28/05/2022
Jack Kerouac, Mexico City Blues : recension
Le centenaire de la naissance de Jack Kerouac a remis en librairie plusieurs de ses ouvrages, dont Mexico City Blues, seul livre de poèmes édité de son vivant. Écrit au mois de juillet 1955, publié en 1959, Mexico City Bluesa paru en français en 1976 (Christian Bourgois), traduit par Pierre Joris et c’est cette traduction qui est reprise. Le livre est une longue suite divisée en 242 chorus, qui se voulait en poésie ce qu’était l’improvisation en jazz. Le préfacier, Yves Buin, définit l’ensemble comme « Écriture spontanée qui exige la désinhibition, l’absence de censure, l’usage des processus de l’automatisme et de l’association libre ». Ces principes étaient pour l’essentiel partagés par un groupement d’écrivains réunis sous le nom de Beat Generation (nom introduit par Kerouac), qui comprenait notamment William Burroughs, Gregory Corso, Allen Ginsberg ; ils sont tous présents dans les chorus, avec un aîné, William Carlos Williams, et des écrivains classiques comme William Blake et Samuel Johnson, Pope et Oscar Wilde.
Les poèmes rendent aussi hommage à de grandes figures du jazz des années 1950, en particulier à Charlie Parker, considéré par Kerouac comme « le Musicien Parfait », « un grand musicien et créateur de formes », « Musicalement aussi important que Beethoven / Mais sans être reconnu comme tel ». Comment restituer le rythme du jazz avec des mots ? Kerouac use de vers très courts et abandonne souvent la cohérence, la logique du discours, ce qui peut correspondre à l’improvisation du saxophoniste ou du pianiste : « As-tu vraiment besoin / du mot juste / As-tu vraiment besoin / Évidemment c’est / Complètement stupide ». La question du sens ne doit pas se poser, ce qu’affirme clairement Kerouac, « Ne cherche pas le sens », et qu’il met en œuvre, par exemple dans ces vers : « Pan Matador / Pazatza cuaro / Mix-technique / Poop / Indio / Yo yo catlepol / Hurlement lune / Indien / Ville & Cité ». À l’improvisation qui n’est pas réglée dans le temps peut correspondre l’énumération, procédé très fréquemment employé dans les chorus ; mais elle est également imitée quand, dans une suite, un fil relie les mots : à partir de « aigre-doux » on passe à « chou », puis « soupe au chou » et « choucroute ». La traduction ne rend pas complètement compte de l’influence de la musique et il est intéressant de relire les poèmes originaux :
I know I am dead
I wont camp. I’m dead now.
What am I waiting to vanish ?
The dead dont vanish ?
Go up in dirt ?
How do I know that I’m dead.
Because I’m alive
And I got work to do
Oh me, Oh my,
Hello - Come in –
(dernière partie du chorus 235)
À côté de cet aspect, dominant, pour être en phase avec le jazz, Kerouac ne néglige pas des formes plus classiques, avec même celle du récit, par exemple pour rendre hommage à Charlie Parker. Cependant, le récit entrepris sur un sujet (« Mais maintenant je vais décrire / les fous que j’ai connus ») s’engage sur une autre voie, introduisant la mère, puis la langue se dérègle (« et plouffant et / blouffant ») et la possibilité du récit est rejetée, il n’a pas sa place dans les chorus : « c’est facile de devenir fou / parfois je deviens fou. Ne peux continuer mon histoire, / j’écris en vers. / Pire / N’ai pas d’histoire, rien que des vers ». Rapportant à sa manière un extrait du Satiricon de Pétrone, Kerouac le termine par « Est-ce vrai ? » et conclut « Petronius Arbitum - / élégant pédé, / mon cher » [pour Petronius Arbiter].
Toute la vie de Kerouac s’engouffre dans Mexico City Blues, les souvenirs d’enfance, la mère et le père, la nécessité de l’écriture, les angoisses. Beat signifiait « brisé, défoncé » et, dans la langue des exclus, être beatimpliquait le refus de la société américaine. Cette mise à l’écart volontaire a été liée pour Kerouac à l’usage de la drogue et, surtout, de l’alcool, et a entraîné une difficulté de vivre qui s’exprime crûment parfois dans les chorus, « Merde et misère / Je souffre absolument / attendant sans merci / Que le pire arrive, / Je suis complètement perdu / Il n’y a pas d’espoir », « Et tout est foutu sur cette scène ». Une sortie existe cependant, la tentative d’atteindre le Vide et le Rien — mots récurrents dans les chorus — du bouddhisme, religion à laquelle Ginsberg l’a initié. Le livre est nourri de références à la religion et ce n’est pas l’aspect le plus attachant aujourd’hui. Des vers ramassés rappellent le fond de la doctrine, « c’est que / rien / naît vraiment / ni meurt », doctrine qui est condition d’équilibre : « Ce qu’il me faut Solide dans / Ma tête l’image du Bouddha ». Les musiciens admirés par Kerouac ne peuvent qu’être associés au bouddhisme et, d’abord, le premier d’entre eux, « Charley Parker ressemblait à Bouddha ». Écrire à propos de la religion est par ailleurs présenté comme la tâche la plus utile, « Alors que dois-je faire / À part écrire cette poésie / Instructive ».
On peut ne pas apprécier ces chorus qui exhortent à « suiv[re] le vide » et à lire des dizaines de fois « Tathagata », l’une des épithètes de Bouddha ; on (re)découvre avec beaucoup d’intérêt le lyrisme sans limite de Kerouac s’essayant avec succès à écrire comme s’il improvisait au saxophone alto : il faut l’entendre lire ses chorus. Yves Buin dit justement que « coexistaient en lui la nostalgie précoce de l’infini et la marginalité libertaire ».
Jack Kerouac, Mexico City Blues, traduction Pierre Joris, préface Yves Buin, Poésie/Gallimard, 2022, 270 p., 10,60 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 23 avril 2022.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jack kerouac, mexico city blues | Facebook |
27/05/2022
Jean de La Fontaine, Fables, 8, XXIV
L’éducation
Landon et César, frères dans l’origine,
Venaient de chiens fameux, beaux, bien faits et hardis,
À deux maîtres divers échus au temps jadis,
Hantaient l’un les forêts, l’autre la cuisine.
Ils avaient eu d’abord chacun un autre nom ;
Mais la diverse nourriture
Fortifiant en l’un cette heureuse nature,
En l’autre l’altérant, un certain marmiton
Nomma celui-ci Laridon :
Son frère, ayant connu mainte haute aventure,
Mis maint Cerf aux abois, maint Sanglier abattu,
Fut le premier César que la gent chienne ait eu.
On eut soin d’empêcher qu’une indigne maîtresse
Ne fît en ses enfants dégénérer son sang :
Landon négligé témoignait sa tendresse
À l’objet le premier passant.
Il peupla tout de son engeance :
Tournebroches par lui rendus communs en France
Y font un corps à part, gens fuyants les hasards,
Peuple antipode des Césars.
On ne suit pas toujours ses aïeux ni son père :
Le peu de soin , le temps, tout fait qu’on dégénère :
Faute de cultiver la nature et ses dons,
Ô combien de Césars deviendront Laridons !
Jean de La Fontaine, Fables, 8, XXI, préface
Yves Le Pestipon, édition Jean-Pierre Collinet,
Pléiade/Gallimard, 2021, p. 177.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean de la fonbtaine, fables, l'éducation | Facebook |
26/05/2022
Judith Chavanne, Peut-être des lis
Ce jour, tout ce qui te restait de vie
c’étaient deux grands oiseaux noirs effarés,
noirs dans tes yeux comme presque la folie.
Et ton effort devant nous était de retenir
ces oiseaux qui battaient des ailes, fébriles :
qu’une fois encore, quelques minutes
(nous étions tous réunis au pied du lit)
ils te tiennent lieu jusqu’à nous
de regard, jusqu’aux plus jeunes surtout...
Et puis, de nouveau seule dans la chambre,
tu les laisserais partir — puisqu’ils le voulaient.
Judith Chavanne, Peut-être des lis,
le bois d’Orion, 2022, p. 23.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : judith chavanne, peut-être des lis, agonie, corbeau | Facebook |
25/05/2022
Liliane Giraudon, Le travail de la viande
(...) j’ai eu envie de marcher
dans de l’herbe
et je me suis demandé pourquoi
il devient si difficile
de tout simplement marcher
dans de l’herbe
russe ou française
la soviétique n’existant plus
puisqu’il n’y a plus
d’Union soviétique
il n’y a plus d’herbe soviétique
mais Poutine est devenu
l’allié de Bachar el-Assad
ensemble ils bombardent
et affament la Syrie
là-bas comme ailleurs
ici bientôt peut-être
les grandes puissances ont délivré
au régime une licence pour tuer
il y a peut-être un lien
entre déni de crime
et déni de révolution
Liliane Giraudon, Le travail de la viande,
P. O. L, 2019, p. 78-79.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : liliane giraudon, le travail de la viande, crime, révolution | Facebook |
24/05/2022
Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien
Mon « corbeau » resté sur le fil (la ligne s’amenuise),
le son noir et ses ailes trompeuses acheminent,
lorsque loin tu parais encore, l’ombre tenace.
Tu es sur le rempart, la falaise qui s’effondre.
Le corbeau, son bec,
ton sur ton cassé, les syllabes emmêlées
des brins tordus de l’hiver. Il a neigé,
plis rien n’est perçu. L’indistinct porté
dans son vol, son cri.
Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien,
l’herbe qui tremble, 2022, p. 73.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : isabelle lévesque, je souffle, et rien, corbeau, cri | Facebook |
23/05/2022
Christophe Esnault, Aorte adorée : recension
Le thème de la mort, depuis Villon, traverse l’histoire de la poésie, il a fortement évolué depuis les poètes chrétiens de la fin du XVIe siècle qui exhortaient les lecteurs à ne pas craindre de mourir puisqu’ils connaîtraient la vie éternelle. Rien ne devrait effrayer le chrétien, que l’on relise les sonnets de Jean-Baptiste Chassignet, ceux de Sponde qui écrit : « Pour vivre au Ciel il faut plustost mourir ici »*.
Cinq siècles plus tard il n’est pas sûr que la promesse d’une vie dans l’au-delà, ou sa croyance (toujours vive) soit un motif de consolation et, par ailleurs, une manière distante de considérer la fin a pris une place importante, au moins dans la littérature, notamment avec le thème du suicide. On pense à la longue liste des manières de mourir et de se faire disparaître dressée par Jude Stéfan pour clore le recueil Laures (Gallimard, 1984, p. 119-120) : « ayant vu le jour / il mourut, sa mort survint, le surprit, il / fut enterré, il décéda, succomba, il disparut, / se suicida, se noya, se pendit (...) » ("les corps"). On pense à d’autres longues listes, celles récentes des Phrases de la mort de Jean-Pascal Dubost.
Christophe Esnault se limite à 32 propositions pour recenser les manières de se suicider — la dernière donne son titre au livre —, modestie qui devrait susciter l’inventivité du lecteur pour donner une suite, d’autant plus aisément que certaines propositions n’aboutissent pas au but recherché ; ainsi le choix du mixeur pour abréger sa vie ne peut que décevoir : devant le sang qui jaillit, le prétendant au suicide risque dans son affolement d’appeler le SAMU. On sait aussi que l’ingestion de mort aux rats provoque de grandes souffrances, cette technique est donc à éviter puisque « Rechercher la douleur est une autre fête ». Restons-en donc aux moyens efficaces de se suicider.
Dans son petit catalogue, Christophe Esnault emploie quelques règles simples d’association de mots ; à « défenestration » répond « jolis sauts », jolis s’entendant à la fois comme intensif et antonyme de laid, d’où la valeur esthétique de cette manière de se supprimer dont « On minimise souvent la poétique incluse ». « Destop » (nom d’un déboucheur ménager) est en relation avec « avenir bouché ». Un suicide peut avoir des conséquences que l’on peut juger fâcheuses : un accident de voiture provoqué, gage le plus souvent de réussite, entraîne parfois d’autres morts, celle de « Gosses rieurs et désinvoltes à l’arrière / Tellement impatients de voir l’océan ». Avaler le contenu d’une pharmacie familiale ne suffit pas toujours à réaliser son rêve, « la salle de réanimation est destinée aux chanceux ». Les amoureux de littérature adopteront la méthode écologique de Virginia Woolf et entreront dans la rivière « Des galets pleins [les] poches », ou celle de Vaché et quelques autres, à condition de ne pas économiser la drogue. Certaines voies de traverse seront suivies pour qui ne serait pas complètement prêt au suicide.
On peut par exemple différer en entreprenant une psychanalyse : le mauvais état empirera, la ruine matérielle suivra et la cure se terminera par un suicide. Un autre moyen, qu’on peut estimer trop complexe pour réussir, consiste à se construire un ennemi qui, un jour ou l’autre, vous assassinera. Il existe aussi des suicides métaphoriques comme « les mauvais mariages » et il ne faut pas oublier le suicide raté et sans cesse recommencé, « la récidive est pour certains une vocation ».
Il reste à découvrir d’autres recettes avant d’en écrire d’autres. Toutes celles de Christophe Esnault ne se terminent pas tragiquement, ainsi le dernier vers du livre, dans "Aorte Adorée", exprime un renoncement au suicide pour des raisons esthétiques : « Je ne la tranche pas, elle est trop belle ».
Christophe Esnault, Aorte adorée, Se epndre et autres idées géniales quand on s’ennuie le dimanche, première édition, La Porte, 2014, Conspiration éditions, 2022, np, 7 €. Cette recension a été pubkliée par Sitaudis le 18 avril 2022.
* Jean de Sponde, Œuvres littéraires, Droz, 1978, p. 263.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
22/05/2022
Michel Leiris, À cor et à cri
En ce temps où les media occupent tous les horizons et où de leur fait nous vivons par procuration dans une large mesure, mourir c’est non seulement ne plus pouvoir parler mais n’être plus à même d’écouter et de lire les paroles douces ou aigres que, si vous êtes parvenu à i-un peu de notoriété, radio, télévision et journaux imprimés déversent temporairement sur vous. Mourir : passer gibier de presse qui n’existe plus que sur papier ou sur ondes et, en tant que personne dont les cinq sens étaient autant de fenêtres, devenir étranger à tout, faute de disposer du moindre actif ou passif de communication avec quiconque.
Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 79.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Leiris Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel leiris, à cor et à cri, mourir, média, communication | Facebook |
21/05/2022
Michel Leiris, À cor et à cri
Que le discours même le plus sensé soit incapable d’imposer silence aux méchants dont les agissements ensanglantent notre planète et, même à froid, vont à l’encontre de la justice la plus élémentaire, cela ne dévalorise-t-il pas toute forme de parole et n’incite-t-il pas à tout simplement se taire, sans que — ressort autre que l’idée trop utopique de moraliser, prêcher ou chapitrer — la réflexion sur ce qu’on peut attendre encore de la parole devienne prétexte à un autre discours. Me borner, donc, aux demandes et réponses qu’exige la vie telle qu’elle est et me garder d’ajouter à ce strict nécessaire sans relief ni visage d’élégants exercices de funambule. Mais dans quel vide intolérable m’abîmerai-je, antennes coupées, si je tenais ma langue à ce point ! Littérairement me taire : je pourrai dire aussi bien me « terrer » voire « m’enterrer ».
Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 95.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Leiris Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel leiris, À cor et à cri, parole, se taire | Facebook |
20/05/2022
Michel Lzeiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent,
âge — agite puis assagit ?
baroque — braqué, arqué, cabossé de beaux raccrocs cabrés
chaussures — assurent chaude et sèche la marche
démon — mon dé
étang — hanté
femme — affame, puis se fane
gloire — gel glauque des rois
hasard — vaste bazar !
individu — nid divin de l’unique
jazz — jase en zigzag
luxure — exalte les corps et fait que, nus, ils exultent
maladie — la dîme
norme — morne
œuvre = verrou ?
penseur — sans peur
Michel Leiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent, Gallimard, 1985.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Leiris Michel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel leiris, langage tangage ou ce que les mots me disent, jeu de mots | Facebook |
19/05/2022
Cesare Pavese, Le Bel été
À cette époque-là, c’était toujours fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour devenir comme folles, et tout était si beau, spécialement la nuit, que, lorsqu’on rentrait, mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer, qu’un incendie allait éclater, qu’un enfant allait naître dans la maison ou, même, que le jour allait venir soudain et que le monde sortirait dans la rue et que l’on pourrait marcher, marcher jusqu’aux champs et jusque de l’autre côté de la colline. « Bien sûr, disaient les gens, vous êtes en bonne santé, vous êtes jeunes, vous n’êtes pas mariées, vous n’avez pa s de soucis... » Et même l’une d’entre elles, Tina, qui était sortie boiteuse de l’hôpital et qui n’avait pas de quoi manger chez elle, riait, elle aussi, pour un rien et, un soir où elle clopinait derrière les autres, elle s’était arrêtée et s’était mise à pleurer que dormir était idiot et que c’était du temps volé à la rigolade.
Cesare Pavese, Le Bel été, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1955.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Pavese Cesare | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cesare pavese, le bel été, nuit, insouciance | Facebook |
18/05/2022
Cesare Pavese, Le métier de vivre
Faire profession d’enthousiasme est la plus écœurante des insincérités.
Il faut cherche une seule chose pour en trouver plusieurs.
La vie n’est pas recherche d’expériences mais de soi-même. Une fois découvert son propre stratus fondamental, on s’aperçoit qu’il coïncide avec son destin et on trouve la paix.
Personne ne renonce à ce qu’il connaît. On renonce seulement à ce qu’on ignore. C’est là pourquoi les jeunes gens sont moins égoïstes que les adultes et les vieillards.
La stratégie amoureuse ne peut s’employer que quand on n’est pas amoureux.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 145, 145, 167, 170, 173.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Pavese Cesare | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cesare pavese, le métier de vivre, enthousiasme, expérience, amoureux | Facebook |
17/05/2022
Cesare Pavese, Le métier de vivre
Il faut être fou et non rêveur. Il faut être en deçà de l’ordre et non au-delà.
Voici le résumé de tous les amours :
on commence en contemplant, exaltés
on finit en analysant, curieux
Se venger d’un tort qu’on vous a fait, c’est se priver du réconfort de crier à l’injustice.
Une bonne raison de se tuer ne manque jamais à personne.
La chose secrètement et la plus atrocement redoutée arrive toujours.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 74, 75, 81, 81, 82.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Pavese Cesare | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cesare pavese, le métier de vivre, folie, tort | Facebook |
16/05/2022
Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco
L’île
Chacun sait qu’Ulysse naufragé, sur la route du retour, resta neuf ans dans l’île d’Ogygie, où il n’y avait que Calypso, antique déesse.
Calypso : Ulysse, rien n’est bien différent. Toi aussi, comme moi, tu veux t’arrêter dans une île. Tu as tout vu et souffert. Peut-être un jour te dirais-je ce que j’ai enduré. Tous les deux nous sommes las d’un lourd destin. Pourquoi continuer ? Que t’importe que l’île ne soit pas celle que tu cherchais ? Ici jamais personne n’arrive. C’est un peu de terre et un horizon. Ici on peut vivre toujours.
Ulysse : Une vie immortelle.
Calypso : Immortel est celui qui accepte l’instant. Qui ne connaît plus un demain. Mais si ce mot te plaît, dis-le. Tu en es bien à ce point ?
Ulysse : Je croyais immortel celui qui ne craint pas la mort.
(...)
Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco, traduction André Cœuroy, Gallimard, 1964, p.195 et 197.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Pavese Cesare | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cesare pavese, dialogues avec leuco, ulysse, calypso, immortalité | Facebook |
15/05/2022
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Le paradis sur les toits
Le jour sera tranquille, froidement lumineux
comme le soleil qui naît et qui meurt
et la vitre hors du ciel retiendra l’air souillé.
On s’éveille un matin, une fois pour toujours,
dans la douce chaleur du dernier sommeil : l’ombre
sera comme une douce chaleur. Par la vaste fenêtre
un ciel plus vaste encore remplira la chambre.
De l’escalier gravi une fois pour toujours
ne viendront plus ni voix ni visages défunts.
Il sera inutile de se lever du lit.
Seule l’aube entrera dans la chambre déserte.
La fenêtre suffira à vêtir chaque chose
d’une clarté tranquille, une lumière presque.
Elle posera une ombre décharnée sur le visage étendu.
Les souvenirs seront des nœuds d’ombre
tapis comme de vieilles braises
dans la cheminée. Le souvenir sera la flamme
qui rongeait hier encore dans le regard éteint.
Cesare Pavese, Travailler fatigue, traduction Gilles de Van, Gallimard, 1961, p. 273.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Pavese Cesare | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cesare pavese, travailler fatigue, le paradis sur les toits | Facebook |
14/05/2022
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Terres brûlées
Le petit jeune qui a été à Turin est en train de parler
La vaste mer s’étend, cachée par des rochers,
et reflète un bleu terne sur le ciel. Ceux qui écoutent
ont les yeux tout luisants.
À Turin on arrive le soir
et l’on voit aussitôt dans le rue les femmes malicieuses,
vêtues pour le coup d’œil, qui marchent toutes seules.
Chacune travaille là-bas pour la robe qu’elle met
mais elle sait l’adapter à tous les éclairages.
Il y a des couleurs matinales, des couleurs pour faire les boulevards
et pour plaire la nuit. Ces femmes, qui attendent
et qui se sentent seules, savent tout de la vie.
Elles sont libres. On ne leur refuse rien.
J’entends la mer qui sans cesse déferle harassée par la grève.
Je vois briller d’éclairs les yeux sombres
de ces jeunes. Près d’ici la rangée de figuiers
s’ennuie désespérée sur la roche rougeâtre.
Il y en a qui sont libres et qui fument toutes seules.
Le soir on se rencontre, le matin on se quitte
au café, bons amis. Elles sont toujours jeunes.
Elles aiment les hommes vifs et au regard direct,
blagueurs et pas grossiers. Il suffit d’aller sur la colline :
elles se glissent pareilles à des enfants,
mais savent jouir de l’amour. Plus habiles qu’un homme.
Vives et élancées, même nues, elles bavardent
avec leur brio de toujours.
Je l’écoute.
Fixement, j’ai regardé les yeux du petit jeune
attentifs et tendus. Ils ont vu eux aussi une fois tout ce vert.
Quand la nuit sera noire, je fumerai ignorant même la mer.
Cesare Pavese, Travailler fatigue, traduction Gilles de Van, Gallimard, 1961, p. 97 et 99.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Pavese Cesare | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cesare pavese, travailler fatigue, terres brûlées, jeunesse | Facebook |