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08/07/2022

Camille Loivier, les lignes indéfiniment se poursuivent

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             les lignes indéfiniment se poursuivent

 

mais les lignes transversales — les branches des arbres qui passent au-dessus des murs, les rivières qui courent au-dessous des ponts, les ronces qui vont partout comme les bêtes à quatre pattes, les oiseaux qui sillonnent le ciel bas tout à leur aise, les nuages, les éclaboussures, les brises — ne nous ont pas encore traversée, elles continuent prises dans leur élan de s’éloigner, vers l’ubac et vers l’adret

 

si l’image de l’éléphant, si les sonorités du piano nous ont éloignée transversalement de notre route bordée de murs longs et étroits, au moins aurons-nous écrit, au moins cette durée vaine de vie aura été comblée par cette écriture qui n’a  pas plus de sens que les tracés des vers de bois sous l’écorce desquamée, qui nous semblaient  une écriture des temps reculés, quand les humains n’étaient pas encore des humains, et qu’ensuite nous n’avons fait que penser à cette écriture des vers sur le bois, nous nous sommes résignée à l’écouter, à la retranscrire, à refuser son silence et son insignifiance, à espérer qu’elle retienne notre mémoire

[...]

 

Camille Loivier, les lignes indéfiniment se poursuivent, dans la revue de belles-lettres, 2022, I, p.77.

07/07/2022

Wolfgang Hilbig (1941-2007), Six poèmes

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                        Le seuil

 

La lune blanc vase de nuit se déversait

et j’ai sans lutter abandonné toutes mes couleurs 

là où des âmes épuisées se reposent près des bords

à la sortie du faubourg

                                     des dames blanches

qui se reposent près des eaux qui ne sont pas terrestres

qui errent dans des brouillards sans cesse variant leur densité

près d’accotements où l’on n’échappe guère à une peste

de taillis sournois et d’aulnes buissonnants pâles comme cadavres et où tombent des rires — de ventres tailladés de la terre —

rires de trolls et de lémures poussés dans du sable froid.

 

Cette pente de la route était déjà le bord des mondes

où je cherchais le large et ne l’ai pas gagné —

pas avant d’être vidé de mon sang debout sur mon seuil.

 

Wolfgang Hilbig, Six poèmes, traduit de l’allemand par Bernard Banoun, dans La revue de belles-lettres, 1022, 1, p. 119.

06/07/2022

Elke Erb, Sonance

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Ça, on ne le sait pas.

On ne sait pas. Ça se pourrait bien.

Laisser tranquille.

 

Les oiseaux aussi de manière préexistante.

Le grand piano. Le grand piano ouvert

à tout. Pianogrosso. Lui,

 

le grand piano ouvert à tout et

omniscient. Grand. Lui. Grosso

piano.

 

Il est dans le coin. Front.

Les touches jaunes et bleu de Stockholm.

Ère glaciaire. On ne sait pas.

 

Ou ère glaciaire intermédiaire.

Régnant aussi de loin. Le merle retentit.

Les petits chats miaulent encore à peine.

 

Elke Erb, Sonance, traduction de l’allemand

Vincent Barras, dans L’Ours blanc, n°33, 2022.

05/07/2022

Louis Aragon, Blanche ou l'oubli

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Le bruit court qu’on nous ménage une surprise littéraire...murmurait vers cette époque-là, et ma parole : avec courtoisie (je n’y puis rien, c’est le texte), le bibliothécaire quaker d’Ulysses, vous savez Ulysses ? Joyce, oui. La mode n’en vint qu’un peu plus tard, de Joyce, j’entends. En 1922, tout le monde ne lisait pas ce Fantômas-là en feuilleton dans Little Review, à Paris. Et, bordel or not bordel, personne ne vous demandait sue un ton un peu méprisant des jeunes filles qui ont eu des relations : alors vous n’êtes même pas judoka ? Non. Il y avait un restaurant rue des Moulins : il me fallait économiser un mois pour y offrir à la personne concernée, avec collier de perles ou pas, des rognons au madère, sans la moindre allusion de ma part.

 

Louis Aragon,  Blanche ou l’oubli, dans Œuvres romanesques complètes, V, Pléiade/Gallimard, 2012, p. 435.

 

04/07/2022

Ecorces

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03/07/2022

Jacques Dupin, Rien encore, tout déjà, dans L'Esclandre

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oubli obligé d’un vocable dissipé dans l’air

ni mouche ni femme ne l’ayant piqué

il s’allonge il dort de a belle mort

et la lune au-dessus de la phrase noire

se détache de la feuille comme l’impossible

de son écart — ou de ton sourire

j’ai vu de très petits papillons blancs sur tes lèvres

réticentes, ils empêchaient les mots

d’accourir, et la foudre, et l’épervier, de fondre

— ayant cessé de croire au cendrier de l’enfance

le poème ne se lève qu’en s’arrachant

de votre emmêlement tenace, motte de chiendent

tresse et détresse de la lumière

 

Jacques Dupin, Rien encore, tout déjà, dans L’Esclandre,

introduction Dominique Viart, P.O.L, 2022, p. 123.

02/07/2022

Jacques Dupin, Chansons troglodytes, dans L'Esclandre

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le fracas des volets qui s’ouvrent

le premier rayon de soleil

une aube de mai sans nuages

 

mais le plafond craquelé

la fluidité de la langue

la rosée qui s’évapore

et les violettes que je sais

 

Jacques Dupin, Chansons troglodytes,

introduction Dominique Viart,

P.O.L ; 2022, p. 73.

 

01/07/2022

Jacques Dupin, De nul lieu et du Japon, dans L'Esclandre

jacques dupin,de nul lieu et du japon,espace,théâtre

Tendre est la sonorité

de la flèche décochée dans l’eau

 

concentration de la folie

parmi l’espace froissé

 

une ombre voyelle se loge

sous la corde qui se tned

 

une théâtre d’ exactitude

écarte les plis de l’eau

 

Jacques Dupin, De nul lieu et du

Japon, dans L’Esclandre, introduction

Dominique Viart, P.O.L, 2022,

p.197

30/06/2022

Jacques Dupin, L'Esclandre

 

d’une ombre qui chavire dans la douceur

le temps n’est plus où je me souvenais du temps

des lieux mal-dits, des trahisons, des couleurs

devant le soleil nous comparaissions sans chemise

un soleil chargé de fruits, entre le dénuement

de l’idiot de l’arrière-pays et ce qui surgit

d’un œil vide — un volcan toujours,

une apostasie, loin dehors, près dedans

un printemps sans hannetons, sans fils de la Vierge

le pré jaune de la folie, la langue fendue

dans le neutre, un massacre, un sacrifice

l’homme ouvert que j’affectionne et que je dis

ses traces et lui sans fin disparaissent

 

Jacques Dupin, Rien encore, tout déjà, dans L’Esclandre,

introduction Dominique Viart, P.O.L, 2022, p. 112.

29/06/2022

Pierre Chappuis, En bref, paysage

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Surgissent. Ont surgi. Hêtraie une fois encore (de quel attrait donc ?), vaste, aérée.

 

Ont jailli, jaillissent à la verticale d’un seul et même mouvement, en foule, jeunes, élancés, sveltes et droits, fusées immobiles rivalisant de hauteur pour, au sommet, mêler leurs branches.

 

À tire-d’aile, cinq, six canards tracent d’un seul élan, poème, une ligne droite. Invariable, l’intervalle entre chacun d’eux. Leur vol : sûr et néanmoins comme déhanché.

 

Pierre Chappuis, En bref, paysage, Corti, 2021, p. 37.

28/06/2022

Thierry Romagné, Fruits fendus

 

Des grappes de raisin encore

vert comme les yeux d’une rousse

de ma connaissance

ta mère, mon fils

les pommes d’api rouges

des joues d’une femme tapie des jours

dans l’instant allongée dans l’ombre

 

le fruit qui tombe

le taon qui gronde

parmi les oranges désirées

et les poires noires

charnues fessues

des bords de la mer Morte

 

Thierry Romagné, Fruits fendus, dans

Rehauts 46-47, printemps 2021, p. 23.

27/06/2022

Robert Desnos, Contrée

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Le paysage

 

J’avais rêvé d’aimer. J’aime encor mais l’amour

Ce n’est plus ce bouquet de lilas et de roses

Chargeant de leurs parfums la forêt où repose

Une flamme à l’issue de sentiers sans détours.

 

J’avais rêvé d’aimer. J’aime encor mais l’amour

Ce n’est plus cet orage où l’éclair superpose

Ses bûchers aux châteaux, déroute, décompose,

Illumine en fuyant l’adieu du carrefour.

 

C’est le silex en feu sous mon pas dans la nuit,

Le mot qu’aucun lexique au monde n’a traduit,

L’écume dans la mer, dans le ciel ce nuage,

 

À vieillir tout devient rigide et lumineux,

Des boulevards sans noms et des cordes sans nœuds,

Je me sens me roidir avec le paysage.

 

Robert Desnos, Contrée, dans Domaine public, le point

du jour, Gallimard, 1953, p. 391.

 

26/06/2022

Albane Prouvost, renard poirier

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Comment lire le dernier livre d’Albane Prouvost, au titre aussi déconcertant que ceux des livres précédents, meurs ressuscite (P. O. L, 2015), publié quinze ans après ne tirez pas camarades (Unes, 2000) ? Les relire à la suite laisserait penser qu’ils ont été écrits l’un à la suite de l’autre. Nul besoin d’être très attentif pour repérer une forme particulière de répétition ; « le léger trouble de l’horizon / le léger trouble de l’horizon /nous posons les pieds sur une terre plate / nous posons les pieds sur une terre plate » (ne tirez pas camarades, p. 24), « cher renard au cœur de poirier / aussi cher renard au cœur de cerisier / puisque je t’autorise // « cher renard au cœur de poirier / aussi cher renard au cœur de cerisier / puisque je t’autorise » (meurs ressuscite, p. 45), « avez-vous des questions renards embrasés ? /// renards embrasés posez vos questions /// avez-vous des questions renards embrasés ? / renards embrasés posez vos questions » (renard poirier, np).
Le plaisir de relire les trois livres conduit à les rapprocher encore par la persistance des références à la littérature soviétique des riches années 1920, respectivement Maïakovski, Essenine, Chklovski (sont aussi présents Leopardi et Milosz), Khlebnikov, Mandelstam (aussi Pouchkine), Mandelstam enfin avec un vers en exergue, « le poirier a tiré sur moi ». On note enfin que quelques mots (maison, pommier, cerisier, renard, neige, etc.) sont présents dans les trois livres, comme des pierres qui s’assemblent pour construire un édifice différent chaque fois, mots « voix de la matière » pour Mandelstam ("Cahiers de Voronej"). L’écriture reprend pour les utiliser selon d’autres combinaisons des mots qui n’ont pas pour fonction de désigner — le mot n’est pas la chose — et, pour citer encore Mandelstam, « Tous les mots se valent » ("Simple promesse"), d’où dans renard poirier des propositions comme « le plus petit poirier du monde est un renard cramoisi ». Écartons le type "Un mot pour un autre", les règles de Jean Tardieu de substitution n’ont pas cours ici.
Il est d’autres liens entre les trois livres, le plus visible est la quasi absence de ponctuation : ne subsiste que le point d’interrogation et l’espacement des vers ou des groupes de vers dans la page. L’opposition de termes, comme dans « meurs ressuscite », est présente sous une autre forme à l’ouverture du dernier livre, (« renard sans renard entre dans la bonne maison ///pas un renard pas une maison »). Cependant les allusions à ce qui renvoie au monde extérieur à l’écriture sont rarissimes ; « irradié » qualifie « poiriers » et « vie » et, non intégrables dans la série « renard-maison-poirier, etc », « bénédiction » et « (fleurs) hassidiques ».

Si le lecteur relève la continuité d’écriture, c’est qu’en effet tout se passe comme s’il fallait recommencer ou poursuivre chaque fois : l’exergue (pris dans Mandelstam), à sa manière, indique la relation avec meurs ressuscite, « le poirier a tiré sur moi » — phrase déconcertante pour le lecteur qui aborde Albane Prouvost. On lit un livre inachevable, ou plutôt un livre qui à intervalles réguliers (2000, 2015, 2022) peut être recommencé avec à peu près les mêmes mots associés différemment. La structure du texte est claire : le texte n’avance pas linéairement mais, par jeu de répétitions et variations ; le premier mot se combine avec un autre mot, puis une autre est introduit, puis un autre... : "renard + maison + raison + neige + couronne + poiriers, etc". On comprend que si l’on dessinait cette structure on obtiendrait une spirale, c’est-à-dire la figure primordiale dans l’univers, de la cochlée à la coquille de l’escargot — et à la Voie Lactée.

En même temps, l’avancée par reprises et variations évoque aussi par sa structure le Boléro de Ravel où après la caisse claire vient le hautbois, le cor, la clarinette, le basson, etc. On connaît des structures analogues dans les chorégraphies de Merce Cunningham et Lucinda Childs sur la musique de Philip Glass — après une première combinaison très simple de pas, un nouveau geste, un nouveau pas, etc. Mais, hors cette similitude structurelle, la poésie d’Albane Prouvost est une œuvre littéraire — que l’on voudrait entendre lue ! — et non une partition. Sauf à voir dans toute poésie moderne un assemblage de notes. Si l’on examine dans le détail renard poirier, on    prend réellement plaisir à reconstruire l’entrelacs des combinaisons, les séries fondées sur le changement de consonne (maison/raison/saison) les termes opposés (entrer/reculer), les phrases transformées qui entreraient aisément dans un manuel d’apprentissage de la langue (« le poirier demande une preuve /quelle preuve demande le poirier ? »), etc. ce qui nourrit la construction en spirale.

L’éditeur a suggéré l’absence de pagination, aussitôt acceptée par l’auteure : le livre en effet n’a pas de fin, les derniers vers suggèrent la possibilité de poursuivre l’écriture avec les mêmes éléments : « renard de toutes les barrières // entre // renard de toutes les barrières fleuries // entre // bienvenue renard fleuri ». La poésie     d’Albane Prouvost paraît sans doute déroutante à certains lecteurs, elle ne l’est pas plus que celle, par exemple, de Pierre Alferi ; elle rappelle — trop fortement ? — que les mots ne sont pas les choses, que ces mots associés d’une certaine manière peuvent restituer la figure du monde vivant — autre approche de la réalité —, que la poésie n’est pas (seulement...) faite de sentiments, mais de mots.

Albane Prouvost, renard poirier, La Dogana, 2022, n.p., 25 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 23 mai 2022.

 

 

25/06/2022

Robert Desnos, Domaine public

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L’oiseau mécanique

 

L’oiseau tête brûlée

Qui chantait la nuit

Qui réveillait l’enfant

Qui perdait ses plumes dans l’encrier

 

L’oiseau pattes de sept lieuess

Qui cassait les assiettes

Qui dévastait les chapeaux

Qui revenait de Suresnes

 

L’oiseau l’oiseau mécanique

A perdu sa clef

Sa clef des champs

Sa clef de voûte

 

Voilà pourquoi il ne chante plus.

 

Robert Desnos, inédit, dans Domaine public,

1953, le point du jour/Gallimard, 1953, p. 359.

24/06/2022

Robert Desnos, Les Portes battantes

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Les sources de la nuit

 

Les sources de la nuit sont baignées de lumière

C’est un fleuve où constamment

boivent des chevaux et des juments de pierre

en hennissant.

 

Tant de siècles de dur labeur

aboutiront-ils enfin à la fatigue qui amollit les pierres ?

Tant de larmes, tant de sueur

justifieront-ils le sommeil sur la digue ?

 

Sur la digue où vient se briser

le fleuve qui va vers la nuit

où le rêve abolit la pensée.

C’est une étoile qui nous suit.

 

À rebrousse-poil, à rebrousse-chemin,

Étoile, suivez-nous, docile,

et venez manger dans notre main.

Maîtresse enfin de son destin

et de quatre éléments hostiles.

 

Robert Desnos, Les Portes battantes, dans 

Domaine public, 1953, le point du jour/Gallimard,

1953, p. 307.