26/06/2024
Marianna Kiyanovska, Partager la lumière
C’est la faute à la guerre dit la petite fille la faute à la guerre
si le printemps tarde tellement à venir
déjà les cigognes se sont envolées, les cerisiers ont fleuri
c’est la faute à la guerre dit la petite fille
voici deux jours que mon Ouman est dans le brouillard
j’ai si mal à ma ville à mon Ouman si mal
que la douleur suspend son vol comme le halo d’une étoile ou d’une fleur
et alors on la voit dit la petite fille
je marche et je vois dit-elle
c’est la faute à la guerre dit la petite fille et le vent fait voler les cendres de la vie des gens
ici le vent emporte les cendres de la vie des gens partout
au lieu des fleurs ailleurs
à présent les gens là-haut et les cerisiers là-haut
se sont envolés ont fleuri
la petite file dit qu’il n’y a presque plus de temps c’est la faute à la guerre
dans le brouillard la guerre va plus vite que le temps plus vite que deux jours
et c’est bizarre que le printemps tarde tellement à venir
Marianna Kiyanovska, Partager la lumière, traduction de l’ukrainien Iryna Dmytrychyn, dans La Revue de belles-lettres, 2024-I, p. 121.
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25/10/2023
Danielle Collobert, Dire II
la seule chose – recommencer encore – si possible – encore une fois des mots – l’quivalent d’une mort – ou le contraire même – ou peut-être rien
être ici – le calme – épuisant de tension – le monde autour qui ne s’arrête pas – mais pourrait s’arrêter – le souffle qui pourrait s’arrêter maintenant – un instant après l’autre – même égalité plane –même dureté froide – même goût fade et doux – supporter encore d’aller vers d’autres moments pareils – continuer seulement le souffle – la respiration – prolonger le regard – simplement
sans doute – une certaine confusion –auparavant – chaque événement détruit par lui-même – passant d’une chose à l’autre – revenant en arrière – avançant – imprévisible – dans un avenir imaginé – s’acccrochant autour de lui à toutes les rugosités – à tous les angles
Danielle Collobert, Dire II, dans Œuvres I, P. O. L., 2004, p. 211.
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05/12/2020
Franco Bufoni (1948), Guerre
Guerre
Grandes hécatombes d’humains, contagions,
Vols, incendies. Puis — châtiment divin — inondation.
Tenir dans la montée, sous les coups, et encore
Trouver des vivres, une chambre, un lit,
Même à bas prix.
Dans un pays en guerre et déjà le soir
Et des hommes disposés à payer.
Des hommes non des soldats
Pour lesquels il fallait
Barbouiller la verrière de peinture,
Tant ils accouraient impulsivement,
Des hommes posés.
*
La tête recroquevillée sur le tronc
D’un creux à l’autre,
Sur la fourrure blanche de la valle
La casquette sur le rouge renversée
Pour retenir les intestins,
Des lambeaux de sac à dos sur les épaules
Tombant sur l’herbe.
Sur sa poitrine brillait une amulette rouge sang,
Le long de son côté droit soulevé
Par des jambes arquées.
Une autre grenade encore dans sa main serrée,
telle une cannette,
Le dimanche sur une pelouse.
Franco Buffoni, extraits de Guerre (2005), traduction Philippe di Meo, La NRF, janvier 2008, p. 113 et 121.
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23/01/2020
Hilda Doolittle (1886-1961), La jardin près de la mer
Orage
Tu te fracasses sur les arbres,
tu crevasses les branches vives —
la branche blanchit,
le vert est broyé,
chaque feuille se déchire comme bois fendu.
Tu écrases les arbres
de gouttes noires,
tu tourbillonnes, tu fracasses —
tu as rompu une feuille trop lourde
dans le vent,
accablée,
elle pirouette et plonge,
pierre verte.
H(ilda) D(oolittle), Le jardin près de la mer,
traduction Jean-Paul Auxeméry, Orphée/
La Différence, 1992, p. 107.
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07/10/2018
Rémi Chechetto, Laissez-moi seul
(…) loin la mort, loin dans le pays laissé loin d’ici, loin dans le pays où je suis né, où nous sommes nés dans la lumière, la poussière, où nous portions les toits des maisons afin que la tranquillité habille et habite notre corps, où nous célébrions les fêtes, pleurions les défaites, où les terres portaient nos noms, où elles paraient nos noms de leurs pierres
et les feuilles des arbres s ‘élargissaient afin que l’ombre soit plus tendre, nous étions pain dans les chansons, et lune et robe et chemise et chemin solitaire, nous mêlions l’écho de nos voix aux voix de la colline, les dieux étaient les compagnons de nos veillées, ils nous servaient leurs mots, nous leur servions nos mets, nous pouvions tenter d’être ce que nous voulions, mettions nos pas dans ceux de l’avenir, ne levions les mains que pour accueillir et cueillir la pluie, et nous n’étions pas coupables d’être nés
d’être nés là
pas coupables
arriva la foudre, ou plutôt les bombes furent là, les fusils furent là, engendrant la foudre, prodiguant la foudre, la décuplant, comme arrivée de partout et partout là, partout, jusqu’à la présence de la foudre jusque sous ma peau, et la foudre me vola le soleil qui était mon pain, me vola le toit de ma maison, mes amandiers, mon chant, ma table, l’ombre tendre, mes mots en ordre et mes mots en désordre, ma famille, mes amis, ma boussole, mes blessures anciennes, me vola, décréta que ma terre ne portait pas mon nom et que mon nom était pire q’une quantité inutile, plus négligeable qu’un mégot
(…)
Rémi Chechetto, Laissez-moi seul, Lanskine, 2018, p. 8-9.
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22/08/2014
H[ilda] D[oolittle] Trilogie
Hommage aux anges
[1]
Hermès Trismégiste
est le patron des alchimistes ;
sa province est la pensée,
inventive, rusée et curieuse ;
son métal est le vif-argent,
ses clients, orateurs, voleurs et poètes ;
vole doc, ô orateur,
pille, ô poète,
prends ce que la vieille-église
trouva dans la tombe de Mithra,
bougie et écriture et cloche,
prends ce sur quoi la nouvelle-église a craché
et qu'elle a détruit et cassé ;
ramasse les fragments de verre brisé
et de ton feu et de ton haleine,
fais fondre et intègre ;
ré-invoque, re-crée
l'opale, l'onyx, l'obsidienne,
à présent éparpillés en tessons
que foulent les humains.
[II]
Tes murs ne tombent pas, dit-il,
parce que tes murs sont de jaspe ;
mais pas carrée, ai-je pensé,
une autre forme (octaèdre ?)
glissa à la place
réservée par règle et rite
pour les douze fondements,
pour le verre tréluisant,
car elle n'a que faire du soleil
ni de la lune pour luire ;
car la vision comme nous la voyons
ou l'avons vue ou l'avons imaginée
ou autrefois invoquée
ou conjurée ou l'avions conjurée
par un autre a été usurpée ;
j'ai vu la forme
qui aurait pu être de jaspe,
mais elle n'était pas carrée.
H[ilda] D[oolittle] Trilogie, traduit par Bernard
Hoepffner, éditions Corti, 2011, p. 57-58
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20/10/2013
Anna Akhmatova, Requiem, Prologue I
3 versions de
Requiem : Épilogue, I
Et j'ai appris comment s'effondrent les visages,
Sous les paupières, comment émerge l'angoisse,
Et la douleur se grave sur les tablettes des joues,
Semblables aux pages rugueuses des signes cunéiformes ;
Comment les boucles noires ou les boucles cendrées
Deviennent, en un clin d'œil, argentées,
Comment le rire se fane sur les lèvres sombres,
Et, dans un petit rire sec, comment tremble la frayeur.
Et je prie Dieu, mais ce n'est pas pour moi seulement,
Mais pour tous ceux qui partagent mon sort,
Dans le froid féroce, dans le juillet torride,
Devant le mur rouge devenu aveugle.
Anna Akhmatova, Requiem, traduction du russe par Paul
Valet, éditions de Minuit, 1966, p. 41.
*
J'ai appris comment se flétrissent les visages,
Comment la peur regarde sous les cils baissés,
Comment la souffrance burine sur les joues
Des pages rudes en signes cunéiformes,
Comment les boucles noires et cendrées
Soudain deviennent argentées,
Le sourire se fane sur les lèvres dociles,
Et l'effroi tremble dans un petit rire sec.
Et je ne prie pas pour moi seule,
Mais pour tous ceux qui étaient avec moi là-bas,
Dans un froid de loup et dans un juillet brûlant,
Sous le mur rouge devenu aveugle.
Anna Akhmatova, Poème sans héros, Requiem et autres œuvres,
présentation et traduction de Jeanne et Fernand Rude,
François Maspero, 1982, p. 187.
*
J'ai appris comment se défont les visages,
Comment, sous les paupières, la peur guette,
Comment la souffrance transforme les joues
En dures tablettes gravées de signes cunéiformes,
Comment les boucles noires ou cendrées
Soudat deviennent d'argent,
Comment le sourire se fane sur ls lèvres dociles,
Comment dans un petit rire sec tremble la peur.
Et je ne prie pas seulement pour moi,
Mais pour toutes celles qui étaient avec moi
Dans les grands froids et dans la canicule
Au pied du mur rouge aveugle
Automne 1939
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes, traduits par
Marion Graf et José-Flore Tappy, La Dogana, 2010, p. 221.
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