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30/11/2013

Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi)

             Une semaine avec les éditions La Dogana

 

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   [...] ces paysages de Morandi sont, à les bien regarder, très étranges. Tous, rigoureusement, « sans figures », et si la plupart comportent des maisons, celles-ci ont souvent des fenêtres aveugles : on les dirait fermées, sinon vides.

Ce serait une erreur pourtant d'y voir l'image d'un monde désert, d'une « terre vaine », comme celle du poème d'Eliot ; je ne crois pas que, même sans le vouloir ou sans en être conscient Morandi ait fait de cette partie de son œuvre une déploration sur la fin des campagnes.

 

   Certains critiques ont noté que le peintre aimait à laisser se déposer, quand il ne le faisait pas lui-même, une légère couche de poussière sur les objets de ses natures mortes : était-ce encore une couche de temps qui devait les protéger et les rendre plus denses ? Sur ses paysages aussi, on a souvent cette impression d'un voile de poussière. Il me vient l'image puérile du « marchand de sable », parce que son office est d'apaiser, d'endormir. Je pense même à la « Belle au bois dormant » ; on pourrait nommer ainsi la lumière égale, jamais scintillante ou éclatante, n'opérant jamais par éclairs ou trouées, qui les baigne ; même aussi claire que l'aube, avec des roses et des gris subtils, elle est toujours étrangement tranquille. Paysages « aux lieux dormants ».

 

 

Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, p. 45-46.

29/11/2013

Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres

     

                  Une semaine avec les éditions La Dogana

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                                  C'était vraiment fini

 

   Le matin, en septembre le matin, quand j'allais à la gare, traversant la place aux taxis trempés de rosée qui étaient dans leur premier sommeil, quand le brouillard ténu passait sur les étendues herbeuses et autour des arbustes et qu'Orphée, devenu vieux, arrivait en se traînant, dans ses pantoufles larges qui pendillaient, pour reprendre sa place à l'Institut pour nécessiteux, y lire des inscriptions, y ajouter quelque chose, sans espoir, quand le garçon, sur la chemin de l'école, venait du tramway, tous les matins, alerte et tendu, mais déjà avec le visage, les yeux d'un ivrogne, un petit pli à la racine du nez, gai et déjà une touffe de cheveux sur le front, mouillée et tortillée, comme l'aigrette d'un elfe des eaux, alors je marquais toujours un arrêt devant la porte de la gare, me retournais encore une fois, pour jeter un coup d'œil sur la place, jusque là-bas, où la route goudronnée commençait, attaquait la voussure du pont, et l'église à coupoles par derrière, avant de pousser avec le pied le battant de la porte qui oscillait et de me hâter vers le guichet.

   Cela, je ne le vois plus. Je me suis installé ailleurs, dans un autre quartier de la ville. Même plus les tavernes dans les caves qui commençaient immédiatement dans les rues adjacentes et se suivaient toutes, six ou huit, des brasseries à cochers pour le café du matin, pour le kummel et l'alcool de grain, deux petits d'abord puis les trois doubles. Plus rien de cela. Car j'ai entamé une autre vie, dans une profession qui ne tolère pas ça, qui m'oblige au costume de chez le tailleur, le matin flocons d'avoine, un cigare avec le thé, et une bouteille de vin rouge le soir. On dit ça comme ça, mais c'est réellement vrai.

 

Johannes Bobrowski,  Boehlendorff et quelques autres, traduit de l'allemand par Jean-Claude Schneider, La Dogana, 1993, p. 81-82.

 

 

28/11/2013

Jean-Luc Sarré, La Part des anges

                    Une semaine avec les éditions La Dogana

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Citadin, il aime les jardins

mais pour les rejoindre il lui faut

attendre les vacances d'été.

Un après-midi de septembre

il arrive que l'orage survienne

et le trouve, assis sur une fesse,

étrangement irrésolu.

Une tonnelle d'abeilles au travail

l'a détourné de son chemin

pis abandonné sur une souche.

Les gouttes sur les feuilles l'allègent

d'un fardeau qu'il ignorait porter.

 

                          *

 

Oublié le bâton de réglisse

qui jaunissait les commissures ;

une cigarette succédant

à l'indispensable cigarette

ils ne vivent plus que pour fumer.

Mieux vaut en ville être au moins deux

pour oser croiser les regards

réprobateurs ou amusés

— ceux-là sont les plus blessants —

mais parvenus dans les faubourgs,

certains aiment la garder au bec

en évoquant les larmes aux yeux

l'ambiance — Smoke gets in your eyes —

d'une innocente surprise-partie.

 

Jean-Luc Sarré, La Part des anges, La Dogana, 2007, p. 25, 69.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

27/11/2013

Frédéric Wandelère, Leçons de simplicité

                                                                     Une semaine avec les éditions La Dogana

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                Abris des quatre murs

 

Les pigeons quittent ma cour vers cinq heures

pour leurs cachettes sous les toits

 

la lumière s'abrite aux fenêtres voisines

 

un jour gai un jour triste je suis seul chez moi

connaître qui j'abrite

changeant qui se change en moi

 

                     Le matin tôt

 

La pente la plume retombant sans bruit

Ma fenêtre comme un seuil aujourd'hui

que passe prudemment si je dors

un pigeon

 

                              *

 

Jeteur de miettes

en ces basses-cours

qui n'effarouche

pas les pigeons

 

 

Frédéric Wandelère, Leçons de simplicité, La Dogana, 1988, p. 55, 76 et 89.

26/11/2013

Pierre Chappuis, Le noir de l'été

Une semaine avec les éditions La Dogana   

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                             Là encore, absente

 

   Par bouffées, le vent lui apporte, amoindri, presque passé (de même le bleu, comme d'une fin d'après-midi), un parfum de glycine. Tiédeur, moiteur l'envahissent.

 

   Rêveuse, à la croisée ; son esprit autant que son regard se perdent, — mais non : tout allées et venues — parcourent coteaux et vallonnements épanouis en pente douce sous ses yeux.

   Ou plutôt, là encore, absente, portée sur une nappe de lumière...

 

   Elle se voit (plus vrai !), elle va, légère, mélodieuse (plus vif !) dans les couleurs d'avril, prêtant sa voix, ses larmes.

 

   Sa marche : éveil dans la complicité des herbes, des pierres hors des chemins.

   Son regard : au passage, ce frémissement dans les halliers.

   Et sa respiration : paisible, pourtant soutenue, presque haletante parfois dans les creux d'ombre ; toujours à l'unisson de l'heure étale, immobile, où finalement ses désirs se diluent.

   De même, dans le ciel, dissipation de temporaires assombrissements.

 

   Ses désirs. Le pollen de ses désirs comme une brève coloration de l'air.

 

   Délivrance ! En elle afflue enfin un sanglot.

   Une fois encore, il s'amenuise (langueur !), s'épuise en elle ; n'éclate pas plus que l'orage passé derrière l'horizon chimérique.

 

   Elle n'a plus maintenant qu'à céder à la langueur, à la morne indolence du soir.

 

Pierre Chappuis,  Le noir de l'été, La Dogana, 2002, p. 9-11.

 

25/11/2013

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons

                                                         Une semaine avec les éditions La Dogana

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                                 Hiver

 

   Les molles premières neiges disparues, sur le seuil même de l'hiver, une rémission parfois nous est donnée, un miséricordieux sursis de quelques jours. Les jardins noirs essaient une résurrection. Les touffes de chrysanthèmes terrassés se redressent à demi, s'étoilent de fleurs fripées. La tache d'une rose ancienne touche la muraille redevenue tiède. Il fait doux. Le soleil désigne d'un doigt sans force les pommes oubliées aux branches des pommiers nus. Il avive la flamme des osiers qu'un homme travaille à genoux, les mains tendues vers la touffe orange et pourpre, comme un berger qui avait froid et se chauffe à quelque feu...

  

 

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, photographies de l'auteur, La Dogana, 2003 [1991], p. 81.

24/11/2013

Pascal Quignard, Abîmes

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                                     Amaritudo

 

   Dans la volupté se perd le désir d'être heureux. Plus on s'abandonne tout entier au désir, plus le bonheur est presque là. On le guette et toute l'erreur consiste dans ce point. On s'attend à sa rencontre. On le pressent. On le voit soudain ; on l'attend encore plus ; il s'approche ; il arrive. En arrivant il se détruit.

   Ces arguments permettent de comprendre les décisions de la chasteté.

   Le désir est lié au perdu sans limites.

   De deux façons. 1. Le désir est plus proche du perdu que la joie génitale, plus récente, qui croit mettre la main dessus. 2. On perd le désir en jouissant. Cette perte très désagréable dans ses conséquences est même la définition de la volupté.

 

                                                        *

 

   Elle frottait ses yeux avec le dos de ses poings.

   Les yeux mi-marron mi-noir, impénétrables.

   Jamais rien de lumineux ne remontait à la surface de cette eau. Ni même ne la plissait. Ce regard était pour moi, comme il l'est resté, la profondeur elle-même. C'est exactement ce que les anciens Grecs appelaient l'abîme.

   Les animaux aussi ont des yeux aussi directs, sans arrière pensée, sans aucun arrière fond, infinis, aussi graves, aussi peu trompeurs, attentifs, angoissés, dévorants que les siens l'étaient. Elle fléchissait ses genoux avant de s'asseoir.

 

Pascal Quignard, Abîmes, Folio / Gallimard, 2004 [Fasquelle, 2002], p. 57 et 75.

 

23/11/2013

Sophie Loizeau, caudal

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toit c'est moi c'est ta moi à toi

 

la stoppe en pleine phrase le point, la virgule ou

— que les ruptures brusquent —

la lectrice ne peut plus s'éclipser (nos éclipses naturelles de lecture

 

durant lire les aléas.

où que j'aille l'intense angoisse persécute. d'apnées peu,

d'immersions je lis levant les yeux souvent

 

[...]

 

mes livres, mon brevet d'invention lorsqu'en chercheuse.

l'effet sur la langue surprenant du féminin, le fruit d'expériences

(mais sans jamais me déprendre des hommes

l'écueil : la pauvre poésie. si l'on s'en empare on lira pour quel avenir

pour quel au-delà mer

 

à l'instar du petit orteil des dents de sagesse la e  muette disparaîtra

 

 

ne tisse pas écris. contre-

métaphore

légèrement Bescherelle quant à la forme un exemple / une règle

 

j'ai vu ne m'adresser qu'à des femmes et dire restons

vigilants

 

mon John Borgen.

 

Sophie Loizeau, caudal, Flammarion, 2013, non paginé.

22/11/2013

Walter Benjamin, Images de pensée

 

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                          Autoportraits du rêveur

 

 

                                    Le petit-fils

 

On avait décidé un voyage chez la grand-mère. Il se déroulait en calèche. C'était le soir. Par les vitres de la portière je voyais de la lumière dans quelques maisons du vieil Ouest. Je me disais : c'est la lumière de ce temps-là ; la même. Mais pas pour longtemps car, interrompant un alignement de vieilles maisons, une façade blanchie encore inachevée rappelait le présent. Au carrefour de la Steglitzerstrasse, la calèche traversa la Potsdammerstrasse. Lorsqu'elle poursuivit sa route de l'autre côté, je me demandais soudain : comment était-ce autrefois quand la grand-mère vivait encore ? N'y avait-il pas des clochettes sur le licol du cheval ? Je dois bien entendre s'il n'y en a plus. Simultanément la voiture semblait ne plus rouler mais glisser sur la neige. Maintenant il y avait de la neige dans la rue. Les maisons pressaient les unes contre les autres leurs toits aux formes étranges, ne laissant voir entre eux qu'une mince frange de ciel. On voyait, à demi cachés par les toits, des nuages en forme d'anneaux. Je m'apprêtais à montrer du doigt les nuages et je m'étonnais de les entendre devant moi dire "lune". Dans l'appartement de la grand-mère, il s'avéra que nous avions apporté tout le nécessaire pour la table. Sur un plateau tenu en l'air on apportait du café et des gâteaux. Dans l'intervalle je m'étais rendu compte qu'on se dirigeait vers la chambre à coucher de la grand-mère, et j'étais déçu qu'elle ne soit pas levée. Mais j'étais prêt à en prendre mon parti. Tant de temps avait passé. Lorsque je rentrais dans la chambre à coucher, une jeune fille précoce, dans une robe bleue défraîchie, était allongée sur le lit. Elle n'avait pas tiré les couvertures sur elle et semblait plutôt se prélasser dans le grand lit. Je sortis et voyais à présent des lits d'enfant, six ou plus, les uns à côté des autres. Dans chaque lit était assis un bébé habillé comme un adulte. Il ne me restait plus au fond de moi qu'à compter ces créatures parmi la famille. Ce qui me rendit tout à fait perplexe et je m'éveillai.

 

Walter Benjamin, Images de pensée, traduit de l'allemand par Jean-François Poirier et Jean Lacoste, collection Titres, Christian Bourgois, 2001 [1998], p. 219-221.

 

21/11/2013

François Rannou, Rapt

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                                         confluence des rives

                      (mon atelier avec, dans la lumière, Max Jacob sur le pont de fer)

 

 

 

                                                 prendre cette main

                                                 qui appelle

deux rivières se rejoignent le nom      ne résout rien          se mêle aux ponts de fer

                                                 les mots toujours sont

                                                 cette main

                                                 étrangère

                                                 découverte sienne

                                                 hors de soi

                                                  ou :

 

 

                                                            tessitures placées

                                                            projettent

                                                            un autre visage sans

                                                            reconnaissance ni

« je suis dans cette maison d'angle » sans     aucune

                                                            ressemblance je

                                                            ne sais pas

                                                            d'où

                                                            vient la nuit l'accentuation se fait

 

 

sur un temps faible pour     que soir ravivée

                                      la blessure

                                      plutôt que

                                      le

                                      commentaire     c'est la confluence d'un rythme

 

[...]

 

 

François Rannou, Rapt, La Termitière / La Nerthe, 2013, p. 55-57.

20/11/2013

Marie Étienne, Onze petits contes

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28 février 2009

 

   Elle est assise à une table en formica. Sur le plateau, des miettes de pain, des boules de mie roulées.

   Celui qui avant elle était assis à cette place était un homme qu'elle aimait, et qui l'aimait

   Quelque chose entre deux a eu lieu de terrible.

   Lui n'est plus là.

   N'est plus.

   Tandis qu'elle reste à regarder les miettes de pain, les bouts de mie roulés en boule, qu'il a laissés

 

                                                  ***

 

18 décembre 2011

 

   Elle l'avait, encore une fois, aperçu, en contrebas, sur la route qui menait à la ferme, assis là, semblait-il par hasard, sans intention particulière, pas même d'attendre d'elle un geste, ou une explication qu'elle s'apprêtait à lui donner, pourtant, retardant le moment, vaquant à ses occupations, se contentant de le guetter, de vérifier qu'il était là, et de se demander, quand il n'y était pas, où il avait bien pu passer — elle lui dirait que tout allait rentrer dans l'ordre, que d'ailleurs, avec l'autre, il n'existait plus rien, oui, elle avait envie, vraiment, de lui parler —, elle le chercha des yeux, il avait disparu, cette fois, elle comprit qu'il ne reviendrait pas.

 

Marie Étienne, Onze petits contes (extraits d'un manuscrit en cours), dans Marie Étienne : organiser l'indicible, textes réunis et présentés par Marie Jocqueviel-Bourjea, éditons L'improviste, 2013, p. 118 et 122.

 

19/11/2013

Doris Lessing, Un homme et deux femmes

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                      Doris Lessing (1919-2013)

             

                Une femme sur un toit [dénouement]

 

   [...]

   Ils demeuraient là, elle allongée, lui debout. Elle se taisait. Elle l'avait tout simplement exclu de son univers. Il attendit quelque temps en silence. Il pensait : « Si je reste, il faudra bien qu'elle dise quelque chose. » Mais les minutes s'écoulaient sans qu'elle semblât y prendre gade ; la tension du dos, des cuisses, des bras, laissait seule deviner avec quelle impatience elle attendait qu'il parte.

   Il leva les yeux vers le ciel, où le soleil semblait vibrer de chaleur, vers les toits où ses compagnons et lui s'étaient trouvés un peu plus tôt Il pouvait voir palpiter la chaleur à l'endroit où ils avaient travaillé. « Et on veut nous faire travailler dans de telles conditions ! » pensa-t-il., plein d'une juste indignation. La femme n'avait pas bougé. Un coup de vent chaud ébouriffa légèrement ses cheveux noirs, qui brillèrent, iridescents. Il se rappela comme il les caressait, la nuit d'avant.

   Son ressentiment finit par le décider à s'éloigner d'elle ; il redescendit l'échelle, traversa le bâtiment et regagna la rue. Puis il s'enivra, par haine d'elle.

   Le lendemain, quand il s'éveilla, le ciel était sombre. Il contempla l'humidité grise et pensa méchamment : « Eh bien, vous voilà liquidée maintenant, hein ?.. Vous voilà liquidée pour de bon ! »

   Les trois hommes se mirent de bonne heure à la tâche sur la toiture rafraîchie. Autour d'eux s'étendaient des toits luisants, ruisselants de pluie, où personne ne venait s'exposer au soleil. Maintenant qu'il faisait frais, ils pourraient terminer le travail dans la journée, en se dépêchant.

 

 

Doris Lessing, Un homme et deux femmes [nouvelles], traduit de l'anglais par Jacqueline Marc-Chadourne, 10/18, 1981 [Plon, 1967], p. 190.

18/11/2013

Aragon, La Grande Gaîté

Aragon, La Grande Gaîté , souvenir, dialogue, miroir

Poème à crier dans les ruines

 

Tous deux crachons tous deux

Sur ce que nous avons aimé

Sur ce que nous avons aimé tous deux

Si tu veux car ceci tous deux

Est bien un air de valse et j'imagine

Ce qui passe entre nous de sombre et d'inégalable

Comme un dialogue de miroirs abandonnés

À la consigne quelque part Foligno peut-être

Ou l'Auvergne la Bourboule

Certains noms sont chargés d'un tonnerre lointain

Veux-tu crachons tous deux sur ces pays immenses

Où se promènent de petites automobiles de louage

Veux-tu car il faut que quelque chose encore

Quelque chose

Nous réunisse veux-tu crachons

Tous deux c'est une valse

Une espèce de sanglot commode

Crachons crachons de petites automobiles

Crachons c'est la consigne

Une valse de miroirs

Un dialogue nulle part

Écoute ces pays immenses où le vent

Pleure sur ce que nous avons aimé

L'un d'eux est un cheval qui s'accoude à la terre

L'autre un mort agitant un linge l'autre

La trace de tes pas Je me souviens d'un village désert

À l'épaule d'une montagne brûlée

Je me souviens de ton épaule

Je me souviens de ton coude

Je me souviens de ton linge

Je me souviens de tes pas

Je me souviens d'une ville où il n'y a pas de cheval

Je me souviens de ton regard qui a brûlé

Mon cœur désert un mort Mazeppa qu'un cheval

Emporta devant moi comme ce jour dans la montagne

L'ivresse précipitait ma course à travers les chênes martyrs

Qui saignaient prophétiquement tandis

Que le jour faiblissait sur des camions bleus

Je me souviens de tant de choses

De tant de soirs

De tant de chambres

De tant de marches

De tant de colères

De tant de haltes dans des lieux nuls

Où s'éveillait pourtant l'esprit du mystère pareil

Au cri d'un enfant aveugle dans une gare frontière

Je me souviens

 

[...]

 

Aragon, La Grande Gaîté (1929), dans Œuvres poétiques complètes I,

édition dirigée par Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade,

Gallimard, 2007, p. 446-447.

17/11/2013

Gertrude Stein, Lève bas-ventre

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                           Gertrude Stein par Francis Picabia 

II.

 

Baise mes lèvres. Elle les a baisées.

Baise mes lèvres à nouveau. Elle les a baisées à nouveau.

Baise mes lèvres encore et encore et encore à nouveau et elle les a     [baisées encore et encore et en corps à nous vaut.

J'ai des plumes.

De grands poissons.

Penses-tu à des abricots. Nous les trouvons très beaux. Ce n'est pas [seulement leur couleur c'est leur noyau qui nous charme. Nous y [trouvons une différence.

Lève bas-ventre est si étrange.

Je suis venue pour en parler.

Un choix de raisins secs bon leurs raisins les raisins sont bons.

Différence ton nom.

Questionne et jardine.

Il pleut. N'en parle pas.

Mon bébé est chou tout rose. Je veux lui dire une chose.

Chandelles de cire. Nous avons acheté beau cou beaucoup de [chandelles de cire. Certaines sont décorée. Personne ne les a [allumées.

Je ne fais pas mention des roses.

Exactement.

Questionne et beurre.

Je trouve le beurre très bon.

L'Éve bas-ventre est si douce.

Lève bas-ventre grassement.

N'est-ce pas que cela t'étonne.

Tu me désirais intensément.

Dis-le à nouveau.

Fraise.

Lève transporte bas-ventre.

Lève douceur bas-ventre.

Chante jusqu'à moi dis-je.

Certaines sont des épouses pas des héros.

Lève bas-ventre simplement.

Chante jusqu'à moi dis-je.

Lève bas-ventre. Un réfléchi.

[...]

 

Gertrude Stein, Lève bas-ventre, traduction de Christophe

Lamiot Enos, éditions Corti, 2013, p. 28-29.

 

 

 

 

 

 

16/11/2013

Antonin Artaud, LesTarahumaras

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                   Le rite du Peyotl chez les Tarahumaras

 

   Comme je l'ai déjà dit ce sont les prêtres du Tutuguri qui m'ont ouvert la route de Ciguri comme quelques jours auparavant le Maître de toutes les choses m'avait ouvert la route du Tutuguri. Le Maître de toutes les choses est celui qui commande aux relations extérieures entre les hommes : l' amitié, la pitié, l'aumône, la fidélité, la piété, la générosité, le travail. Son pouvoir s'arrête à la porte de ce qu'ici en Europe nous entendons par métaphysique ou théologie, mais il va beaucoup plus loin dans le domaine de la conscience interne que celui de n'importe quel chef politique européen. Nul au Mexique ne peut être initié, c'est-à-dire recevoir l'onction des prêtres du soleil et la frappe immersive et réagrégatrice de ceux du Ciguri, qui est un rite d'anéantissement, s'il n'a été auparavant touché par le glaive du vieux chef Indien qui commande à la paix et à la guerre, à la Justice, au Mariage et à l'Amour. Il a, paraît-il, en mains les forces qui commandent au hommes de s'aimer ou qui les affolent, alors que les prêtres du Tutuguri font se lever avec leur bouche l'Esprit qui les produit et les dispose dans l'Infini où il faut que l'Âme les cueille et les reclasse dans son moi. L'action des prêtres du Soleil cerne toute l'âme et s'arrête aux limites du moi personnel où le Maitre de toutes les choses vient en cueillir le retentissement. Et c'est là que le vieux chef mexicain m'a frappé afin de m'ouvrir de nouveau la conscience, car pour comprendre le Soleil j'étais mal né ; et puis c'est l'ordre hiérarchique des choses qui veut qu'après être passé par le TOUT, c'est-à-dire le multiple, qui est les choses, on en revienne au simple de l'un, qui est le Tutuguri ou le Soleil, pour ensuite se dissoudre et ressusciter par le moyen de cette opération de réassimilation ténébreuse qui est comprise dans le Ciguri, comme un Mythe de reprise, puis d'extermination, et enfin de résolution dans le crible de l'expropriation suprême, ainsi que ne cessent de le crier et de l'affirmer leurs prêtres dans leur Danse de toute la Nuit. Car elle occupe la nuit entière, du couchant à l'aurore, mais elle prend toute la nuit et la ramasse comme on prend tout le jus d'un fruit jusqu'à la source de la vie. Et l'extirpation de propriétés va jusqu'à dieu et l'outrepasse ; car dieu, et surtout dieu, ne peut prendre ce qui dans le moi est authentiquement le soi-même si fort que celui-ci ait l'imbécillité de s'abandonner.

 

 

Antonin Artaud, LesTarahumaras, L'Arbalète, 1963, p. 9-10.