11/01/2022
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours
Voir à perte de vue c’est, au pied de la lettre, ne rien voir. L’absence de limites est un obstacle.
En France, le parfum par l’extrême droite, écrit Bernard G. dans Le Grand Soir. Effectivement Coty a subventionné la création des Croix de feu, l’Oréal La Cagoule..., mais je ne me souviens pas que personne — pas une association, pas une ligue — ne se soit jamais indigné du rôle joué par François Genoud, le banquier suisse, authentique nazi, exécuteur testamentaire de Hitler et Goebbels, dans le financement du FLN puis des combattants palestiniens.
Si on m’avait demandé à n’importe quel moment de cette détestable journée qui s’achève : « Qu’es-tu en train de faire ? », ma réponse aurait été la suivante : « Je suis en train de ne pas écrire ».
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, le bruit du temps, 2014, p. 47, 47-48, 58.
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10/01/2022
Le français fout le camp ! Vraiment ?
Très régulièrement, comme reviennent la grippe et, maintenant, le covid, le même discours catastrophiste s’alarme de l’« invasion » du français par l’anglais, et même par l’arabe avec les immigrés. Il y a « danger mortel » pleure l’Académie française, le français recule sur tous les fronts, lit-on ici et là (y compris sur Sitaudis !). Au secours ! il faut sauver, protéger notre langue (la mettre sous cloche ?), et les doctes d’occasion se répandent en chroniques et en ouvrages contre l’agression, l’attaque, la pollution, la dégradation, la perdition, etc. de « notre » belle langue française — que recouvre ce « notre » ? Quelqu’un n’a même pas hésité à donner à son livre le titre de Notre langue française.
Ces prises de position sont, clairement, politiques. Sont mis en cause, à des doses variables selon l’auteur, l’anglais, la mondialisation, l’Europe, les migrants, l’internet, les médias, les réseaux sociaux, l’argot, les jeunes (qui ne savent plus rien, c’est bien connu), les SMS, etc. Les donneurs de leçon oublient, ou plutôt, ne savent pas du tout que déjà au XVIe siècle de bonnes âmes se lamentaient à propos de la dégradation de la langue, cette fois c’était à cause du latin et, pour faire un bond dans l’histoire, les mêmes ignorent que les ouvrages type Dites... Ne dites pas se multiplient après 1800, et les défenseurs de la tradition s’obstinaient à écrire -oi pour -ai dans les conjugaisons. Qui ne connaît pas un de ses contemporains qui rejette les dictionnaires d’aujourd’hui (Larousse ou Robert, peu importe) et ne jure que par le Littré (1863-1872, première édition), passionnant pour l’histoire, aberrant pour l’utilisateur d’aujourd’hui — Littré note encore pour fille une prononciation avec -l- mouillé, comme dans l’italien figlia, prononciation déjà disparue au début du XIXe siècle pour la plus grande partie de ceux qui parlaient le français (ce n’était pas, loin de là la majorité des Français).
Tous ceux qui poussent des cris effarouchés sur les pratiques linguistiques dénoncées comme « mauvaises » ignorent, la plupart du temps, la manière dont parlent et écrivent "les" Français ; ils se limitent à quelques exemples, toujours les mêmes, sans jamais être allés écouter parler, allés lire ces Français qui parleraient, écriraient une langue « dégradée ». Ils ont décidé qu’une partie de la population (c’est à géométrie variable pour la définition de cette partie) parle mal, écrit mal. Et leurs solutions sont parfois comiques pour la défense du français ; rions un peu : l’Académie, pour qui le français est en « danger mortel » a proposé mèl pour traduire mail, donc une simple approximation phonétique qui n’a pas d’équivalent morphologique en français ! On multiplierait les exemples aisément ; qui peut défendre chariot à côté de carriole ? honneur à côté de honorer — Voltaire s’indignait déjà de cette anomalie. Au nom de la « richesse » de la langue ? de l’étymologie ? Fadaises.
La langue n’est pas un organisme naturel, mais une construction historique, sociale, politique. L’ordonnance de Villers-Cotterêts du 25 août 1539 impose l’usage du français dans les actes administratifs à l’exclusion de toute autre langue (et non pas, l’usage général du français, comme l’a dit le Président de la République en 2017) ; certes, on pourrait y voir seulement une simplification administrative, c’était aussi fortement une affirmation du pouvoir de la monarchie. La pratique de la langue, il est encore besoin de l’écrire, n’est pas la même d’une classe sociale à l’autre, et cette pratique différente est utilisée pour faire le tri : entre ceux qui parlent, écrivent « mal » et les autres, même si on ne refuse pas le baccalauréat aujourd’hui à qui ignore l’usage du trait d’union, comme en 1900.
La langue ne se « dégrade » pas : elle change, et si l’on s’accroche au mythe d’un passé « meilleur », on refuse ses aspects historique, social et politique, nécessaires à comprendre si l’on veut penser sa vitalité aujourd’hui, apprécier sa littérature. Les ouvrages sur ces questions sont abondants, qu’on relise l’un des tout derniers parus, ô combien stimulant : Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, de deux linguistes qui savent de quoi elles parlent, Maria Candea et Laelia Véron (La Découverte, 2018). Cette chronique a été publiée dans Sitaudis le 7 décembre 2021.
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09/01/2022
Léon-Paul Fargue, Espaces
Gammes
Voix dans la chambre à côté
Derniers doigts de la musique
Longue et bleue comme une route
Saurez-vous y dépister
L’immense larme qui sonne
À l’évent de ma cachette
Et que j’attends chaque soir ?
Un petit point s’il vous plaît
Sur ma page de douleur.
La ville ouvre ses compas,
Ses couleurs, ses tire-lignes.
Sur les grèves étrangères
L’homme à l’encre sympathique
Contemple avec méfiance
Les signes de son bonheur.
Hachures de chairs qui dansent
Aux confins de la rumeur,
Cette allure verticale,
Ce saut interrogateur
Dans les rues qui se démaillent
Piétinées par les troupeaux
Que faisande le menteur,
Esprits voleurs de chapeaux,
Fantômes de caravanes,
De fatagins, de marmoses,
De réincarnés précoces,
De transfuges de la mort,
Transmissions sans ressorts
Dans les pièges osmotiques,
Dans la bouche des boutiques,
Dans la bouche de l’amour...
(...)
Léon-Paul Fargue, Espaces, Gallimard,
1929, p. 13-14.
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08/01/2022
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson
(...)
Il reste des images, où passe toute la vie la cire démenée tous les temps roses et noirs s’égrènent, chiffons, tentures, étendards qu’on a collés, Fleuve passe avec, faire un tour de ville, une descente, pousser un cri pour rire, voir après
« Ah respirer l’air d’en haut des lacs mousses gonflées jeunes, la,
bonne, odeur, de, la, nature et des bêtes »
C’était l’automne, platanes dorés,
adorées feuilles dorées, couleurs versées,
Souliers héritent, nuit veut, Supporter la foule
des Ombres c’est encore possible c’est
une pie + une autre, un gars sur un banc
du boulevard, il a mangé dans sa boite en plastique
blanc, s'est endormi, nu, soleil, petit soleil folâtrant
du boulevard
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson, Lurlure, 2021, p. 76.
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07/01/2022
Jean Pérol, Libre livre
De l’autre moitié du siècle je viens
dont le temps gris oublie déjà
tout ce qu’en fut l’âpre misère
et de nouveau le monde fait
devant tes pas fermer tes mots
retour à ceux un jour vaincus
oh très subtils les dédales
du grand jeu froid des capitales
retour à ceux qui sont jugés
sort sans pardon des bouches closes
tout justes dignes de se taire
qui pour toujours n’auront plus droit
qu’un grand oubli des cimetières
Cimetières
Jean Pérol, Libre livre, Gallimard, 2012, p. 45.
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06/01/2022
Maël Guesdon, Mon plan
Tant que je ne tourne pas la tête, rien ne bouge. Si je souffle, vous disparaissez. Si je tente de vous attraper (j’approche ma main de l’abri), vous vous éloignez, et je touche la sortie d’un monde figé, à nouveau surpris de vous voir rejoindre les mouvements que je vous prête lorsque je me retourne. Aucun de nous n’est si obstinément présent que vous, là où nous sommes. Ce geste qui vous asperge (comme pour ne plus surprendre le monde qui vit dans notre dos), combien de fois se répète-t-il ?
Maël Guesdon, Mon plan, Corti, 2021, p. 82.
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05/01/2022
Georges Lambrichs, Les Rapports absolus
L’exposition est à l’intérieur
Il arrive qu’on s’éloigne de la guerre, sans avoir épuisé son enseignement, sa traversée, comme s’il restait à entrer avec moins de précision dans la confusion qui menace sa fin. Il faut, dès maintenant, nous exercer à la faier durer. L’esprit ne se connaît pas tant de façons pour se libérer, il est sûr que toute contrainte extérieure lui est une faveur. Ma is, heureusement, on n’en est pas si loin. Elle ne s’est faite qu’un peu plus sourde, à part soi, volontiers plus humaine. Nous savons, maintenant, que le reste ne vaut pas notre peine, qu’il n’y a pas en nous un élément de paix, un seul pli organique de sécurité. Rien que des replis, peut-être, interdits aux psychologies, à l’amour, à la cruauté, au pathétique, à la pauvreté.
(...)
Georges Lambrichs, Les Rapports absolus, Métamorphoses / Gallimard, 1949, p. 45-46.
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04/01/2022
Bernard Noël, L'Oiseau de craie
L’Oiseau de craie
douleur. Bonheur
c’est un oiseau de craie
sur ton visage
la montagne se déchire
Je dis caverne
et l’eau d’autrefois
bat dans tes feuilles
sueur d’images
nous avons les dents vertes
la vie remue
on creuse des tunnels sous la peau
j’aime la grotte et l’ongle
la lampe renversée
l’espace qui écoute
mais tu marches
tu marches en toi si loin
Bernard Noël, L’Oiseau de craie, dans
Œuvres, I, Les Plumes d’Éros, P. O. L,
2009, p. 37-38.
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03/01/2022
Bernard Noël, Poèmes pour en bas
Poèmes pour en bas
I
temps de mystère à fleur de peau
dans le fou rire des aisselles
les yeux font reluire un message
sous un ruisseau de chevelure
la langue lèche la pliure
à petits coups de mots muets
puis pousse la porte des dents
puis roule dans la bouche nue
parmi des jambes de silence
une aile velue se déplie
amour de la touffe et des lèvres
dans la rude ruée d’un râle
partout les poils de la lumière
-
-
-
-
-
- le dessus dessous jeté
-
-
-
-
un bruit de cœur où fond l’oreille
ô la vie la vie qui se dresse
dans le creux par elle creusé
Bernard Noël, Poèmes pour en bas, dans
Œuvres, I, Les Plumes d’Éros, P. O. L, 2009, p. 327.
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02/01/2022
Bernard Noël, Le poème des morts
Le poème des morts
1
Une ombre qu’est-ce qu’une ombre
et cette porte en est-elle une ou pas
son battant ici n’a jamais battu
de l’autre côté l’inverse du nôtre
on jette là-bas l’encrier la palette
un peu de poussière et des silhouettes
la main va par là et ne touche rien
la tête se fâche et expédie l’œil
qui plante aussitôt sa vue à l’envers
il voit le noir la parole posée
le vieil Osiris sa pauvre balance
le passé qui pond du bel avenir
le temps qui mange du jour et renaît
ainsi sans façon les métamorphoses
toute réalité est transitoire
le présent met à cuire la mémoire
et le latent s’en trouve tout nouveau
(...)
Bernard Noël, Le poème des morts,
Fata Morgana, 2017, p. 25.
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01/01/2022
Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer, ce qui nous soulève 2
Dire il est temps, c’est tout autre chose que de dire on a le temps, par exemple. Celui qui croit pouvoir affirmer qu’il « a le temps », croit, en réalité, disposer du temps ou le posséder, l’« avoir » en quelque sorte, ce qui lui permettra toutes les manœuvres subjectives, toutes les procrastinations, tous les calculs, toutes les fuites, toutes les lâchetés politiques. Mais quand il est temps — et plus encore quand il est grand temps, façon d’« intensifier ou d’accentuer l’expérience de ce temps ci — nous ne disposons plus de rien, c’est plutôt le temps lui-même qui dispose de nous, nous entraîne dans son tourbillon et nous « possède », nous investit de sa force qui est souveraineté du kairos, irruption ou éruption de l’urgence historique... La question demeurant de savoir, à chaque fois, quand et comment les subjectivités accordent leurs désirs, depuis le temps où ils se sont psychiquement formés pour comprendre, pour décider qu’il leur faut agir à temps, et donc se soulever maintenant ou jamais.
Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer, ce qui nous soulève 2, éditions de Minuit, 2021, p. 12.
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31/12/2021
Armand Robin, Le monde d'une voix
Le choix
Dans l’ère de haine et de propagande
Je veux une surface aussi grande,
Je n’ai pas besoin de vent pour élargir mes gestes,
Je n’ai pas besoin d’écho pour ébruiter mes bruits,
C’est par leur vérité que mes mots seront énergie.
Je veux qu’on me soupçonne, qu’on me calomnie ;
Je veux sur moi le poids de toute tyrannie.
J’ai choisi, pour me bâtir, d’être partout détruit.
J’ai choisi de n’avoir pas de lit,
De n’avoir aucun sommeil dans aucune nuit...
Armand Robin, Le monde d’une voix, Gallimard, 1968, p. 50.
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30/12/2021
Armand Robin, Le monde d'une voix
L'étranger
Je ne suis qu’apparemment ici,
Loin de ces jours que je vous ai donnés
Est projetée ma vie.
Malhabile conquérant par mes cris gouverné,
Où vous m’apercevez je ne suis qu’un étranger,
Gestes d’amour partout éparpillés,
Je me fraye une voix isolée, désertée.
D’une science à l’autre j’ai pris terrier,
Lièvre apeuré scrutant sur lui braqué
Le fusil savant et sûr de la destinée.
Aucune terreur ne m’a manqué.
Armand Robin, Le monde d’une voix,
Gallimard, 1968, p. 25.
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29/12/2021
André Breton, Jean Paulhan, Correspondance
La correspondance entre André Breton et Jean Paulhan, remarquable par sa durée, introduit le lecteur à des aspects mal connus des relations des surréalistes avec l’institution littéraire représentée par la Nouvelle Revue Française et permet de comprendre, malgré l’absence d’un grand nombre de ses lettres, combien les liens d’amitié avec Paulhan ont été essentiels pour Breton. En outre, on retrouve à diverses occasions le polémiste vigoureux qui a dirigé le mouvement surréaliste. Les premières années de la correspondance, les lacunes empêchent de suivre les réactions de Paulhan aux propos de Breton, c’est pourquoi l’éditrice, Claire Barthélémy, reconstruit précisément le contexte des échanges et rappelle le parcours des deux écrivains et, pour Breton, la mise en œuvre de la revue Littérature, ses relations avec Jacques Rivière qui dirigeait la NRF. Les notes nécessaires pour éclairer le contexte sont précieuses ; le sont aussi les fac-similés de lettres dans le volume et les annexes (textes de Breton, de Paulhan et de Jouhandeau liés à la correspondance), et l’on n'oublie pas les très utiles appendices (index des noms, des titres, table des illustrations).
La première lettre publiée de Breton (18 juin 1918) répond à une offre d’amitié de Paulhan, offre recopiée et envoyée à Aragon. Breton souhaite se lier avec son aîné (douze années les séparent) et l’exprime nettement ; « Vous ne savez pas encore le prix que j’attache à ce qui me vient de vous », écrit-il et, un peu plus tard, en juillet, « Vous êtes précisément l’ami que j’attendais à cette époque de ma vie ». Il considère alors que Paulhan, à qui il a dédié son premier texte publié, peut dans leurs échanges apporter des réponses à des questions littéraires qu’il se pose ; lecteur attentif de Valéry (dont il recopie des poèmes dans ses lettres), il admet les lacunes de sa lecture : « Vous tenez le sens total du poème quand je fais encore, moi, le jeu des mots ». Le premier numéro de la revue Littérature, qu’il dirige avec Aragon et Philippe Soupault, ouvre son sommaire avec un texte de Gide ("Les Nouvelles nourritures") et un poème de Valéry ("Cantique des colonnes"), mais aussi avec "La Guérison sévère" de Paulhan qui publiera dans trois numéros en 1920 "Si les mots sont des signes ou Jacob Cow le pirate". Cette étude rencontre des préoccupations de Breton, « ces pages sur les mots me sollicitent en tous sens », écrit-il à Paulhan.
De son côté, Paulhan, ce que relève Clarisse Barthélémy, « dans cette ardeur vitale, initiatique, radicale qui caractérise Breton, (...) retrouve son goût de la liberté et une forme de pureté, — ainsi, sans doute, que ses premières convictions anarchistes ». Ils avancent tous deux avec des questions analogues concernant l’expression ; cependant, la transformation progressive de la revue, qui devient le 1erdécembre 1924 La Révolution surréaliste éloigne Paulhan du surréalisme. Le projet lui-même, énoncé dans le premier numéro, ne pouvait lui convenir : « Le procès de la connaissance n'étant plus à faire, l’intelligence n’entrant plus en ligne de compte, le rêve seul laisse à l’homme tous ses droits à la liberté ».
Jacques Rivière, qui dirigeait la Nouvelle Revue Française, meurt en février 1925 et Paulhan, qui assurait le secrétariat depuis 1920, prend sa place. Les divergences entre la revue, Paulhan et les surréalistes, tant pour les choix esthétiques que politiques, s’accroissent jusqu’à la rupture, consommée par une brève lettre de Breton le 4 mars 1926, « J’ai l’honneur de vous informer que je vous tiens pour un con et un lâche » ; l’intéressé répond sur le même ton par pneu, « Il y a longtemps que vous m’emmerdez. Vous auriez dû comprendre plus tôt que je vous tiens pour aussi lâche que fourbe ». Un an plus tard, l’adhésion du surréalisme au Parti communiste, justifiée dans un tract, Au grand jour, entraîne dans la NRF une réponse d’Antonin Artaud, À la grande nuit, et un commentaire de Paulhan, sous le pseudonyme de Jean Guérin. Breton réagit par une lettre ordurière, Paulhan lui envoie ses témoins mais il refuse le duel. La rupture durera jusqu’en 1935.
L’éditrice trace à grands traits l’histoire du surréalisme pendant les années 1930. C’est la séparation d’avec le Parti communiste, dont Breton explique les raisons en 1935 dans la préface de Position politique du surréalisme, qui permet à nouveau le dialogue avec Paulhan ; il accuse notamment le pouvoir soviétique d’avoir trahi les espoirs de la révolution de 1917. Les échanges épistolaires reprennent mais, surtout, Paulhan publie Breton dans la NRF et dans Mesures, la revue amie d’Henry Church, puis prend L’Amour fou dans sa collection "Métamorphoses". Le silence reprend avec l’exil de Breton aux États-Unis à partir de 1941. Il revient en France en juillet 1946, sans pourtant rencontrer Paulhan ; ils ne se verront qu’au cours de leur engagement, pour un temps, dans l’organisation pacifiste "Citoyens du monde" initiée par Robert Sarrazac, qui fera connaître à Breton le village de Saint-Cirq-Lapopie où le poète s’installera. Ils se retrouvent pleinement sur des questions de critique littéraire, en 1949, avec la publication le 19 mai d’un faux de Rimbaud, La Chasse spirituelle, avec une préface de Pascal Pia ; le faux est défendu par une partie de la critique, par exemple avec force par Maurice Nadeau. Dès le 21 mai, Breton dénonce dans une lettre au journal Combat le « caractère particulièrement méprisable » du pastiche — la lettre n’est publiée que le 26 ; il publie la même année sur cette affaire Flagrant délit, Rimbaud devant la conjuration de l’imposture et du trucage, salué par Paulhan, « c’est une grande joie de l’esprit et du cœur que donne Flagrant délit ». Une autre affaire les rapprochera en 1960, celle de l’élection du "Prince des poètes" pour succéder à Paul Fort ; malgré ses efforts Breton, qui déteste Cocteau, n’empêchera pas qu’il soit choisi. Il semble que les échanges cessent dans le courant de l’année 1962 — Breton meurt en décembre 1966, Paulhan en octobre 1968 —, sans que l’on en connaisse vraiment la raison.
L’un et l’autre, intransigeants dans leurs choix intellectuels, se sont reconnus et rencontrés sur des questions littéraires essentielles pour eux. Breton a souvent regretté de trop peu rencontrer Paulhan et il lui écrivait en 1959, « Je mourrai sans avoir compris pourquoi vous et moi nous ne serons vus, pourtant parfois de si près, que par intermittences mais seul le sentiment de chance demeurera ». Dans le numéro de la NRF en hommage à Breton, Paulhan concluait son article par ces mots « il n’est pas toujours possible à un homme de dire ce qu’il sait. Breton est mort. Tout est à recommencer ». On lit souvent dans cette correspondance de précieux témoignages d’une vraie amitié.
Correspondance André Breton-Jean Paulhan, 1918-1962, présentée et éditée par Clarisse Barthélémy, Gallimard, 2021, 268 p., 22 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 2 décembre 2021.
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28/12/2021
Esther Tellermann, Éternité à coudre
C’est assez
soir désormais
s’incline
dans l’orage lorsque
l’un l’autre
voulions
Jérusalem.
Fournaise jusqu’aux
portes où s’inventent
les lettres
de l’autre côté
qui vient et comble
le même ?
Je voulais que
nous habillent
les aubes
nager jusques aux
bords.
Esther Tellermann, Éternité à coudre,
éditions Unes, 2016, np
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