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12/06/2022

Benoît Casas, Venise toute : recension

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                                « Je faisais le voyage que j’avais lu » (p. 66)

 

Il fallait bien que Benoît Casas écrive un jour à propos d’un des lieux qui, dans l’imaginaire, représente l’Italie. Il a, par son activité d’éditeur, publié des auteurs italiens   contemporains (Sciascia, Porta, Sanguinetti, Vittorini, Valduga, Zanzotto) et en a co-traduit plusieurs : Levi, Pasolini, récemment Feuilles de route de Fortini1. Comme dans ses livres précédents, il a inventé dans son Venise toute ses contraintes d’écriture, une explicite dans la présentation, une seconde liée à l’idée que la littérature se reconstruit sans cesse à partir de tout ce qui a été écrit — idée que porte le titre —, une troisième enfin relative à ce qui est écrit à propos de Venise. Elles aboutissent à proposer un regard original sur Venise qui donnera, pour qui ne connaît pas la ville, la curiosité de s’y rendre, pour les autres la certitude qu’il faudrait la regarder autrement.

Le livre est composé de paragraphes qui dépassent rarement six lignes et sont réunis, première contrainte très visible, selon l’ordre alphabétique, mais d’une manière particulière : sous le "A", tous les énoncés à propos de Venise contiennent un mot commençant par « a », mis en italique. Ainsi, en ouverture : « La stazione rectangulaire de néons et les lettres immenses annonçant VENEZIA. ». Le procédé vaut jusqu’au "V" inclus, les quatre dernières lettres de l’alphabet étant absentes ; rien n’empêchait de faire entrer ces lettres dans des mots relatifs à Venise, ceux retenus, comme annonçant, n'étant pas plus liés à Venise qu’à une autre ville. Cette omission a un sens ; l’ordre alphabétique, dans les pratiques culturelles, évoque toujours une totalité, c’est l’image convenue du dictionnaire qui comprendrait tous les mots d’une langue (ce qui n’est évidemment pas le cas). L’absence d’entrées me semble suggérer que tout discours à propos de Venise ne peut qu’être incomplet, ce que confirment, très différentes, les deux autres contraintes.

Le lecteur peut être intrigué assez rapidement, me semble-t-il, par la diversité des contenus qui se succèdent dans des paragraphes très brefs, mais également par des décalages dans l’emploi des temps verbaux d’un énoncé à l’autre : on passe (p. 15) de l’imparfait (« Le ciel basculait, etc.) au présent (le ciel (...) brûle). Le hasard de lectures parallèles à Venise toute fait que j’y rencontre un fragment lu peu de temps auparavant, deux vers de Nietzsche, « Je revois les pigeons de Saint-Marc : /La place est silencieuse, le matin s’y repose. »2, repris page 89 avec une transformation de la ponctuation, les deux points devenant une virgule, la majuscule une minuscule.

Tout s’éclaire quand on lit la page qui suit le "V", qui pourrait être titrée, en souvenir de Raymond Roussel, "comment j’ai écrit ce livre" : Casas note que Venise toute « a été écrit suite à de nombreux séjours (...) mais aussi grâce à la lecture de multiples livres » ; suit une liste alphabétique de près de soixante-dix noms d’écrivains, en majorité du XXet XXIe siècles, quelques-uns du XIXe siècle pour les plus anciens. Qui a lu d’autres livres de Benoît Casas ne sera pas surpris par son utilisation d’extraits de textes divers ; la contrainte ici tient au fait qu’il n’y a qu’un contexte, Venise, la lagune et les îles, qu’il ne s’agit pas d’en construire d’autres : tout doit concourir à en explorer les multiples caractéristiques. Selon les besoins, il conserve tel quel le texte source ou l’abrège ; un seul exemple : dans « Pluie, rafales de pluie, Giudecca, remuée de vagues [ou encore brouillard, sirène de bateaux] ; sorties furtives, tempête » (Sollers, Dictionnaire amoureux de Venise, Plon, 2004), les mots entre crochets ont été omis.

On sait bien que toute écriture littéraire, inscrite dans une histoire, dialogue avec les écrits antérieurs. Dans Venise toute, Benoît Casas s’empare de textes qu’il a lus, les modifie parfois et les fait vivre ensemble ; il crée un contexte où sont rassemblés Suarès, Zanzotto, Théophile Gautier, etc., et tous les fragments perdent ce qui les ferait reconnaître ailleurs comme propres à Suarès, Zanzotto, Théophile Gautier ; réunis ils forment un texte continu, celui de Benoît Casas — on pense à Roubaud avec sa construction de Autobiographie, chapitre dix à partir de poèmes écrits avant 1932 (année de sa naissance). La composition de Venise toute nécessiterait de nombreuses lectures pour être décrite, ce qui importe peu pour le lecteur : sans cette recherche il goûtera les multiples approches de cette ville depuis longtemps mythique.

Benoît Casas, après avoir choisi dans "A" quelques caractéristiques de la ville les reprend dans son alphabet à intervalles très réguliers. Venise apparaît d’abord comme une « labyrinthe », un dédale », un ensemble de « voies obscures et labyrinthiques » ; la ville ne s’invente que si on la parcourt en tous sens et les notations à ce sujet abondent : « Vous lisez la ville à la cadence de vos pas », « s’imprégner de la ville c’est (...) faire le tour complet de l’île à pied », « Si vous voulez comprendre Venise, parcourez la lagune en tous sens, marchez jusqu’à l’épuisement dans les ruelles », etc. Cette nécessité d’une approche lente devrait se répéter à différents moments de l’année comme le suggèrent plusieurs indications (« Janvier », « le printemps », « juin », « octobre », « novembre », « l’hiver », « la neige », « le jour de l’an »). Chaque fois, de manière différente, ce qui est saisi c’est une « Secrète circulation entre eau ciel et terre » telle qu’elle aboutit à une « conjonction terre-mer-ciel », qui « se confondent pour ne former qu’un seul et équivoque élément ». En même temps, toutes les eaux sont des miroirs ; partout des reflets, des doubles qui font que « tout vole en éclats et se métamorphose : celui qui regarde est cette métamorphose ».

Le thème récurrent du reflet et du labyrinthe suffirait à présenter Venise. Pour que la ville soit "toute", Benoît Casas cite plusieurs fois des lieux emblématiques (Saint Marc, Santa Maria dei Miracoli), des peintres (Le Tintoret, Tiepolo) et un écrivain (Ezra Pound) dont les noms sont liés à Venise ; il n’oublie pas non plus, très présente, « l’odeur des entrailles de la ville ». L’essentiel est de restituer l’extrême « diversité » qui tient notamment au fait que « Toutes [les] couches du passé, dans cette ville, appartiennent simultanément au présent » ; les reprises et variations tout au long du livre disent le caractère inépuisable de la ville et que « on ne la connaît jamais ». Une réussite.

————————————————————

1 Les éditions NOUS ont également réédité le Venise de Théophile Gautier,  La Sicile de Maupassant, les Excursions aux îles Éoliennes de Dumas.
2 Nietzsche, Le Gai Savoir, Appendice, Chants du Prince, "Mon bonheur".

Benoît Casas, Venise toute, Éditions Arléa, 2022, 120 p., 16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 2 mai 2022.

 

11/06/2022

Constantin Cavafy, Il est venu pour lire : deux versions

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  Il est venu pour lire

 

Il est venu pour lire. Deux ou trois volumes sont entrouverts, des historiens, des poètes. Mais à peine a-t-il lu pendant une dizaine de minutes, puis il y a renoncé. Il somnole sur le canapé. Il se consacre entièrement aux lettres, mais il a vingt-trois ans et il est très beau. Et, cet après-midi, l’amour a passé sur son corps parfait, sur ses lèvres. La passion a pris possession de cette chair tout imprégnée de beauté, sans inepte pudeur quant au genre de jouissance.

 

Marguerite Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy, suivie d’une traduction intégrale de ses poèmes par M. Y. et Constantin Dimaras, Gallimard, 1958, p. 203.

 

Il est venu pour lire

 

Il est venu pour lire. Deux, trois volumes

sont ouverts : historiens et poètes.

Mais à peine eut-il lu, dix minutes,

qu’il les abandonna. Sur le canapé il somnole.

Il appartient entièrement au monde des livres ­—

mais il a vingt-trois ans et il est très beau ;

et cet après-midi l’amour a passé

dans sa chair superbe, sur ses lèvres.

Dans sa chair, toute de beauté,

la chaleur amoureuse a passé ; sans qu’une pudeur

ridicule le retienne sur la nature du plaisir...

 

Constantin Cavafy, Poèmes, traduction Georges Papoutsakis,

Les Belles-Lettres, 1977, p. 169.

 

 

10/06/2022

Constantin Cavafy, janvier 1904 : deux versions

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Janvier 1904

 

Ah ! ces nuits de janvier

où je m’attarde à recréer par la pensée

les lointains instants : je te retrouve,

j’entends tes derniers mots, j’entends les premiers.

 

Nuits désespérées de janvier,

lorsque la vision fuit, me laissant seul.

 

Qu’elle s’évanouit vite !

plus d’arbres, de rues, de maisons de lumières ;

ton corps fait pour l’amour s(éteint, il se dissipe.

 

Constantin Cavafy, Jours anciens, traduction Bruno

Roy, Fata Morgana, 1978, np.

 

Janvier 1904

 

Ah ! ces nuits de janvier !

Quand je revis par la pensée

Les instants où je t’ai rencontré,

Que j’entends nos dernières paroles, et aussi les premières.

 

Ces nuits désespérées de janvier,

Quand la vision se dissipe et m’abandonne...

Comme elle a hâte de disparaître !

Les arbres, les rues, les maisons, les lumières, tout s’en va,

De même que ton visage aimé qui s’estompe et se perd.

 

Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, traduction Socrate C. Zervos et

Patricia Portier, Imprimerie Nationale, 1991, np.

09/06/2022

Art roman en Brionnais, 5

Bois-Sainte-Marie

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Photographies Chantal Tanet

08/06/2022

Art roman en Brionnais, 4

Semur-en-Brionnais

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Photographies Chantal Tanet

07/06/2022

Art roman en Brionnais, 3

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Charlieu, Couvent des Cordeliers

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Charlieu, Cloître des Cordeliers

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Iguerande

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Iguerande

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Iguerande

 

Photographies Chantal Tanet

 

06/06/2022

Art roman en Brionnais, 2

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Charlieu

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église Saint-Philibert, Charlieu

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Montceaux-l'Etoile

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Montceaux-l'Etoile

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Montceaux-l'Etoile

 

Photographies Chantal Tanet

 

05/06/2022

Art roman en Brionnais

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Anzy-le-Duc

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Anzy-lz-Duc

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Anzy-le-Duc

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Charlieu

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Charlieu

 

Photographies Chantal Tanet

04/06/2022

Étienne Faure, Vol en V

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Les dieux sont courroucés sur l’Ukraine, il tonne,

ça résonne tout le long de la frontière cernée

de saules et de bouleaux, deux tristesses, deux détresses

— pousser malgré l’eau des marais et la terre sableuse

parmi les tombes d’outre-tombe (terre et ombre)

d’outre-rivière en son temps signataire

du pacte sinueux germano-soviétique —,

les croix en bois dans le jardin

plantées comme s’il en poussait après la pluie

ont repris leur élévation vers le ciel

bleu égaré, vieille antienne

évanouie finalement après qu’on est passé clore

le sujet comme on clôt l’incident de toute une vie,

ne sachant si les tombes affalées

parmi les Versgissmeinnicht et les orties

avaient appartenu un temps au camp

des assaillants, des réfugiés, ni de quel

pays démantelé l’hiver fut recomposé,

ni

de quel bois les souvenirs se chauffent.

Bang

 

dans un jardin planté de croix

 

Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 131.

 

 

03/06/2022

Étienne Faure, Vol en V

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Dans la ville à pied, sans repli, sans arrière-

pays, origines, hors cela, il emprunte

au début sous le nom de rue, pont, grève,

un parcours exempté de fil, anonyme,

laissant l’impasse pour attraper les quais

via les passages, les cours et circuler

inclus dans la foule en mue sans arrêt

selon l’heure ou l’allure à laquelle on passe,

interdit soudain sous un nom, un bouquet

au mur scellé (mortellement blessé)

après la chute de naguère, le bruit d’un corps au sol,

épitaphe à jamais cernée du crible des impacts

encore au mur, semblant redire : passant,

nous allons mourir et personne n’en saura rien,

ou bien continuer de parler aux vivants

plus avant, ceux qui vont te survivre

— et le flâneur éclairé sous un angle

un instant exposé au soleil du soir,

médite à découvert avant de traverser vite,

regagner l’ombre.

 

passage à découvert

 

Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 121.

02/06/2022

Étienne Faure, Vol en V

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Accroché au linge comme on s’agrippe aux livres,

il met en route une machine à laver,

le ronronnement lui fait une présence,

à lessiver on ne sait quel affront du sort,

dans le virage accélérant le mouvement qui

sépare avenir et passé, eau claire et eau usée,

partagés par on ne sait quel hasard,

aléa de la vie centrifuge en allée ailleurs,

hors de son cœur à l’étroit dans sa cage

inapte à contrer l’air qui hésite à sortir,

entrer, redire ce qui le chiffonne, tout ce qu’il ne sait

pas faire, perplexe — choix des textiles, cotons délicats,

vie en couleurs, vie synthétique, mélange,

autres fibres —, on croirait, ces grands draps, des pagnes,

des saris, des sarongs, des toges, tout un monde

de paréos mis à sécher aux fenêtres

au motif qu’il fait beau dehors avec vue sur cour,

Paris, les toits, la rue, autres perspectives.

 

tambour à l’essorage

 

Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 19.

01/06/2022

Étienne Faure, Vol en V

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Le lent croquis du jeune homme mort

ne rend pas les couleurs exactes,

n’ayant retenu la vie, la parole, ni le souffle,

lui, nature morte à présent sur le mur

d’une pension, gravure ancienne,

par mimétisme aura pris la pâleur du lit,

la bouche un peu sépia comme on expire,

surpris à son tour de l’approcher si vite,

la mort à Córdoba lorsqu’on s’allonge,

croyant l’attendre longtemps, fenêtre ouverte,

et que le vent rapporte avec le gong

on ne sait d’où, quelle époque,

un souvenir tombal :

Or, dans un lit d’Espagne, acquitté,

j’étais seul, les yeux rivés au mur,

aucune trace dans le sang, coupé de tout

lien, alcool, à débattre cet aquilon

qui gonfle sous ses fleurs le linceul de la

chambre et cambre le volet vide

au cœur.

 

dans un tableau d’Espagne

 

Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 73.

31/05/2022

Jila Mossaed, Le huitième pays

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J’écris

Je saisis les mots

comme Robinson Crusoé

quand il trouvait de petites choses

 

J’emporte les mots dans ma grotte

comme un animal affamé

 

J’y ai là une mère qui attend

Lui montre les mots

Nous jouons avec comme deux petites filles

 

Nous les rinçons de leur poussière étrangère

nous nous épanouissons avec eux

 

Je récite mes poèmes et les prononce de telle sorte

que tous dans la grotte puissent les comprendre

 

Jila Mossaed, Le huitième pays, Le Castor Astral, traduction du suédois Françoise Sule, 2022, p. 51.

30/05/2022

Pierre Chappuis, La nuit moins profonde

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Que ne nous sépare pas

 

Que ne nous sépare pas, insensible abîme, le moindre écart.

 

Ce que nous étions, ce que nous sommes. N’ayant point souvenir des massifs d’ombre côtoyés, mouvants, dont les senteurs montaient à la tête.

 

 

Un courant de transparence, insensiblement, nous porte ; aurore, démarcation nulle.

 

Pierre Chappuis, La nuit moins profonde, éditions Empreintes, 2021, p.65.

 

 

29/05/2022

Ferdinand Bac, Livre Journal 1921

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Ferdinand Bac (1859-1952), caricaturiste estimé à son époque autant que Sem ou Caran d’Ache, écrivain oublié aujourd’hui, aménageait aussi les jardins de riches propriétaires, notamment sur la Côte d’Azur. Il a tenu quasi quotidiennement un Livre-Journal dont deux années (1919 et 1920) ont déjà été publiées ; ce volume s’ouvre le 2 janvier et se clôt le 31 décembre.

La phrase d’ouverture donne le ton de l’ensemble, « Tournée de visites au Cap Martin ». F. B., déjeune chez la veuve d’un industriel, dont il a refait la décoration de la salle à manger, part à Roquebrune chez Gabriel Hanotaux, délégué à cette date de la France à la Société des Nations : ces mondanités sont l’occupation principale d’une classe sociale aisée. F. B. y rencontre des mécènes mais aussi des personnes comme le général Mangin qui a eu un rôle important dans la défaite allemande en 1918 et qui n’a pas du tout le point de vue dominant sur les suites à donner à la victoire. Comme Hanotaux, il est opposé au règlement par Berlin de dommages de guerre, « gouffre dangereux pour un avenir incalculable ». Hanotaux, un peu plus tard, suggère de « liquider la dette allemande par un concours mondial et renouer des relations avec l’Allemagne » pour éviter « le cataclysme universel ». Ces propositions se heurtent alors à « un bain de mensonges » qui trompe complètement l’opinion publique.

  1. B. a l’art du portrait ; assistant à une représentation du Mariage de Figaroavec Cécile Sorel, il s’étonne d’abord, après l’avoir « quittée presque vieille, marionnette tragique, dans sa lutte de Célimène quinquagénaire », de la voir « rajeunie de 15 ans » et « Telle qu’elle est dans son faux, elle est impressionnante et belle » : passage de la chirurgie esthétique. Observateur sans complaisance, il transpose les attaques de Beaumarchais dans Le Mariage de Figarode l’insolence de la naissance à celle « l’argent gagné par la catastrophe [ = la guerre] », relevant que tous les possédants du Cap Martin recevraient sans doute la Légion d’honneur : « C’est le triomphe de l’argent ».
    Des innovations de son temps, il rejette violemment le téléphone qui permet à n’importe qui de « violer votre logis pour vous dire n’importe quoi ». Résolument opposé à ce nouvel « esclavage », il connaît heureusement un lieu à l’écart des mondains et de leur grossièreté, « de la brutale et stérile actualité », le Louvre, sa « chère patrie ». Il se trompe beaucoup sur les faits sociaux ; ainsi, en 1921, il imagine que la servitude des pauvres est en voie de disparition en voyant, ­ prétend-il, « des porteuses de pain qui portent des robes de soie à la dernière mode (...). La voilà, la grande révolution. » Mais s’il pense qu’il fera chez lui « le ménage lui-même », il admet que, reçu dans des demeures luxueuses il est servi « par des laquais en livrée ». Il manifeste   d’ailleurs son goût pour les invitations de ceux dont il n’est pas entièrement dupe ; il énumère avec gourmandise les titres et parfois la généalogie de ses hôtes, et à d’autres endroits dit le vide, souvent, de ce milieu. Le préfacier le voit qui « ne croit ni en personne ni en rien, si ce n’est à la vertu salvatrice des formes classiques. »
  2. B. se plaît, dit-il, à étudier la psychologie de ces oisifs qui le reçoivent. Il a souvent la dent dure et fustige, par exemple, la romancière américaine Edith Wharton qui, installée à Hyères au milieu d’une petite société « bien née », « se croit une divinité » et rejette une fille mère — née avec une particule... Il s’amuse des réactions de l’abbé Mugnier*qui était « tout émerveillé » d’avoir assisté à un mariage dans la grande bourgeoisie : « Tant de belles dames ! tant de toilettes, des Fragonard ! » Il décrit, sévèrement, Gautier-Villars, écrivain sous le nom de WiIly, « tombé si bas qu’il était devenu le barnum du lesbianisme » après avoir applaudi « sa femme [Colette] demi-nue, dans une scène ignoble avec la Marquise de Belbeuf » au Moulin Rouge ; avec un peu d’ironie, il ajoute que Colette a épousé ensuite Henry de Jouvenel, directeur du « puissant journal Le Matin» et est considérée « génie littéraire »(sic).
    Dans cet univers où l’apparence compte plus que tout, il est impossible d’être accepté si l’on n’appartient pas à la bonne société ; Anatole France est reçu par une "Madame de", mais il a épousé sa gouvernante qui, auparavant, était femme de chambre chez une autre "Madame de" : comment se comporter ? Bac défend l’écrivain pour sa manière de mettre en avant son épouse. Un de ces « risibles parasites » lit dans une réunion le texte antisémite, Les protocoles des sages de Sion et les nantis qui l’écoutent imaginent immédiatement que leur voisine juive, Mme Stern, appartient au complot qui veut diriger le monde. Ils viennent cependant chez elle lorsqu’elle reçoit le roi de Suède. Ils ignorent à peu près tout de ce qui est au-delà de leurs occupations : « Il y a les thés de Madame Mühlfeld [qui tient un salon littéraire]. Voilà qui existe »

Ce Livre-Journal, quand on met de côté l’avalanche de noms de notables et gens fortunés, renseigne avec précision sur les milieux sociaux que fréquentaient beaucoup d’écrivains : la littérature n’est pas hors du monde et il est intéressant d’avoir le témoignage d’un contemporain qui consignait quasi quotidiennement ce qu’il voyait et entendait. Des points de suspension dans le texte indiquent que Lawrence Joseph n’a pas tout conservé ; ses notes éclairent toujours à propos de personnages et d’événements que notre époque a oubliés, les photographies de quelques personnes évoquées, de lieux transformés par Bac ainsi que ses dessins, complètent heureusement la préface.

 

* L’abbé Mugnier (1853-1944), avait plus d’occupations mondaines que d’activités religieuses. Il a écrit un Journal de 1879 à

 

Ferdinand Bac, Livre Journal 1921, Édition établie, préfacée et annotée par Lawrence Joseph, Éditions Claire Paulhan, 2022, 368 p., 29 €. Cette recension a été pub liée par Sitaudis le 28 avril 2022.