31/10/2013
Rachel Blau Duplessis, Brouillons, traduction Auxeméry
Brouillon 42 : Épître, Studios
Quelque part entre jouer et jouir se trouve le plaisir
forer la langue, former les lettres
écriture en parallèle
d'embardées, lexiques qui se rencontrent, ou non.
Nous nous écrivons — l'un à l'autre ?
mais ruban courbe, c'est une drôle de lumière qui réfléchit.
Nappe de brouillard, tu me racontes des bribes de vie passée et [ m'annonces
un socked in sky, tu dis « ciel bouché », liège à bouchon,
c'est le temps gris de La Rochelle, et le voilà qui arrive,
brume de mer sur l'Italie — rosée tremblante.
Nous nous connaissons à peine.
En fait.
Et quand tu m'écris ce que tu
penses que je vois en ce moment
depuis le fenêtre de mon studio de pierre
« me préparant un futur souvenir »
c'est là ton mémoire non écrit d'Italie
afin de conjurer ce qui n'est
pas encore advenu en un jour en un lieu —
et tu as en partie raison !
[...]
Rachel Blau Duplessis, Brouillons, traduction de l'anglais (États-Unis) et présentation par Auxeméry, avec la collaboration de Chris Tysh, Corti, 2013, p. 106.
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30/10/2013
Georges Didi-Huberman, Soulèvements poétiques (poésie, savoir, imagination)
Le poème comme don de mots-voyances
Séparément, sans doute, les mots sont aveugles. Mais certaines façons de les agencer, certaines tournures pour leur faire prendre position, certaines phrases en somme, sont capables de devenir voyances. Ce n'est pas le seul mot pan qui nous fait voir quelque chose dans la peinture de Vermeer depuis le texte de Marcel Proust, ce n'est pas le seul mot rigole qui nous fait voir quelque chose dans la peinture de Rembrandt depuis le texte de Jean Genet : mais la façon de montage rythmique de la langue que ces mots, aux bons moments, viennent scander. Ayant compris assez vite que regarder n'était pas simplement une affaire optique puisqu'on regarde aussi avec des phrases, j'ai construit toutes mes tentatives, toutes mes approches — historiques ou philosophiques — de l'image, à travers une heuristique de la langue descriptive et théorique, un jeu constant pour sortir des conventions littéraires où les discours sur l'art, depuis l'ekphrasis antique, se sont trop souvent enfermés.
J'ai donc lu et relu les lettres fameuses où Arthur Rimbaud, en 1871, dit et répète à l'envi qu'il s'agit en poésie de « trouver une langue [pour] être voyant. [...] se faire voyant. [...] se rendre voyant » et parvenir — « un jour, j'espère » — à ce qu'il nomme carrément une « poésie objective ». Pendant des années je n'ai pas commencé un seul de mes textes sans avoir relu préalablement quelque texte de Charles Baudelaire. Il ne s'agissait pas de citer des poèmes en exergue comme on met une cerise sur le gâteau de la pensée philosophique : il s'agissait de regarder une image avec les mots d'un poète que cette image me semblait particulièrement appeler. Ce que, vis-à-vis des usages différents qui ont cours dans l'histoire ou la critique d'art je n'ai pu que modestement nommer des "fables". Ainsi pour phraser mon regard des empreintes de cendre inventées par Claudio Parmiggiani, il m'a fallu "suivre de la langue" — comme on dit "suivre du regard" — des phrases trouvées dans Lucrèce (cet homme qui a eu l'audace unique en Occident d'exposer un système philosophique complet sous la forme d'un seul, fût-il gigantesque, poème).
Georges Didi-Huberman, "Soulèvements poétiques (poésie, savoir, imagination)", dans PO&SIE, n° 143, juin 2013, p. 154-155.
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29/10/2013
Mary Oliver, "Wild Geese", dans Dream Work
Les oies sauvages
Vous n’avez pas à être sages.
Vous n’avez pas à traverser à genoux
des centaines de kilomètres de désert, en repentance.
Vous avez juste à laisser le doux animal de votre corps
aimer ce qu’il aime.
Parlez-moi du désespoir, le vôtre, je vous parlerai du mien.
Pendant ce temps le monde avance.
Pendant ce temps le soleil et les limpides galets de pluie
traversent les paysages,
survolent les plaines et les forêts profondes,
les montagnes et les rivières.
Pendant ce temps les oies sauvages, là-haut dans le pur air bleu,
sont sur le chemin du retour.
Qui que vous soyez, en quelque solitude,
le monde s’offre à votre imagination,
vous appelle comme les oies sauvages, rude et passionnant —
et indéfiniment signale votre place
dans la famille des choses.
*
Wild Geese
You do not have to be good.
You do not have to walk on your knees
for a hundred miles through the desert, repenting.
You only have to let the soft animal of your body
love what it loves.
Tell me about despair, yours, and I will tell you mine.
Meanwhile the world goes on.
Meanwhile the sun and the clear pebbles of the rain
are moving across the landscapes,
over the prairies and the deep trees,
the mountains and the rivers.
Meanwhile the wild geese, high in the clean blue air,
are heading home again.
Whoever you are, no matter how lonely,
the world offers itself to your imagination,
calls to you like the wild geese, harsh and exciting —
over and over announcing your place
in the family of things.
Mary Oliver, "Wild Geese", extrait de Dream Work, The Atlantic Monthly Press, 1986, p. 14. Traduction inédite de Chantal Tanet et Melissa Nickerson.
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28/10/2013
Franck André Jamme, au secret
l'odeur d'Éros
bien sûr
l'esprit
capable
de revêtir dans l'eau
un corps si singulier
et cet attrait
pourtant
pour un étrange sentiment
d'indifférence
ou bien d'absence
absolument phosphorescent
*
les mille reflets encore
dans la pupille
des presque morts
le constat
qu'au premier plan
de notre vison
déambulent les phénomènes
d'extrême violence
l'envie pourtant
de vous embrasser
constamment
Franck André Jamme, au secret, dessins de jan voss,
éditions isabelle sauvage, 2010, p. 44 et 92.
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27/10/2013
Paul Claudel, Connaissance de l'Est
Octobre
C'est en vain que je vois les arbres toujours verts.
Qu'une funèbre brume l'ensevelisse, ou que la longue sérénité du ciel l'efface, l'an n'est pas d'un jour moins près du fatal solstice. Ni ce soleil ne me déçoit, ni l'opulence au loin de la contrée ; voici je ne sais quoi de trop calme, un repos tel que le réveil est exclu. Le grillon à peine a commencé son cri qu'il s'arrête ; de peur d'excéder parmi la plénitude qui est seul manque du droit de parler, et l'on dirait que seulement dans la solennelle sécurité de ces campagnes d'or il soit licite de pénétrer d'un pied nu. Non, ceci qui est derrière moi sur l'immense moisson ne jette plus la même lumière, et selon que le chemin m'emmène par la paille, soit qu'ici je tourne le coin d'une mare, soit que je découvre un village, m'éloignant du soleil, je tourne mon visage vers cette lune large et pâle qu'on voit pendant le jour.
Ce fut au moment de sortir des graves oliviers, où je vis s'ouvrir devant moi la plaine radieuse jusqu'aux barrières de la montagne, que le mot d'introduction me fut communiqué. Ô derniers fruits d'une saison condamnée ! dans cet achèvement du jour, maturité suprême de l'année irrévocable. C'en est fait.
Les mains impatientes de l'hiver ne viendront point dépouiller la terre avec barbarie. Point de vents qui arrachent, point de coupantes gelées, point d'eaux qui noient. Mais plus tendrement qu'en mai, ou lorsque l'insatiable juin adhère à la source de la vie dans la possession de la douzième heure, le Ciel sourit à la Terre avec un ineffable amour. Voici, comme le cœur qui cède à un conseil continuel, le consentement ; le grain se sépare de l'épi, le fruit quitte l'arbre, la Terre fait petit à petit délaissement à l'invisible solliciteur de tout, la mort desserre une main trop pleine ! Cette parole qu'elle entend maintenant est plus sainte que celle du jour de ses noces, plus profonde, plus tendre, plus riche : C'en est fait ! l'oiseau dort, l'arbre s'endort dans l'ombre qui l'atteint, le soleil au niveau du sol le couvre d'un rayon égal, le jour est fini, l'année est consommée? À la céleste interrogation cette réponse amoureusement C'en est fait est répondue.
[octobre 1896]
Paul Claudel, Connaissance de l'Est [1900], suivi de L'oiseau noir dans le soleil levant [1929], préface de Jacques Petit, Poésie / Gallimard, 1974, p. 66-67.
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26/10/2013
Stéphane Crémer, Compost / composto
La terre
Au sortir d'un rêve à Brasilia j'ai empoigné
la terre, déjà si âcre à mes mains
que leurs paumes m'ont paru des papilles
d'où montait un goût avec son parfum.
Quelqu'un est mort bien loin ce matin
et j'ai pensé, en me baissant jusque là
pour l'emporter à mon retour, que je saurais
l'y ensevelir à ma manière en secret.
Ainsi — car n'allons pas priver la poésie
de sa logique : ni car ni ainsi ne sont proscrits
du poème, ni aucuns mots pourvu qu'ils s'unissent
en pensée par delà les marges noires du faire-part ! —,
ainsi je garde près de moi dans des flacons
comme une épice sur l'étagère de ma cuisine,
ce piment rouge du Brésil dont je sais qu'un jour,
empesé à l'amidon de mon choix, un beau jour
nous partagerons la délicieuse peinture mitonnée
qui montrera, aussi bien qu'une Joconde enfin
pour de bon éclipsée de son cadre, ce qu'il reste
de cette disparition : un paysage, et son horizon !
Stéphane Crémer, Compost / composto, douze poèmes
traduits dans le portugais du Brésil par Leonardo Lacerda
et Alain Mourot, éditions isabelle sauvage, 2013, p. 42.
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25/10/2013
Marie Borel, Loin
j'ai choisi dans la mesure où je n'avais pas le choix
je rêve et me souviens et en rêvant j'écris ceci
je prendrai tes doigts endormis je les poserai
en rêvant sur mon cou
les doigts de ceux qu'on aime sont des gouttes de pluie
des coquillages en place d'ongles boire l'eau fraîche
en fermant les yeux pour s'isoler
manger des œillets durs comme tes seins menus
je n'ai pas tourné la tête
mais quelque chose en moi s'est mis à trembler
je t'ai reconnue à ta jambe pensive tes genoux lustrés
ma buveuse de thé
tu t'es inclinée en dansant amoureuse d'un clavecin
au milieu d'un bonheur frêle on entend des ruisseaux
des chiens et des abeilles
tu racontes des histoires des histoires ou bien des rêves
nonchalance & absolut ou aquavit
midi dormait sur les pierres celle que tu connais
depuis une heure a mis sa main sur ton bras nu
je songe au peu que tu me donnes
conclus que tu ne m'aimes pas
désolation muette des dimanches
je me couche sur ta nuque au-dessus de ce petit os
il fait une saillie
et par le dieu de tes doigts et des espaces entre tes doigts
deux fois je t'ai revue dans des salons
dansant parmi les dorures
nous avons dit quelques mots feints je n'en peux plus
ma bouche est pleine de ta poussière
ensuite il a neigé l'oubli
moi j'imagine ces histoires
et sur mes genoux le chat les écrit
(c'est une chatte)
du moment qu'une porte est fermée
les mots prononcés derrière doivent y rester
Marie Borel, Loin, éditions de l'Attente, 2013, p. 100-101.
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24/10/2013
Daniel Pozner, Trois mots
[...]
Nuages déchiffrés nus
Journaux déchirés mots
Les mêmes jamais
Les mêmes phrases
Délicieux sens doublés
C'est montage
Nuages déchiffrés nus
Dérangés déplacés in-
Attendue journée enfance
Incertaine mobile — coupez !
Souffle court regard
C'est montage
Regard avant amère
Piétine apprend à
Marcher tôt chute
Coup d'épaule
Souffle court regard
Pas de panique
L'amour langueye
Eaux roses — vagues ?
Hasard — d'un
Coup d'épaule
Les dés lancés
Dés bègues débiffés
Toujours neufs (enfumés)
Si parenthèse nous
Hasard d'un
Rouge instant renouvelé
Comme ça reste
Ouverte (et langue)
[...]
Daniel Pozner, Trois mots, Le bleu
du ciel, 2013, p. 11-15.
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23/10/2013
Serge Essénine (1905-1925), La chanson du pain
La chanson du pain
La voici, l'austère atrocité
Ou tout le sens est : « Souffrances pour les gens ! »
La faucille coupe au cou les épis pesants,
De même que sous la gorge els cygnes sont étranglés,
Nos campagnes, et leur mois d'août de tremblements
Dans l'aube, on les connaît depuis longtemps.
Les gerbes, on tricote dans la paille leur pansement
Et chacune est cadavre jaune gisant.
Sur des chariots semblables à des catafalques
On les porte au mortuaire caveau des granges.
Braillant sur sa jument, le cocher, tel un diacre,
Respecte la classe de l'enterrement.
Lors, sans rien de méchant, précautionneusement,
Au long du sol on les prosterne, tête après tête ;
Puis avec des fléaux on va chassant
Leurs os maigrelets hors leur chair maigrelette.
À nul homme il ne vient à la tête
Que cette paille, elle aussi, est de la chair ;
Au moulin, ce mangeur de chair,
On livre en pleines dents ces os à broyer.
Avec l'être vivant broyé on fait une pâte,
On en pétrit un tas de choses délicates.
Et, blondâtre, un poison dépose les œufs du Mal
Dans le broc de l'estomac.
Tous les coups de faucille sur la cuisson sont coloris.
Dans le suc de la mie toute la bestialité des moissonneurs.
Qui mange de cette chair, le froment
Dans le meules de ses intestins est empoisonnement.
Le printemps qui siffle en ce pays,
C'est le tueur, le charlatan, le bandit,
Et cela parce que els épis appesantis
Par la faux sont coupés comme est coupée la gorge des cygnes.
Serge Essénine, dans Quatre poètes russes, V. Maïakovsky, B. Pasternak, A. Blok, S. Essénine, édition bilingue, texte présenté et traduit par Armand Robin, éditions du Seuil, 1949, p. 87 et 89.
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22/10/2013
Guennadi Aïgui (1934-2006), Maison — dans la forêt du monde
Maison — dans la forêt du monde
la maison — ou le monde
où je descendais à la cave
quand le jour était blanc — et moi
cherchant le lait — cela se maintenait longtemps
descendant avec moi : c'était
un fleuve-jour : dès lors qu'afflue
une lumière de plus en plus vaste
transvasée dans le monde :
j'étais d'un événement créateur
à l'âge
des créations premières —
la cave — il y a longtemps — c'était simple et durable
la forêt blanche dans la brume
et cette
enfant portant la cruche — ces yeux étaient un univers — le ciel alors chantait de toute vastitude — comme un chant bien à elles
répandent sur le monde
les femmes — par la simple irradiance du passage
de leur blancheur — dans l'élargissement
du champ où je commençais voix —
être — univers-enfant :
— je fus — cela chanta et fut
1987
Guennadi Aïgui, Hors commerce Aïgui, textes réunis et traduits par André Markowicz, Le Nouveau Commerce, 1993, p. 120-121.
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21/10/2013
Pouchkine, Un roman par lettres
Un roman par lettres
I. Liza à Sacha
Pavlovskolé.
Tu as sûrement été étonnée, chère Sachenka, de mon départ inopiné pour la campagne. Je me hâte de tout t'expliquer franchement. Mon état de dépendance m'a toujours été pénible. Il est bien vrai qu'Eudoxie Andréievna m'a élevée sans faire de différence entre sa nièce et moi. Mais j'étais tout de même dans sa maison une pupille, et tu ne peux pas imaginer combien de petites amertumes sont inséparables de cette condition. J'ai dû beaucoup endurer, beaucoup céder, beaucoup fermer les yeux alors que mon amour-propre notait assidûment la moindre marque de considération. Il n'était pas jusqu'à mon égalité avec la jeune princesse qui ne me fût à charge. Quand nous paraissions au bal habillées de la même manière, j'étais contrariée de la voir sans bijoux. Je sentais que si elle n'en portait pas, c'était uniquement pour ne pas se distinguer de moi, et cette attention même me froissait. Supposerait-on donc, me disais-je, qu'il y ait en moi de l'envie, ou je ne sais quoi de semblable à une aussi puérile mesquinerie ? L'attitude des hommes à mon égard, si respectueuse qu'elle fût, piquait à chaque instant mon amour-propre. Leur froideur ou leur gentillesse, tout me paraissait manque d'égards. En un mot j'étais la créature la plus malheureuse, et mon cœur, tendre de nature, s'endurcissait d'heure en heure. As-tu remarqué que toutes les jeunes filles vouées à la condition de pupilles, de parentes éloignées, de demoiselles de compagnie et ainsi de suite, sont d'ordinaire de viles servantes, ou d'insupportables toquées ? Ces dernières, je les respecte et les excuse de tout cœur.
[...]
Alexandre Pouchkine, Un roman par lettres, traduction G. Aucouturier, dans Pouchkine, Griboïèdov, Lermontov, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1973, p. 233-234.
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20/10/2013
Anna Akhmatova, Requiem, Prologue I
3 versions de
Requiem : Épilogue, I
Et j'ai appris comment s'effondrent les visages,
Sous les paupières, comment émerge l'angoisse,
Et la douleur se grave sur les tablettes des joues,
Semblables aux pages rugueuses des signes cunéiformes ;
Comment les boucles noires ou les boucles cendrées
Deviennent, en un clin d'œil, argentées,
Comment le rire se fane sur les lèvres sombres,
Et, dans un petit rire sec, comment tremble la frayeur.
Et je prie Dieu, mais ce n'est pas pour moi seulement,
Mais pour tous ceux qui partagent mon sort,
Dans le froid féroce, dans le juillet torride,
Devant le mur rouge devenu aveugle.
Anna Akhmatova, Requiem, traduction du russe par Paul
Valet, éditions de Minuit, 1966, p. 41.
*
J'ai appris comment se flétrissent les visages,
Comment la peur regarde sous les cils baissés,
Comment la souffrance burine sur les joues
Des pages rudes en signes cunéiformes,
Comment les boucles noires et cendrées
Soudain deviennent argentées,
Le sourire se fane sur les lèvres dociles,
Et l'effroi tremble dans un petit rire sec.
Et je ne prie pas pour moi seule,
Mais pour tous ceux qui étaient avec moi là-bas,
Dans un froid de loup et dans un juillet brûlant,
Sous le mur rouge devenu aveugle.
Anna Akhmatova, Poème sans héros, Requiem et autres œuvres,
présentation et traduction de Jeanne et Fernand Rude,
François Maspero, 1982, p. 187.
*
J'ai appris comment se défont les visages,
Comment, sous les paupières, la peur guette,
Comment la souffrance transforme les joues
En dures tablettes gravées de signes cunéiformes,
Comment les boucles noires ou cendrées
Soudat deviennent d'argent,
Comment le sourire se fane sur ls lèvres dociles,
Comment dans un petit rire sec tremble la peur.
Et je ne prie pas seulement pour moi,
Mais pour toutes celles qui étaient avec moi
Dans les grands froids et dans la canicule
Au pied du mur rouge aveugle
Automne 1939
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes, traduits par
Marion Graf et José-Flore Tappy, La Dogana, 2010, p. 221.
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19/10/2013
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes
Voilà, et en dépit
De la mort qui nous fixe,
Une fois encore, pour reprendre tes mots,
Je vote pour :
Pour que la porte soit porte
Et la serrure serrure.
Pour que la bête morne, dans la poitrine,
Soit cœur... C'est que nous tous, nous avons dû
Apprendre ce que cela veut dire,
Trois ans sans fermer l'œil,
Et chaque matin s'enquérir
De ceux qui sont morts dans la nuit.
1940
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes, traduits par
Marion Graf et José-Flore Tappy, La Dogana, 2010, p. 133.
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18/10/2013
Daniil Harms (1905-1942), Œuvres en prose et en vers
On m'appelle le capucin. Pour ça j'arracherai les oreilles à qui de droit, mais en attendant la gloire de Jean-Jacques Rousseau ne me laisse pas en paix. Pourquoi savait-il tout ? Et comment langer les bébés et comment marier les filles ! Moi aussi j'aimerais comme lui tout savoir. Je sais d'ailleurs déjà tout, mais je ne suis pas sûr de ce que je sais. À propos des enfants je sais pertinemment qu'il ne faut pas les langer, mais les exterminer. Pour ce faire, j'aurais construit en ville une fosse centrale où je les aurais jetés. Et pour que la puanteur de la putréfaction ne monte pas de la fosse, on peut la recouvrir de chaux vive chaque semaine. Dans cette même fosse j'aurais précipité tous les bergers allemands. Maintenant, à propos du mariage des filles. C'est à mon sens encore plus simple. J'aurais préparé une salle commune où, disons, une fois par mois tous les jeunes se seraient réunis. Tous de 17 à 35 ans, doivent se mettre nus et parcourir la salle. Si quelqu'un plaît à quelque autre, le couple se retire dans un coin et s'y examine alors en détail. J'ai oublié de dire que chacun doit porter à son cou une carte avec son nom, son prénom et son adresse. Après, on peut écrire une lettre à la personne qu'on a trouvée à son goût et faire plus ample connaissance. Si un vieux ou une vieille se mêle de ces affaires, je propose de les tuer d'un coup de hache et de les traîner là où l'on traîne les enfants, dans la fosse centrale.
J'écrirais bien encore sur les connaissances que je possède en moi, mais je dois malheureusement aller chercher du gris au bureau de tabac. Quand je sors dans la rue j'emmène toujours avec moi un gros bâton noueux. Je le prends pour en frapper les enfants qui me tombent sous la main. C'est sans doute pour ça qu'on m'a surnommé le capucin. Mais attendez salauds, je vous écorcherai en plus les oreilles !
Daniil Harms, Œuvres en prose et en vers, traduit du russe et annoté par Yvan Mignot, Verdier, 2005, p. 785-786.
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17/10/2013
Vélimir Khlebnikov (1885-1922), "Ladomir", dans Choix de poèmes
Ladomir
Ces châteaux du mondial mercantilisme
où brillent les entraves de la pauvreté,
un jour, extase et joie mauvaise sur ta face,
tu vas les réduire en cendres.
Toi, que les vieux débats ont épuisé,
qui as ta chambre de torture dans les étoiles,
apporte dans ta main la poudre détonante,
invite le palais à exploser.
Quand Dieu lui-même ressemble à une chaîne —
larbin des riches — où est ton couteau ?
Larbin servile des riches, kss, kss, kss !
Les pauvres s'excitaient, en te faisant la nique.
Comme un mendiant tu rampais vers le roi
et tu baisais ses lèvres.
Souffrant d'une sublime plaie,
déverrouillant les halos d'incendie,
tire la moustache du Verseau,
tape sur l'épaule de la constellation des Chiens !
[...]
Quand Dieu lui-même ressemble à une chaîne —
larbin des riches — où est ton couteau ?
En avant, forçats de la terre,
en avant, proie de la faim.
L'un travaille dans la poussière,
le malin engrange le grain.
En avant, forçats de la terre,
en avant, liberté d'avoir faim.
Quant à vous, rois de la vente,
on vous laisse vos yeux — pour pleurer.
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes, édition bilingue,
traduit du russe par Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald,
1967, p. 157 et 159.
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