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22/03/2023

Jean Tardieu, Da capo

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Litanie du « sans »

 

Et sans visage

et sans image

et sans entendre

sans rien attendre

 

Partout en rien

partout ce seuil

et sans recours

 

Mais la splendeur

jamais perdue

qui la retrouve ?

 

Sans les merveilles

sans les désastres

plus rien qui vaille

 

Et sans parler

et sans se taire

et la fureur ?

et les délices ?

 

Et sans rien d’autre

que le même

et qui s’en va

et qui revient

et qui s’en va

 

Jean Tardieu, Da capo,

Gallimard, 1995, p. 27.

10/12/2020

Jean Tardieu, Da capo

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                           Paris ville morte, ou les phosphènes

 

J’avais les yeux ouverts sur la ville. Redoutable amoncellement d’alvéoles et de murs, de creux et de reliefs, de formes cubiques superposées, de tours très élevées, de bâtiments aveugles et très longs, désordre du hasard et de la préméditation d’angles et d’ombres, coupées de façades illuminées, de recoins dangereux alternant avec d’innocentes surfaces, comme un nid fabuleux de milliards d’oiseaux fous qui ayant les ailes coupées, se terrent, honteux et frileux au bord de leurs abris tremblants. (...)

 

Jean Tardieu, Da capo, dans  Œuvres, Quarto / Gallimard, 2003, p. 1469.

22/02/2020

Jean Tardieu, Da capo

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                               Dédicace à personne

 

Pour recueillir, comme au futur. Pour perdre dans le passé. Pour attendre, pour piétiner, pour se morfondre, comme au présent.

Une suite de jours dispersée, déchirée, entre l’insomnie et le songe. Une vie qui n’appartient à personne, pas même à moi.

Une route qui ne conduit nulle part ailleurs qu’en ce point où tout se dissipe et disparaît. (Est-ce la récompense ?)

Au vertige vécu. À l’immobile. Au retour sans fin.

À la suite irrémédiable, peinte aux couleurs de l’espoir. Aux portes fermées de la sagesse. (Elles tremblent, elles vont céder.)

À la conscience maintenue, arc-boutée contre le souffle de l’abîme.

Puissent la suie, la poussière, le sang des heures, la colère du monde, l’oubli de tout — ne pas ternir le miroir !

À toutes les personnes que nous sommes et ne seront plus. À tous les temps du verbe.

 

Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 50.

30/11/2019

Jean Tardieu, Da capo

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Litanie du "sans"

 

Mais la splendeur

jamais perdue

qui la retrouve ?

 

Sans les merveilles

sans les désastres

plus rien qui vaille

 

Et sans parler

et sans se taire

et la fureur ?

et les délices ?

 

Et sans rien d’autre

que le même

et qui s’en va

et qui revient

et qui s’en va.

 

Jean Tardieu, Da capo, Gallimard,

1995, p. 27.

17/11/2018

Jean Tardieu, Da capo

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                                            Le procès de la mante religieuse

 

Mais oui ! Messieurs les juges

J’ai mangé mon mari

Mas oui je l’ai mangé

                  Elle rabâche elle balance

                  Ses antennes de télégraphe

                  Gauche droite elle vacille végétale

                  Elle tangue bateau sans ses voiles

                  Triangle cornu

                  Implacable et nu

Pourquoi me punir

Je n’ai rien fait de mal

J’obéis à ma loi

Qui échappe au tribunal

 

                    Mais oui je l’ai aimé

                    Voilà pourquoi

                    Je l’ai mangé

Elle se dandine

Longues cuisses vertes

La force la forfaiture

Et la démente nature

 

Et si vous continuez

Messieurs les juges

Je vais manger vos hermines

Comme di je vous aimais

                  Je suis la veuve éternelle

 

Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 48-49.

 

 

04/01/2015

Jean Tardieu, Da Capo

 

jean tardieu,da capo,les morts nous trahissent,jean tardieu

 

                                                   LES MORTS

                                 NOUS TRAHISSENT TOUJOURS

 

                                          (Hommage à André Frénaud)

 

 

    Je vais le voir chez lui, où il repose à présent. C'est, comme on dit, un «beau» jour. Un jour qui passe gentiment ses rayons à travers les persiennes fermées comme le  facteur glisse un pli dans la boîte aux lettres.

    Il est couché dans sa chambre. Près de ses meubles et de ses tableaux. L'un des plus émouvants est une peinture de Raoul Ubac, rigoureuse et sobre, semblable à ses ardoises sculptées : une forme étendue, faite de larges bandes noires et blanches : le style abstrait, mais aussi un chevalier qui vient de mourir au combat.

    Je le reconnais bien là, le combattant de la sincérité, sans peur et sans illusions. Je le reconnais malgré sa pâleur, malgré son immobilité. Il s'est endormi hier matin et ne s'est plus réveillé.

    Je lui pose tout bas des questions. Mais il refuse de répondre.

   Voilà : il ne veut pas répondre. Pour les vivants qui l'aimaient, c'est une ingratitude absolue. Pourquoi ? Parce qu'il est parti de l'autre côté de la barricade, dans une étendue interdite où on ne parle à personne. Comme si on l'avait chassé de notre monde, très loin, au fin fond d'un pays dont nous ne connaissons ni les couleurs, ni les sonorités, ni le langage.

    Et maintenant, ce mutisme soudain ! Imposé. Implacable. Celui qui parlait avec son accent bourguignon où roule le bon tambour des R. Il était de ceux qui nous semblaient les plus aptes à nous renseigner, c'est-à-dire un poète qui, par l'acuité de sa vision, par sa «claire-voyance», traduite en mots si justes et si lourds, est un de ceux qui, en somme, n'ont rien fait d'autre, durant leur vie, que parler du scandale irrémédiable de la mort.

    Ils nous ont abandonnés, ces ingrats. Leur front si plein, leurs voix si joyeuses ont tout emporté, même les chansons, leurs mains si belles avec ce croisement pareil à des menottes que nous leur imposons sans leur permission, ces mains ne pourront plus nous faire aucun signe, par exemple pour nous inviter à boire un grand verre de vin, ou nous désigner les chemins à prendre, — ou à éviter.

    Nous qui sommes restés sur le seuil, à attendre sans rien comprendre, nous n'avons plus qu'une ressource, c'est de partir à notre tour, sans même avoir la récompense qu'ils nous accompagnent.

(Paris, 24 juin 1993)

 

                   Jean Tardieu, Da Capo, Gallimard, 1995, p. 34-35.

 

 

15/06/2011

Jean Tardieu, Da capo, Margeries

La voix

 

imgres-2.jpegIl me semble avoir, toute ma vie, entendu une certaine voix, étrangère à moi-même et pourtant très intime, qui me parle par intermittence et ne peut pas ou ne sait pas,  ou ne veut pas me dire tout ce qu’elle sait. Un guide quelquefois, parfois aussi un abîme, un conseil dangereux, mais toujours une vérité revenue de très loin, exigeante et irréfutable, une sorte de démon de la conscience, de la connaissance (ou plutôt de l’inconnaissance), m’imposant le devoir absolu de transcrire avec soin, ses injonctions, ses plaintes et même ses menaces.

Lorsque à mon tour, c’est moi qui interroge et qui demande : « Pour qui ? Pour quoi ? Dans quel but ? », cette voix ne répond pas, mais elle a du moins le pouvoir de me communiquer une certitude obscure : c’est que (peut-être dans ce monde, peut-être hors de ce monde), il existe une région sereine et innocente où tout est su, compris et consommé d’avance. Où la rencontre d’un seul avec tous est non seulement possible mais attendue depuis toujours. Au-delà de toute vie et de tout déclin, de toute présence et de toute absence, de toute joie, de toute douleur, au-delà même de toute parole, une « réconciliation » avec ce qui nous dépasse et nous dévore. La fusion et le retour des êtres séparés qui se retrouvent dans l’unité, dans l’absence originelle.

 

Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 35.

 

 

La tête vide

 


Dans les chemins creux et perdus

je suis homme parmi les hommes

Point d’ombre plus haute que moi

point d’écho plus long que la voix

j’ai l’épaisseur de la surface

 

Plus léger que feuille d’automne

sous le murmure de l’oubli

qui passe à travers les mains vides

habillé de soleil

et d’incompréhensible

silence dans les branches.

(1944)

 

Jean Tardieu, Margeries, Gallimard, 1986, p. 228.