est exclu ; on se limitera à relever l’importance du mot "jeu", à la fois jeu avec le langage et jeu comme action dramatique, ce que soulignait Patrice de la Tour du Pin lui-même : « J’ai bien fait de m’en tenir au terme de "jeu" pour désigner en même temps ce que je suis, ce que je fais, ce que je cherche », et il ajoutait « le mot même de "jeu" me ramène au plaisir naïf, natif de l’enfant »(2). Le jeu théâtral, ici comme ailleurs, revêt sans aucun doute une dimension cathartique, mais il est aussi, profondément, au service de la « tentative d’élucidation du mystère de l’homme et non plus seulement de l’individu. »(3) Pour un des commentateurs, on peut lire Une Somme de poésie comme une « longue pièce théâtrale en 3 actes ("jeu") avec un acteur unique ("l’homme"). Le sujet de l’œuvre est également unique : la recherche d’une parole poétique susceptible d’accueillir et de refléter la présence du divin, qu’elle soit en nous, chez les autres ou en Dieu lui-même. »(4)

   De longs développements seraient aussi nécessaires à propos de l’idée de "joie", de celle de "quête", toutes deux essentielles dans La Quête de joie et ensuite, à l’exemple de la quête du Graal. Ce n’est pas la seule rencontre avec le Moyen Âge :  Une Somme de poésie « partage avec la poésie médiévale cette extrême attention de tous les sens à la nature environnate, cette perception de la nature, non comme un spectacle que l’on contemple, ais une immerson dans un univers dont on fait partie. »(5) Bien que la recherche de Patrice de la Tour du Pin exige souvent des lecteurs un minimum de connaissances théologiques, bien des poèmes débordent largement ce cadre : on peut lire cette poésie "classique" (plutôt en vers comptés) sans avoir la foi, tout comme on peut lire Claudel. 

La collection Poésie / Gallimard a fait paraître en 2011 Poèmes choisis, après, en 1967, de La Quête de la joie.



1 Cette présentation de Patrice de la Tour du Pin emprunte à : Marie-Josette Le Han, Patrice de la Tour du Pin : La quête d’une théopoésie, Honoré Champion, 1996 ; Luca Pietromarchi, Les Anges sauvages, La Quête de joie de Patrice de la Tour du Pin, Honoré Champion, 2001, Patrice de la Tour du Pin : La Quête de joie au cœur d’Une Somme de poésie, aces du colloque au Collège de France, 25-26 septembre 2003, textes réunis par Isabelle Renaud-Chamska, éditions Droz, 2005.

2  Patrice de la Tour du Pin, Une Somme de poésie, II, p. 229.

3  Marie-Josette Le Han, op.cit., p. 49.

4 Luca Pietromarchi, op.cit., p. 10.

5  M. Zink, dans Isabelle Renaud-Chamska, op.cit., p. 20.

25/11/2012

Pascal Quignard, Les Désarçonnés

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      La Boétie

 

   Nous naissons tout à coup dans l'air atmosphérique, aveuglés par la lumière solaire, asservis aux plus humiliantes dépendances.

     La liberté ne fait pas partie de l'essence de l'homme

     La détresse originaire impose à la survie du petit qui vient de crier soin, propreté, secours, nourriture, défense. C'est-à-dire : la détresse originaire impose les autres à ce qui n'a eu dans sa conception aucune autonomie ; elle impose la famille, l'obéissance, la peur, la langue commune, la religion, l'élevage, la convention des vêtements, l'arbitraire de l'éducation, la tradition de la culture, l'appartenance à la nation. Toute cette étrange « aide » plonge l'enfant dans un mixte d'amour et de haine, envers le père tout neuf et à l'encontre de la mère-source qui l'a expulsé dans la lumière et abandonné le souffle. C'est un mixte d'admiration et de blessure, à la fois désirer l'autre et être désiré par lui, capter sans prendre, pourchasser sans tuer, désirer le désir de chacun, tuer sans que cela se voie, voler tout.

 [...]

 

 

      Ovide

 

     L'anthropomorphose n'est pas achevée.

     On ne peut définir l'homme sans en faire une proie pour l'homme.

     La question humaniste : « Qu'est-ce que l'homme ? » énonce un danger de mort.

     Si on forme le vœu de ne pas exterminer les humains qui ne répondent pas à leur définition — religieuse, biologique, sociale, philosophique, scientifique, linguistique, sexuelle — l'homme doit être laissé comme incompréhensible.

     Ovide : L'homme doit être laissé comme non fini, c'est-à-dire comme appartenant à une espèce en cours de métamorphose infinie dans une nature qui est elle-même une métamorphose infinie.

 

 

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, chapitre XL et XLII, Grasset, 2012, p. 121 et 126.

17/11/2012

Francis Ponge, Prose ou poésie

Francis Ponge, Prose ou poésie

Prose ou poésie

 

Bien sûr j'ai lu les Poèmes en prose de Baudelaire et les proses de Mallarmé dans Divagations : sont-ce des poèmes en prose ? Cette antinomie entre poésie et prose est un non-sens. [...] J'aime Connaissance de l'Est de Claudel, mais non pas Les Nourritures terrestres de Gide, un livre que l'on peut appeler de prose poétique. Le fait qu'il n'y a plus de règles fixes de prosodie, proésie, signifie qu'il est impossible de classer intelligemment des proses comme poèmes et d'autres non. Une des premières anthologies de poèmes en prose d'après-guerre s'achève, je pense, sur moi. [...] L'anthologie commençait avec Parny au XVIIIe siècle. Ensuite venaient Aloysius Bertrand, Michaux, moi-même. Mais mes textes critiques, mes textes sur les peintres par exemple, sont tout aussi difficiles, souvent plus difficiles, à écrire que ceux considérés comme poétiques. Je ne fais pas de différence. Mes audaces et mes scrupules sont les mêmes, quelque genre que vous assigniez au texte. Mon premier recueil, publié en 1926, s'intitulait Douze petits écrits et s'ouvre avec trois ou quatre po... choses que l'on peut considérer comme des poèmes, si cela vous plaît.

 

Francis Ponge, "entretien avec Anthony Rudolf", 4 mai 1971, Modern poetry in Translation, n°21, juillet 1974, dans Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, traduction de l'anglais par Bernard Beugnot, p. 1409.

14/11/2012

Christiane Veschambre, Après chaque page

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   On n'écrit pas pour se bâtir un "soi" — je n'écris pas pour devenir "moi".

   On n'écrit pas plus pour "s'emparer du monde", ainsi que le dit un article rendant compte du roman "événement de la rentrée" (septembre est aussi le mois de la rentrée dite littéraire en France). Le journaliste se félicite de cette détermination de l'auteur, et de ce que, en même temps, son livre "invite à rester soi".

 

   C'est d'abord désemparé, dessaisi qu'on vient à écrire. Dessaisi de tout contenu préalable, de toute forme reconnue. Dessaisi du rassurant partage forme / contenu. Aussi y a-t-il peu de chances pour que le livre qui naîtra peut-être de cet "espace vide", comme le nommait Peter Brook en parlant des conditions nécessaires du travail théâtral, fasse partie des "romans de la rentrée".

   Quelque chose du "moi" et du "monde" s'effrite, s'écroule, se dissout. La lumière de septembre (m') ouvre l'espace intérieur et extérieur, au-dedans et au-devant de moi, qui délivre des confrontations dialectiques, quelque chose veut, comme un animal caché sous la terre, sous l'eau ou dans la grotte, surgir et le traverser, cet espace, et c'est avec des mots qu'il me faut le laisser venir. Lui qui vient d'un monde sans mots, sans catégories, sans intentions.

   Et il disparaîtra. Ce qui surgit, toujours disparaît. Ça s'appelle la Vie. Ça ne se capture pas, ça ne se construit pas, ça ne se crée pas. Ça peut nous traverser, ça peut redonner vie, imprévisible, inassignable, à nos mots. Ça nous échappe, nous la perdons. Mais de la même façon que nous voulons vivre, encore vivre, jusqu'à la mort, contre la mort, nous l'espérons, la Vie, avec nos mots, après chaque page, nous la perdons, nous l'attendons, la prochaine fois peut-être, elle nous adviendra, et nous disparaissons.

 

Christiane Veschambre, Après chaque page, Le Préau des collines, 2010, p. 32-33.

08/11/2012

Édith Azam, Salle de spectacle du silo d'Arenc

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J'écrire ?

J'écrire et ne sais pas pourquoi          j'écris

J'écrire me connaît

L'acte d'écrire nous sait par cœur

Écrivant ce n'est pas moi

non ce n'est absolument pas moi qui          écrit

Écrire me bouillonne et cherche plus que moi dans moi

Mais je ne décide pas

Je ne décide pas          jamais          ce que j'écrire

Je n'ai que la volonté d'écrire

mais que j'écrire c'est plus que moi

écrire me boursoufle me fatigue m'épuise

et j'aimerais ne pas j'écrire

j'aimerais plus jamais ça mais j'écrire          plus fort que moi

À chaque fois l'acte d'écrire emporte tout et malgré moi

Alors j'écris

J'écris le hurlement d'écrire qui a su remonter jusqu'à moi

Le hurlement d'écrire tient debout dans le corps

 

Il faudrait retrousser la peau

 

Il faudrait bien admettre enfin

qu'écrire n'est rien d'autre

que notre chair          hurlante

 

Édith Azam, Salle de spectacle du silo d'Arenc, architecte Roland Carta, photographies Lisa Ricciotti, éditions Al Dante, 2012, n.p.

10/10/2012

Giorgio Agamben, Nudités

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                              Identité sans personne

 

[...] Persona signifiait à l'origine "masque" et c'est à travers le masque que l'individu acquiert un rôle et une identité sociale. Ainsi, à Rome, tout individu était identifié par un nom qui exprimait son appartenance à une gens, à une lignée, mais celle-ci, à son tour, se trouvaient définie par le masque en cire de l'aïeul que chaque famille patricienne conservait dans l'atrium de sa demeure. De là à faire de la personne la « personnalité » qui définit la place de l'individu dans les drames et dans les rites de la vie sociale, il n'y a qu'un pas et persona a fini par indiquer la capacité juridique et la dignité politique de l'homme libre. Quant à l'esclave, tout comme il n'avait pas d'aïeux, ni de masque, ni de nom, il ne pouvait pas davantage avoir une « personne », une capacité juridique (servus non habet personam). La lutte pour la reconnaissance est donc, à chaque fois, une lutte pour le masque, mais ce masque coïncide avec la « personnalité » que la société reconnaît à chaque individu (ou avec le « personnage » qu'elle fait de lui avec sa connivence plus ou moins réticente).

 

   Il n'est donc pas étonnant que la reconnaissance des personnes ait été pendant des millénaires la possession la plus jalouse et la plus significative. Si les autres êtres humains sont importants et nécessaires, c'est avant tout parce qu'ils peuvent me reconnaître. Le pouvoir lui-même, la gloire, la richesse, tout ce à quoi "les autres" semblent être si sensibles n'a de sens, en dernière analyse, qu'en vue de cette reconnaissance de l'identité personnelle. On peut bien, comme aimait à le faire, selon les récits, le calife de Bagdad Haroun-al-Rashid, se promener incognito par les rues de la ville et s'habiller comme un mendiant ; mais s'il n'y avait jamais un moment où la gloire, les richesses et le pouvoir étaient reconnues comme « miens », si, comme certains saints invitent à le faire, je passais tout ma vie dans la non-reconnaissance, alors mon identité personnelle serait perdue à jamais.

 

Giorgio Agamben, Nudités, traduction de l'italien par Martin Rueff, éditions Payot & Rivages, 2012 [2009], p. 69-70.

22/09/2012

Pascal Quignard, Abîmes, Dernier Royaume III

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                                      Amaritudo

 

   Dans la volupté se perd le désir d'être heureux. Plus on s'abandonne tout entier au désir, plus le bonheur est presque là. On le guette et toute l'erreur consiste dans ce point. On s'attend à sa rencontre. On le pressent. On le voit soudain ; on l'attend encore plus ; il s'approche ; il arrive. En arrivant il se détruit.

   Cet argument permet de comprendre les décisions de la chasteté.

   Le désir est lié au perdu sans limites.

   De deux façons. 1. Le désir est plus proche du perdu que la joie génitale, plus récente, qui croit mettre la main dessus. 2. On perd le désir en jouissant. Cette perte très désagréable dans ses conséquences est même la définition de la volupté.

 

Pascal Quignard, Abîmes, Dernier Royaume III, Folio -Gallimard, 2004 [2002], p. 57.

18/09/2012

Charles Baudelaire, Fusées

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   L'enthousiasme qui s'applique à autre chose que les abstractions est un signe de faiblesse et de maladie.

 

   La vie n'a qu'un charme vrai ; c'est le charme du Jeu Mais s'il nous est indifférent de gagner ou de perdre ?

 

   De la langue et de l'écriture prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire.

 

   Dans certains états de l'âme presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu'il soit, qu'on a sous les yeux. Il en devient le symbole.

 

   Il y a dans l'acte de l'amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale.

 

   Si un poète demandait à l'État le droit d'avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel.

 

   Ce qu'il y a d'enivrant dans le mauvais goût, c'est le plaisir aristocratique de déplaire.


   À chaque minute nous sommes écrasés par l'idée et la sensation du temps. Et il n'y a que deux moyens pour échapper à ce cauchemar : la plaisir et le travail. Le plaisir nous use. Le travail nous fortifie. Choisissons.

   Plus nous nous servons d'un de ces moyens, plus l'autre inspire de répugnance.

 

Charles Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, édition révisée par Claude Pichois, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 1251, 1252, 1256, 1257, 1257, 1257, 1259, 1266.