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30/09/2013

Lorine Niedecker, dans K.O.S.H.K.O.N.O.N.G

 

Une nouvelle revue : K.O.S.H.K.O.N.O.N.G

          dirigée par Jean Daive, Éric Pesty éditeur — n° 1, hiver 2012, n° 2,                 été 2013.

 

« Koshkonong est un mot indien Winnebago qui donne son nom à un lac important du Wisconcin. Il signifie au-delà de toutes les olémiques d'hier et d'aujourd'hui  :" The Lake we Live on" — Le Lac qui est la Vie. C'est là que Lorine Niedecker est née et a vécu. »

 

Lorine Niedecker, dans  K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, marais, enfance, mariage

J'ai grandi dans la vase des marais,

algues, presles, saules,

vert tendre, vacarme

d'oiseaux et grenouilles

 

pour la voir mariée dans le si

riche silence de l'église

la petite esclave blanche

avec sa parure de diamants.

 

Dans la nef et sous la voûte

le secret satin capte.

Unie, à vie, en charge de

l'argenterie. Possédée.

 

                   *

 

Mariée

 

dans la nuit noire du monde

pour me blottir

                         dos à la vie

                         à l'abri

quelqu'un

 

Terrée avec cet homme

et ses fusils à longue portée

                         Nous gisons jambe

                         dans buffet, tête

dans placard.

 

Rai de lumière

dans le jour sans oiseaux —

                         Illettré

                          Je croyais

qu'il buvait

 

trop.

Je dis

                         mariée

                         et non enterrée

 

Je croyais —

 

 

Lorine Niedecker, traduction Jean Daive,

dans "Koshkonong", n°1, 2012, p. 3 et 4.

29/09/2013

Constantin Cavafy, Jours de 1908

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                         Jours de 1908

 

 

Il s'est retrouvé cette année-là sans travail ;

il vivait donc des cartes,

du trictrac et des prêts.

 

Une place, à trois livres par mois, dans une petite

papeterie lui avait été proposée.

Mais il la refusa sans hésiter.

Ça n'allait pas. Ce n'était pas un salaire pour lui,

jeune homme assez instruit, âgé de vingt-cinq ans.

 

À peine s'il gagnait par jour deux shillings, ou trois.

Que tirer de plus, pauvre garçon, des cartes et du trictrac

dans les cafés populaires de son rang,

même s'il jouait habilement, même s'il choisissait pour partenaires

       des sots.

Quant aux prêts, n'en parlons pas.

Il obtenait rarement un thaler, c'était un demi-thaler le plus souvent,

il devait même parfois se contenter du shilling.

 

Pour une semaine quelquefois, ou davantage,

délivré des effrayantes veillées,

il allait se rafraîchir aux bains, nager le matin.

 

Ses vêtements étaient dans un état minable.

Il portait un costume, toujours e même, un costume

couleur cannelle, très fané.

 

Ah, jours de l'été mille neuf cent huit,

votre vision idéale, esthétisée,

fait abstraction du costume couleur cannelle, très fané.

 

Votre vision l'a gardé

tel qu'au moment de s'en défaire, d'enlever

les vêtements indignes, les sous-vêtements reprisés.

Tout nu ; parfaitement beau ; une merveille.

Les cheveux négligés, un peu ébouriffés ;

les membres légèrement hâlés

d'aoir été nus sur la plage, aux bains.

 

Constantin Cavafy, traduit du grec par Maria Tsoutsoura, dans

Europe, "Constantin Cavafy", n° 1010-1011, juin-juillet

 

2013, p. 66-67.

28/09/2013

Matthieu Gosztola, Rencontre avec Lucian Freud

 

                 Matthieu Gosztola,  Rencontre avec Lucian Freud, peinture, couple, désir    

la peinture nous dit

que les pages de la vie

 

à deux que module

une rencontre

 

comme c'est le cas

dans son précédent visage

à elle la lumière

 

comme c'est

le cas dans n'importe quelle

chose respirée par le soleil

 

une pierre

galet ou autre

un tilleul

         *

 je ne parle pas du désir

 

il s'agit

pris dans la toile d'araignée

 

du désir

et de sa mécanique secrète

 

de chercher ce qui demeure

loin de soi

 

afin d'apporter ce surcroît d'univers

de réalité

 

de sens

à son univers

 

que l'on troue soudain

du fait de cette rencontre fascinante

 

qui fait naître le désir

au plus profond de soi

 

dépeuplé

car l'autre désiré est

 

un « plein d'être »

que l'on cherche à s'arrimer à soi

 

Matthieu Gosztola,  Rencontre avec Lucian Freud,

éditions des Vanneaux, 2013, ). 54 et 143.

 

27/09/2013

Édith Azam, Louis Lafabrié, du savon dans la bouche

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Les cimetières

ont la clarté

des lunes ouvertes.

Le temps s'invite au temps d'avant

mais on ne revient pas

jamais

vers

les images.

L'âge nous pousse chaque jour.

 

Le chien dehors,

le chien pressent la fin.

Le chat

veille en silence.

 

Le passé s'effiloche

la maison se lézarde

les meubles craquent

de tous leurs os.

Dehors les herbes sauvagent :

le jardin...

 

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Il n'y a plus de sens :

que silence.

Nous prenons langue avec

nous prenons langue :

en silence.

Nous sommes des silencieux :

contrariés.

 

Nos corps sont faits d'illisible,

de vie en pointillés

de silence trop proche.

 

C'est d'abord :

d'abord c'est le silence qui nous habite.

Nous sommes frères d'illisibles et le silence :

le seul geste.

 

Édith Azam, Louis Lafabrié, du savon dans la bouche,

Atelier de l'Agneau, 203, p. 38 et 56.

 

 

26/09/2013

André Salmon, Fééries — Apollinaire, Alcools

                                                            Poèmes dédiés à tous les ministres de l'intérieur

 

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                                Le Tzigane

 

C'est dans la petite voiture ronde

— et si légère d'avoir couru le monde —

Où mal ou bien vivaient pêle-mêle

Mon père,

Ma mère qui fut aimée pour la gloire de ses seins

Et porta sans pleurer le fardeau des mamelles,

Mes quatre frères, dont le plus beau fut assassin

Et mes deux grandes sœurs qui faisaient en dansant

Fleurir une rose noire dans le cœur des passants,

C'est dans la petite voiture ronde et radoubée comme un ponton

— Le vieux ponton à la dérive —

Que je suis né, mais il y a si longtemps,

Que je ne connais plus ma part de jours à vivre.

 

[...]

 

Plus avant ! C'est la loi.

Hélas ! Pourquoi des yeux brillent-ils aux fenêtres ?

Pourquoi faut-il songer au petit toit

De tuiles abritant, peut-être

Le trésor inconnu et dont nul ne dispose ?

Pourquoi se souvenir d'un arbre, d'un lac, d'une lumière,

Qui, un matin d'hiver,

Veillait sue le sommeil de Tiflis, blanche et rose ?

Et je voudrais connaître qui nous mit sur la route

Baladins vagabonds,

Pour perpétuer le rêve et forger le doute,

Mais l'exil a du bon.

Mon orgueil vrai, c'est d'avoir fait danser

Tous les couples du monde avec mon violon ;

Comme mon ours d'Asie qui mourut l'an passé,

En me léchant les mains,

Ayant dansé pour ceux que j'avais fait danser.

 

[...]

 André Salmon, Fééries (1907), dans Créances, Gallimard,

1926, p. 110-111 et 112.

 

 

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                             La Tzigane [1907]

 

La tzigane savait d'avance

Nos deux vies barrées par les nuits

Nous lui dîmes adieu et puis

De ce puits sortit l'Espérance

 

L'amour lourd comme un ours privé

Dansa debout quand nous voulûmes

Et l'oiseau bleu perdit ses plumes

Et les mendiants leurs Ave

 

On sait très bien que l'on se damne

Mais l'espoir d'aimer en chemin

Nous fait penser main dans la main

À ce qu'a prédit la tzigane.

 

Guillaume Apollinaire, Alcools (1913), dans Œuvres poétiques,

édition Marcel Adéma et Michel Décaudin, Bibliothèque

de la Pléiade, Gallimard, 1967, p. 99.

                                   

25/09/2013

Édith Azam, Décembre m'a ciguë

Édith Azam, Décembre m'a ciguë, réveil, angoisse, phosphène

Matin les heures les secondes, veux pas savoir, ne veux pas voir et reste plus bas que les couvertures. Le temps dehors ? On est en décembre tout est glacé. La main sur la poitrine, je cherche mon cœur : descends dedans. Je crois aux liens cosmiques, je crois aux énergies, je crois qu'il ne me reste plus que ça : y croire. Dans l'en-deça de moi, me retrousse en entier, au plus grave des chairs, au plus profond du corps. Me concentre intérieur, c'est dire : je marche vers toi, je fais tout le chemin, m'acharne à te donner les forces qu'il me reste. Le réveil sonne, strident, aigu. Les yeux qi s'écarquillent, fixant l'obscurité, et mon cœur qui me pique les doigts. Refermer le regard, s'en aller à nouveau dans la chaleur des couvertures, dans la chaleur du lien qui, dans l'obscurité des origines, me ramène interminablement vers toi. Parfois dans le regard, c'est un visage qui approche. Il vient quelques instants, puis à nouveau : phosphènes, les petites lézardes vitreuses qi se déglissent sous les paupières Les suivre alors quelques secondes, avec toutes les questions : comment retrouver le visage, comment le faire à nouveau apparaître ? Me dis : je ne dois pas penser, juste fixer un point, et laisser faire. Rien, toujours les phosphènes qui grouillent, qui rampent dans mes yeux. Je ne supporte plus, appuie les pouces sur les orbites, jusqu'à me faire trop de pression : me faire mal, un peu, pour dévier l'angoisse. Sous le noir de ma peau, alors des étincelles, des soleils minuscules, on dirait presque ... de la lumière.

Édith Azam, Décembre m'a ciguë, P. O. L, 2013, p. 13-15.

24/09/2013

Antoine Emaz, Planche (2), dans Rehauts, avril 2013

 

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                                       Planche

 

La classification des genres littéraires ne peut tenir que si la frontière formelle entre eux est nette. Dès lors que ces limites deviennent floues ou s'effacent, et c'est souvent le cas aujourd'hui, parler de genre ne signifie plus grand chose. Il faut peut-être seulement faire passer le fil rouge entre littérature et non-littérature. Alors l'opposition poésie / narration n'a plus vraiment lieu d'être. Avec des écritures comme celes de Marie Cosnay, Fabienne Courtade ou Sereine Berlottier, on est en littérature, voilà tout. C'est accepter que l poésie perde son appellation contrôlée.

 

Au départ du poème, il y a toujours un événement, un choc qui ébranle le cœur, le corps, la mémoire, la langue. J'écris en contre : vivre est premier. Un poème comme un contrecoup de langue à partir d'un coup de vivre.

 

Le seul vrai moment de bonheur est celui de la survenue du poème, le premier jet. Dans ce moment, on ressent une fabuleuse impression de maîtrise, d'évidence, comme si la vie /  la langue étaient poreuses, porteuses l'une et l'autre d'une même vérité simple. Une transparence de loupe, une nécessité sana freine, une musique qui s'ajuste comme sans mal, sans heurt mais avec passion, nerfs tendus à bloc.

Dès le lendemain, ou même quelques heures après, la magie a disparu, et c'est de nouveau doute, suspicion, autocritique... Il n'y a plus d'élan, juste le tracé mort de l'élan, sa mémoire, et ne reste à travailler qu'une trajectoire.

 

 

Antoine Emaz, Planche, dans Rehauts, n°31, avril 2013, p. 33, 34, 37.

23/09/2013

Antoine Emaz, "Planche", dans Rehauts, n° 31, avril 2013

Antoine Emaz, "Planche", Rehauts, vivre, vieillir, poésie

                                      Planche

 

Il n'y a pas vraiment de morale de vivre, sauf vivre, et quelques principes que chacun invente, rabote, bricole au fil des années. La vie n'est ni simple ni compliquée, elle est alternativement facile et chaotique, et souvent bêtement neutre.

 

Seul dans la maison, je ne suis pas seul. Je suis avec la maison

 

Il y a ces moments de vie où le temps rattrape, prend au collet, étrangle. Dans le même instant, on voit ce qu'on a misérablement gagné, et puis tout ce qu'on a perdu. On ne peut plus faire machine arrière, il n'y a plus de route. On ne peut pas rejouer ; les cartes sur table ont disparu et celles que l'on a encore en main laissent peu de chance. Au mieux, dans ces moments, on devient sage ; au pire, on devient méchant.

 

La poésie n'est pas plus issue qu'impasse, elle est. Tout comme, selon les moments, une fenêtre est ouverte ou fermée.

 

Poésie lichen. Par les temps qui courent, je ne vois aucune honte à considérer que le seul but est de persister. Il faut mesurer l'ambition à l'aune de ce qui est possible., et poser clairement le choix d'une résistance durable plutôt qu'un combat sans doute glorieux mais suicidaire, dans une avant-garde qui combat des moulins ou une arrière-garde qui sonne de l'olifant.

 

Vieillissement lent des choses : portes, fenêtres... La peinture s'écaille, le gris et le moisi s'installent. Et il y a vieillissement parallèle de mon côté : nettement moins d'allant pour me lancer dans un chantier de bricolage. Et je ne peux plus compter sur l'aide de mes filles. Vrai aussi qu'avec le temps je renâcle de plus en plus à me dire que je vais passer la journée à peindre un volet, comme s'il était toujours plus urgent d'être à la table. Évolution lente du corps et du comportement. On constate le glissement sur une longue période, avec le recul, pas au jour le jour.

 

Le doute forme le fond de la conscience créatrice. Même l'accord de l'éditeur ou l'adhésion enthousiaste d'un lecteur ne parviennent pas à lever cette interrogation sur la valeur du travail, ou bien, partielle mais tout aussi tenaillante, cette question : est-ce que je n'aurais pas pu aller plus loin ?

 

 

Antoine Emaz, "Planche", dans Rehauts, n° 31, avril 2013, p. 27, 28, 28, 30, 31, 34, 36.

©Photo Tristan Hordé

22/09/2013

Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour

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                          Chantonner contre la peur

 

                                                             à Rachel Erlich-Giovannoni

 

On naît étrangement à la poésie.

 

On contemple des couchers de soleil, le bord des roses, la venue des formes aimées.

 

On fait ce doit faire un poète : se placer devant le monde, dans les livres et les poèmes des autres, des petits signes, un endroit pour l'affût.

 

On essaie de bouger, de vivre comme ses aînés, de mettre ses pieds dans leurs chaussures, d'habiter les vêtements qu'ils nous ont laissés ; de copier leurs postures.

 

On se dit qu'avec tout cela, on finira bien par toucher son dû, le fruit de ses efforts, qu'à force de fidélité, de services rendus à toute cette beauté, on recevra en retour un paquet de mots, de quoi faire la route.

 

Et puis, un jour, c'est un linge empêtré dans la glaise, le cadavre d'une bête ouverte qui nous fait monter dans la bouche notre première poussée de mots.

 

Le linge entre. Tire en nous. Cherche la plaie où loger et croître.

 

« Et si l'on est heureux que la terre, partout

Soit pareille et colle »

 

On croyait qu'écrire convoquait les choses dans l'ordre, chacune selon son rang, son numéro d'appel. On croyait qu'en séparant le noyau de son fruit on éviterait toute atteinte et que seule la beauté entrerait dans nos mots.

 

Un jour quelqu'un a écrit : « Durci de matière », « Ils ont dit oui /A la pourriture », et encore : « Le linge n'est pas / Ce qui pourrit le plus vite. »

 

Et c'est là, contre toute attente, que l'on a touché ses premiers mots, que l'on a fait sa première ponte.

 

C'est là que l'on a découvert son assise. Sa terre.

 

 

 Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour, éditons Unes, 2013, p. 9-10.

21/09/2013

Marie de Quatrebarbes, Transition pourrait être langue

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Comme ça remue, l'herbe

les feuilles tombelottent nos archives

le grand vent tonne

                              apparemment

                                                   dans sa mouillure

 

Allons allons, comment va ta façon ?

« allégeons, allégeons »

allongez-vous près de moi

ça bouge l'herbe

 

Aujourd'hui : trombes noires

votre faculté à mourir, allongez-la

le vent grondelotte sous l'arbre mort

des feuilles bougent dans mon dos

ombres et jaunes.

 

La différence, ne la pense pas

de sorte que d'être toujours en mouvement

ne se pense pas

 

                                   *

 

Ce savoir condamne

celui qui le destine

comme courir, tête livrée

la pluie frappe sans interruption

 

Dehors les interstices

trop court l'instant

                              ne s'entend pas

 

Marie de Quatrebarbes, Transition pourrait être langue,

peintures de Michel Braun, incursion de Caroline

Sagot-Duvauroux, Les Deux-Siciles, 2013, p. 34-35.

 

 

20/09/2013

Noémie Parant, 45 lettres à D.

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14 août 2013

 

Cher D.,  

 

Noyés donc les jardins et le vide noyés aux bienfaits de l’amour je ne réalise à présent les pages réunies l’issue des lettres approchée pour de vrai, ce qu’il m’est donné d’avoir ni ce qu’il me faut décidément en attendre. Nul de la crête en ce cas, plus que tout ce que j’y perçus limon à la queue de soi rentré là me dédier l’atmosphère et ces nuées, qui culminent pour jamais. Toutes m’échappent aujourd’hui par les chevilles et l’épine du crâne vois-tu n’a plus aucun sentiment que je ne crois ramasser, comme d’émotions à étreindre enfin.     

Alors je te parle toujours avant de prendre le bout de ce livre il gagne, de vitesse ces dernières heures reste quelques envois à tenir une quarantaine t’ai-je promis en commençant ainsi, marteler plus résolue l’effet de l’espace sur mes possibles – lui que j’égarai pour du désir et le contrebas, n’ai que faire de ce qu’il peut bien contenir. L’un l’autre m’en moque puisqu’y laissèrent si peu à peine ces gouffres évanouis contre la mémoire et encore, tout juste me revient-il de quoi comprendre quel doux rêve je pus y trouver. Lis cher D. d’amour, combien l’existence est heureuse une fois ravie à la réserve de ce qu’elle voulut confier – échoués de la sorte vallons où périr puis d’ici, voûtes en lieu et place de l’immortel. Mais je saurais inlassablement rapporter et tant de ce qu’elle m’offre à ressentir : le cœur, dis-le toi, le cœur est un prodige désormais ne sert d’ailleurs plus de le formuler sans percevoir sans – que la charge ancienne et le sol que je reçois par la plante et ce jaune là-bas que je n’embrassai, sans qu’ils fondent tous après l’amour.    

Ainsi les lignes, elles stopperaient sur ces mots pourtant je l’eus l’envie même si vive de les reconduire une à une – lors qu’elles valent aujourd’hui pour seuls vestiges de l’été finissant. Touche donc là comme il y manque encore quelque chose mon amour, dont je puisse enfin rabattre plus blessante cette ombre jouée autour de la mort. Tu y verras que l’août a coulé entre deux bientôt la gare où ne plus penser aux champs du mourir, que les nouveaux jours s’y apprêtent quoique meurtris à part tes visages, surtout qu’ils me délivrent l’afflux de la vie par ta vie alors j’y faucherai les adieux oui et toi-l’adoré – me suffira de te tenir devant le monde.  

 

Noémie Parant, 45 lettres à D., inédit, à paraître.  

 

 

 

19/09/2013

Edoardo Sanguineti, Corollaire — Le noble jeu de l'oye

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si tu revis, que corriges-tu ?

                                           eh bien, rien : (je suis débordant de remords torturants,

ô ma femme) : (je suis une épouvantable encyclopédie de conneries                                                                                    [encouillonnées, de semi-criminelles    

supergaffes : et elles furent, mes années, un inimitable échantillonnages                                                                           [d'irrémédiables coquilles existentielles) :

 

       eh bien, je ne retoucherai pas une seule virgule, pas un seul simple                                                                               [point : (j'aurais trop peur

de l'effet domino) : (tu modifies un geste, un mot ; tu refais, juste comme ça, le                                                                                                                    [nœud

de ta cravate) : (mais que dis-je ? tu te coupes, d'une narine, un jour, un poil à                                                                                                            [peine en trop,

rien d'autre) : (et tu joues un destin — le destin, et tout se tient) : (et puis imagine —                                                                                                              [imagine

le cas : tu disparais, alors, de la re-vie que je vivrais, me concédant un bis) :

eh bien :

             ce que j'ai eu, je le garde ainsi : (pourvu que je te garde, moi je me garde,                                                                                                   [à l'identique)

                                                                                                                     

Edoardo Sangineti, Corollaire, traduction Patrizia Atzei et Benoît Casas, préface de Jacques Roubaud, éditions NOUS, 2013, p. 48.

 

 

Le noble jeu de l'oye, LVIII

 

On prend une jeune fille, n'importe laquelle, là au hasard. On met la jeune fille, là devant nous, nue, assise sur un tabouret de bois, avec la figure toute dans l'ombre, les genoux en pleine lumière, les mains sur les hanches. On coupe les pieds. On jette un reste de temple ionique, là sur la jeune fille, en couleurs, avec trois colonnes et une architrave, avec le ciel bleu et les petits nuages blancs. L'architrave va de travers, en bas de l'épaule gauche, sous le sein droit. Puis elle saute là, à la hauteur du coude, sur le bras droit. Puis on tourne la jeune fille sur le côté, en pied, avec les bras en l'air. On coupe la tête. On coupe les bras, là en haut. On coupe les cuisses. On jette un instrument à vent, là sur la peau de la jeune fille. On jette, par exemple, un cor anglais. La peau de la jeune fille, là de côté, est une clairière dans le bois, avec quelques touffes d'herbe, avec un cor anglais. Puis on fait mieux. On dit à la jeune fille qu'elle doit se tourner toute, elle, là de dos, en pied. On coupe les pieds. On coupe tout ce qu'il y a, des genoux au bas, par derrière. On voit tous les cheveux noirs, ainsi, à la jeune fille. On voit aussi une de ses tresses qui pend, là jusqu'à mi-dos, à elle, précisément. On voit sa main droite qui pointe, là par la gauche, là de dos, de côté, de l'avant-bras gauche. Ses ongles sont laqués en rouge, son annulaire a un anneau, son pouce regarde en haut. On jette une tête de femme qui se penche par un rideau. La femme déplace le rideau avec les mains, s'avance avec la tête, avec les cheveux bouclés, cuivrés. Puis la femme se retire en arrière, la jeune fille se ferme son dos. Puis on dit à la jeune fille qu'elle doit s'asseoir, encore, là de dos, là par terre, avec la tête très penchée en avant. Un se couche sur le sol, alors. Il voit le dos nu, il voit les jambes qui pointent à peine, là sur le côtés, qui s'en vont par là, en perspective. On en jette deux qui regardent le coucher du soleil, un homme et une femme, sur le bord de la mer, tournés par là, vers la mer, avec le vent qui souffle dans les cheveux de la femme. Puis on photographie tout. CAMERA : Pentax H3, with Super-Takumar f/1.8 lens. EXPOSURE :st  f/2.8, shutter speed varied. FILM : Kodachrome Type B. LIGHTING : two 3200 K floods bounced.

 

 

Edoardo Sanguineti, Le noble jeu de l'oye, "Tel Quel", éditions du Seuil, 1969, p. 82-83.

18/09/2013

Carlo Emilio Gadda, L'affreux pastis de la rue des merles

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     C'était une journée splendide, une de ces journées si superbement romaines qu'un fonctionnaire  de 8ème grade, fut-y su' l' point de s' propulser au 7ème, est capable d' sentir lui aussi, mais oui, un je n' sais quoi gigoter en son âme, un p' tit quèque chose qui ressemble assez au bonheur. Il avait l'impression, parole, d'aspirer d' l'ambroisie par les narines, d'en imbiber ses poumons. Et sul' travertin ou l' péperin d' chaque façade d'église, au faîte d' chaque colonne, ce poudroiement doré d' soleil déjà auréolé d'un carrousel de mouches. Et puis, c'est qu'il avait en tête tout un programme, l'Ingravallo. Car à Marino, y avait mieux que l'ambroisie ! "Chez Pippo", en effet, on trouvait un blanc homicide, un p'tit salopard d' quatre ans, couché dans certains biberons, un blanc qui aurait pu électriser, cinq ans plus tôt, le défunt cabinet Facta1, si la Facta factorum en quetion eût été à même d'en soupçonner l'existence. Sur les nerfs d'un molisan, en tout cas, il faisait office de café fort, avec, en plus, tout le bouquet, toutes les nuances d'un cru de grande classe, les témoignages et les constats modulés, lingo-palato,pharyngo-œsophagiques, d'une introduction dyonisiaque. Et qui sait, en s'en'oyant un ou deux d'ces 'odets derrière la cravate...

 

Carlo Emilio Gadda, L'affreux pastis de la rue des merles, traduction Louis Bonalumi, Seuil, 1963, p. 49.

 



1 C'est l'éphémère cabinet Facta (février-octobre 1922) qui fut renversé par la Marche sur Rome, des groupes paramilitaires de Mussolini.

17/09/2013

Guido Ceronetti, Une poignée d'apparences

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                                  Le bon hôtel

 

     «Vous avez une chambre ? » Une chambre La question paraît complètement absurde puisqu'un hôtel est fait de chambres et ne vend que des chambres. Mais, souvent, la réponse déconcertante de l'endroit  fait uniquement de chambres est « Nous n'avons pas de chambres. » Le sous-entendu permanent : de chambres libres, supprime l'absurdité. La liberté de la chambre, peut-être, est tue à cause de son inconvenance.

     La recherche d'une chambre libre — vide d'habitants visibles et cependant magiquement préparée pour les recevoir — force les clients à une espèce d'intimité désagréable avec l'inconnu qui sous un pompeux reliquaire de clés numérotées représente les chambres libres et occupées de l'hôtel. Il ne vous défend rien, il est même là pour vous permettre tout, mais tout, bonheurs misérables et repos dépend de son jugement préliminaire, de son autorisation muette. La gêne serait grande s'il ne s'agissait d'un cérémonial, d'un rapport irréel, figé dans une impassibilité bureaucratique, et cependant légèrement voluptueux, car il donne accès à une obscurité, à un risque.

     Remplir la fiche, comme c'est l'usage hors d'Italie, ou remettre une pièce d'identité, sont des actes de reddition capitaux au Soupçon universel afin de pouvoir prendre possession de la chambre désirée. Un anarchiste belge me racontait sa fureur quand, arrivé à Barcelone en 1936 pour faire la révolution, le concierge de l'hôtel lui demanda, glacial, son passeport : « Un passeport ? en Espagne ? Le voici mon passeport : la carte des Organisations. » Mais la religion des passeports n'avait pas été brûlée vive le 19 juillet : à l'hôtel, son temple et son repaire, elle se riait des révolutions.

 

 

Guido Ceronetti, Une poignée d'apparences, traduction André Maugé, Albin Michel, 1988, p. 56-57.

16/09/2013

Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur

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   Écouter quelqu'un qui lit à haute voix, ce n'est ps la même chose que lire en silence. Quand tu lis, tu peux t'arrêter, ou survoler les phrases : c'est toi qui décides du rythme. Quand c'est un autre qui lit, il est difficile de faire coïncider ton attention avec le tempo de sa lecture : sa voix va trop vite ou trop lentement.

   Si, en plus, le lecteur traduit, il s'ensuit une zone de flottement, d'hésitation autour des mots, une marge d'incertitude et d'improvisation éphémère. Le texte qui, lorsque tu le lis toi-même, est un objet bien présent, qu'il te faut affronter, devient, quand on te le traduit à haute voix, une chose qui existe et qui n'existe pas, une chose que tu n'arrives pas à toucher.

   Qui plus est, le professeur Uzzi-Tuzzi s'était engagé dans sa traduction comme s'il n'était pas bien sûr de l'enchaînement des mots les uns avec les autres, revenant sur chaque période pour en remettre en place des mèches syntaxiques, tripotant les phrases jusqu'à ce qu'elles soient complètement froissées, les chiffonnant, les rafistolant, s'arrêtant sur chaque vocable pour en expliquer les usages idiomatiques et connotations, s'accompagnant de gestes enveloppants comme pour m'inviter à me contenter d'équivalences approximatives, s'interrompant pour énoncer règles grammaticales, dérivations étymologiques et citations des classiques. Et puis, lorsque tu t'es enfin convaincu que la philologie et l'érudition tiennent plus à cœur au professeur que le déroulement du récit, tu constates que c'est tout le contraire : l'enveloppe universitaire n'est là que pour protéger ce que le récit dit et ne dit pas, son souffle intérieur toujours sur le point de se disperser au contact de l'air.

 

Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, traduction Danielle Sallenave et François Wahl, Seuil, 1981.