26/01/2022
Pascal Quignard, Sur le jadis
La formulation archaïsante des proverbes soudain surgissant dans le discours actuel renvoie à un passé sans détermination et de ce fait dont l’autorité peut passer pour absolue.
Cette absence de détermination dans le passé linguistique rend la phrase abyssale.
Ce langage coalescent se concrétionne peu à peu sous la voûte du crâne et s'y suspend.
Petites voix hallucinogènes qui, glissant goutte à goutte, creusent petit à petit des chemins sur la pente vide du temps que le langage découvre.
Cette mise hors du temps du temps est un placement dans le temps des contes.
Le proverbe est de l’Il était une fois à l’instant où il se fragmente.
Pascal Quignard, Sur le jadis, Folio/Gallimard, 2004, p. 180.
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25/01/2022
Pascal Quignard, Abîmes
Le malheur est distinct du désespoir.
Le malheur consiste en la croyance au présent. Le malheureux est le corps qui exclut que tout passé puisse l’affecter. La dépression, l’acedia redoutent de façon panique le passé ressurgissant ici comme un fauve qui dévore. Le déprimé prétend vivre dans l’instant. Tout souvenir doit être évité. Il émeut trop. Toute rétrospection est fuie.
Le signe de la déréliction est l’impossibilité de souffrir le passé parce que la possibilité du bonheur tisse un lien puissant avec jadis.
Pascal Quignard, Abîmes, Folio/Gallimard, 2004, p. 168.
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24/01/2022
Pascal Quignard, Les Paradisiaques
Le nez
Dans le petit tiroir en bois de buis — ou plutôt dans son ombre quand on le repoussait — là était située la jouvence.
Le nez est le seul guide au paradis.
C’est le seul Virgile.
Il conduit aux grains de café brun foncé dans le moulin à manivelle.
Alors les yeux se portent sur la poudre extrêmement fine et odorante et noire dans le petit tiroir en bois que la main maigre et nerveuse de ma grand-mère tirait doucement,
versait doucement.
Moins d’eau chaude dans la chaussette,
meunier de café d’un autre temps,
vie divine.
Pascal Quignard, Les Paradisiaques, Folio/Gallimard, 2007, p. 204.
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23/01/2022
Pascal Quignard, Sordidissimes
Chapitre XXXIV
Lieu perdu. Objet perdu. Océan perdu. Cité perdue. Errant sans retour.
Comme Dante allait de petites cours en petites cours.
Navire sans voiles, sans but, sans astres sous les nuages,
avançant à l’aveugle dans la nuit de sa langue.
Homme qui même dans la nuit de sa langue ne s’avançant que dans le souvenir d’une nuit qui précède la nuit.
Car ils se souviennent d’une nuit d’avant la nuit, tous les hommes, poissons perdus, eau perdue, chaleur perdue, pénombre perdue.
Au gouvernail non pas un ni deux ni trois
rois
un amas de pilotes morts
les uns sur les autres, le ventre nu.
Car ils ont tous le ventre nu pour qu’ils se succèdent ceux qui se suivent dans le temps.
Pascal Quignard, Sordidissimes, Golio/Gallimard, 2007, p. 121.
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22/01/2022
Ludovic Degroote, La Digue
On a tous des soucis et tous une tête à mettre autour, on dit qu’on se sent mieux au chaud de l’impasse, le vent est coupé, l’ombre portée, on y fait des images — dans ce mouvement constant par lequel la vie nous traverse, les impasses bougent, reculent, paisiblement, jusqu’à ce qu’elles soient au bout d’elles-mêmes.
Ludovic Degroote, La Digue, éditions Unes, 2017, p. 31.
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21/01/2022
Ludovic Degroote, La Digue
Une chose, un autre, une autre encore, à nouveau, les choses posées les unes à côté des autres, les liens entre elles on croit que c’est nous, les intervalles vides entre elles, comme une pluie de nous-même sans cesse en dedans, on passe, entre les choses, à côté de soi.
Ludovic Degroote, La Digue, éditions Unes, 2017, p. 13.
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20/01/2022
Ludovic Degroote, Pensées des morts
les morts meurent encore, c’est comme une habitude, faut toujours continuer d’être un peu vivant pour terminer de mourir.
pas très pratique à vérifier, on prend la main et on la laisse tomber, on travaille sur la mâchoire, on examine l’œil en surface, on n’a pas chaque fois un miroir sous le coude.
pas très pratique, gestes empêtrés et approximatifs, poisseux, avec ce mort qui colle aux doigts, déjà devenu aussi encombrant que son corps, comme si plus comment le prendre soudain, et quoi en foutre
décidément
on n’est pas des endroits bien pour mourir
Ludovic Degroote, Pensées des morts, Tarabuste, 2002, p. 42.
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19/01/2022
Ludovic Degroote, Si décousu
Filer le présent
les murs deviennent vieux
et la hauteur des villes
passe à travers
ceux qui passent
comme sans centre
et sans murs ils passent à travers
cette brutalité du monde
qui s’enferme mal
mémoire en friche
qui les pousse à disparaître
dans la suite du temps
hors de son tour
et de ses coins
mémoire qui s’en va
filer le présent
Ludovic Degroote, Si décousu, éditions unes,
2019, p. 43.
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18/01/2022
Ludovic Degroote, Si décousu
La couture du blanc
prendre tout l’espace pour respirer
enduire le monde
toucher ta peau se touche
des deux côtés la couture du blanc
parole à demi muette
elle attend son muscle
hors de tout bord hors de tout centre
dans la hachure du temps chacun
se continue et passe oà son squelette
ici c’est ta peau
cousue au monde
moments de peau moments de monde
mobile à l’articulation des blancs
ils sont au bord de ce qui les montre
en attendant de prendre corps
toi tu circulerais dedans
l’œil déroché de son clou
Ludovic Degroote, Si décousu éditions unes,
201 9, p. 73.
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17/01/2022
Pierre Vinclair, Portrait de John Ashbery, Une cérémonie improvisée : recension
Le livre de Pierre Vinclair appartient à un ensemble qui se veut un « travail critique d’explication "avec" quelques grandes œuvres du modernisme, qui s’appuie sur une tentative d’explication "de" » ; il a été précédé en 2018 d’une lecture de The Waste Land de T. S. Eliot, accompagnée de sa traduction (Terre inculte). C’est le caractère énigmatique de l’Autoportrait dans un miroir convexe*, long poème (552 vers) éponyme du recueil de John Asbery, qui a retenu Pierre Vinclair. Il ne s’agit pas pour le critique de lire le poème comme un jeu inconnu dont il faudrait mettre au jour les règles et classer des éléments dont la liste existe déjà ailleurs ; la tâche, plus ambitieuse, vise à changer l’activité qu’est la lecture en donnant au lecteur « l’ensemble des éléments qui permettent de faire l’expérience optimale d’un texte » ; la création est conçue comme une expérience construite par tâtonnements et qui ne peut être reproduite ; il y a ce que Pierre Vinclair nomme un "effort" du texte, un travail de la forme, une fabrication qui aboutit à restituer le mieux possible quelque chose de la vie et propre à agir sur son lecteur.
C’est à un type d’approche qui laissera de côté la poétique traditionnelle qu’est invité le lecteur pour aborder l’Autoportrait de John Ashbery. En restituer le détail ici n'est ni possible ni utile, il est plus intéressant de comprendre la méthode suivie. Pierre Vinclair commence par le premier poème du recueil pour avancer quelques questions et suggérer des moyens pour ne pas s’arrêter de lire devant l’obscurité d’un poème. Chacun, par exemple, en constatant le peu de rapport entre le titre et les premiers vers, peut soupçonner que le titre a été emprunté et retrouver son origine grâce à internet. La suite de la recherche, passionnante, suppose une somme de connaissances utilisables et quand l’auteur écrit qu’il avance « naïvement » dans le poème d’Ashbery, comprenons que sont exclus les classements qui ont le plus souvent cours pour lire poèmes ou proses.
Reprenons les opérations qu’il suggère pour entrer dans un poème "obscur". On essaie d’abord de décrire les régularités, les collages, etc., puis de résumer, ensuite de comparerl’ensemble des vers à un autre texte : Pierre Vinclair retient un passage de l’Ulysse de Joyce et sa lecture par Nabokov, pour conclure à une différence capitale : Ashbery est hors de tout travail rhétorique, contrairement à Joyce. On constate les exigences de cet exercice critique, ce qu’il implique de recherches ; quand après avoir examiné sans succès le mode d’emploi interne, on passe au mode d’emploi externe, qui s’appuie sur un portrait d’Ashbery publié dans le New Yorker. La démarche est efficace, le lecteur sait maintenant qu’il n’a pas à chercher une interprétation, qu’il doit accepter ce qui lui apparaît étrange — et continuer sa lecture. Avant d’entamer la lecture de l’Autoportrait lui-même, quelques réflexions autour de l’idée de puzzle. Il s’agit de ne pas se limiter au seul poème mais de le lire comme pièce d’un ensemble, le livre ; cependant le puzzle renvoie à une image spatiale et à la possibilité d’une lecture qui peut être complète une fois les pièces assemblées, alors que, selon Ashbery, le livre devrait être lu comme une pièce musicale, le poème comme fragment d’un flux, donc dans le temps. C’est armé de ces préalables qu’est lu l’Autoportrait.
Pierre Vinclair lit le poème section par section, plus en détail la seconde (51 vers) qui est la plus brève des six. L’objectif est de rendre compte de la manière dont Ashbery brouille la lecture grâce aux ambiguïtés lexicales et syntaxiques et contraint à abandonner l’idée qu’il y aurait à chercher la (les) signification(s) du poème. Cela entraîne, sans aucun doute, une déception du lecteur qui construit difficilement, ou pas du tout, "quelque chose" de cohérent, et cette déception possible arrête l’auteur : « Je vous entends grommeler, chère lectrice, cher lecteur : Ashbery veut-il vraiment dire quelque chose à la fin ? ». Ce qui importe, c’est dénoncer des hypothèses et rechercher la signification ne devrait être qu’un prétexte. Pierre Vinclair compare cette démarche — cela paraîtra-t-il inattendu ? — à celle de l’amour ; il faudrait « penser avec son esprit en face d’un poème comme on pense avec ses doigts quand on caresse [etc.]. », soit se laisser aller en acceptant le mouvement du poème. Un point essentiel soutient la démarche, c’est ce que fait le poème au lecteur, non ce qu’a voulu faire le poète.
Ce que l’on retient de cette approche du poème d’Ashbery, c’est qu’elle ouvre d’autres voies à la lecture d’autres textes qui, chacun à leur manière, apparaissent d’accès difficile — s’ils sont immédiatement lisibles, le lecteur les abandonne comme il le fait d’un journal. On peut retenir une phrase qui résume ce que peut être la relation entre un poème et sa réception : « Ce que le poème offre à son lecteur (...) c’est (...) un rite aux gestes d’une fragilité extrême, se présentant sous la forme d’un millefeuille de vers aux relations ambigües, toujours en jeu. » Aucune lecture, en effet, ne peut être achevée et c’est pourquoi Racine est toujours notre contemporain.
La clarté de l’exposé de Pierre Vinclair, son souci d’être suivi dans sa démarche doivent inciter le lecteur à reprendre des éléments théoriques qui fondent sa lecture critique ; on lira avec profit Vie du poème (2020) et deux articles récents, "Penser l’effort des textes. Et déraciner les études littéraires avec Platon" (Le Philosophoire, printemps 2021) et "La radicale intéressante" (Lignes, octobre 2021). Pierre Vinclair, Portrait de John Ashbery, Une cérémonie improvisée, Hermann, 2021, 132 p., 22 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 13 décembre 2021.
* John Ashbery, Self-Portrait in a Convex Mirror (1975), aujourd’hui en français : Autoportrait dans un miroir convexe, Joca Seria, 2020. Le poème portant ce titre est traduit par Pierre Alferi, les autres poèmes par Olivier Brossard et Marc Chénetier qui a également écrit une postface
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16/01/2022
Ludovic Degroote, Llanover-Blaenavon
(...) devant, la route semble se perdre parmi les pierres ; l’herbe rase et le ciel de la lande au bout, arbres vaincus, pierres ruinées, ciel vert, virage qui ouvre la lande, ciel vert, la route jusqu’à la lisière, cattle grid : lande, terre verte fleurie de cailloux que la broussaille ne colore pas : pierres déboulées, roulées, écroulées de nulle part, venues là sans aucun vent d’aucune espèce ; terre verte, nue, rase, essentielle, que la route a fragilement déchirée (route libre et sans évasion possible, digue morte, effondrée) rien à voir que la lande, charnue, humaine, déchirée, la lande et puis la lande (...)
Ludovic Degroote, Llanover-Blaenavon, le phare du cousseix, 2014, p. 11-12.
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15/01/2022
Ludovic Degroote, Le début des pieds
ce qui nous manque c’est de n’avoir pas connu autre chose que la vie
nous serions autrement bien disposés
nous nous tenons debout comme des taupes
les taupes détruisent quantité d’insectes larves et lombrics chenilles ou vers blancs limaces petits rongeurs, ce sont des animaux utiles
nous sommes peut-être plus utiles en dépit de dispositions moins spécifiques
nous nous rangeons comme nous pouvons
quelquefois nous prenons moins de place
nous avons des vertus
et du travail sur le ventre
Ludovic Degroote, Le début des pieds, Atelier La Feugraie, 2010, p. 37-38.
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14/01/2022
Rémi Checchetto, Laissez-moi seul
Je sais
Je sais, oui je sais encore et toujours le soleil de mon enfance, celui de mon adolescence, soleil de mes collines, des mille mètres, le si froid d’hiver, les suées d’été, ce soleil, le même, est là toujours là, avec en lui l’écho du langage des oiseaux, le même soleil pareil, à l’identique, là, bientôt là sur les herbes de la colline, dans l’eau qui va dans son va, sur les traits de mon visage, là, loin dans ma bouche entrouverte, à me réchauffer le palais, le sang de la langue afin qu’y mûrissent les beaux mots qui vont à la rencontre des êtres et des choses.
Rémi Checchetto, Laissez-moi seul, Lanskine, 2018, p. 26.
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13/01/2022
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes
Bal de nuit
Les filles tapaient du pied ferré
sur le pré, sur le pré, sur le pré !
Les pesants peupliers s’ébattaient.
Un tertre d’étoiles sans nombre —
c’est l’œil des Tziganes dans l’ombre.
Carrosse de l’obscurité
les savates tapotaient.
Sous le nuage-éventail,
le silence, musant aux nues,
près des buttes berce le bal
et personne ne travaille
le labour de sa charrue.
Mais sous le lin, les glacis
se dressent encore, tenaces.
Par-delà la brève nuit
les déluges des yeux menacent.
(...)
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes,
traduction Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald,
1967, p. 211.
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12/01/2022
Lewis Carroll, Méli-mélo
Petit traité de civilité ou Le dîner en ville facile
Au moment de passe à la salle à manger, le monsieur donne un bras à la dame qu’il accompagne. Il n’est pas d’usage de donner les deux.
Il est très mal vu aujourd’hui de prendre le potage avec la fourchette, en laissant entendre à l’hôtesse que l’on garde la cuiller pour la pièce de bœuf.
Lorsque la viande est servie, rien ne vous interdit de la manger si le cœur vous en dit. Dans ce genre de situation délicate laissez-vous guider uniquement par la conduite des autres convives.
Nous ne conseillons pas de manger le fromage avec le couteau et la fourchette dans une main, et la cuiller et le verre à vin dans l’autre. Il y a dans ce geste une espèce de gaucherie qui ne disparaît pas totalement avec l’expérience.
Lewis Carroll, Méli-Mélo, traduction Jeanne Bouniort, dans Œuvres, Bouquins/Robert Laffont, 1989, p. 566, 567,567, 567.
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